Esthétiques  de la situation : contenu, formes et limites (extrait)
Sébastien  Biset
© (SIC), l'auteur)
Plus  que jamais concernée par l'espace de l'agir social, la  création contemporaine, en s'émancipant toujours  davantage de ses repères traditionnels, n'a eu de cesse, ces  dernières décennies, de complexifier le rapport qu'elle  entretient avec notre réalité. Des néologismes  ont tout naturellement surgi pour tenter de définir ces  pratiques de l'art que ne peut décrire et circonscrire à  lui seul le vocabulaire traditionnellement employé dans les  discours esthétiques et critiques. Les champs élargis  ne suffisant plus, et puisqu'il est nécessaire, pour  connaître un objet, de pouvoir le nommer pour mieux le  distinguer et le classer, on s'est mis à parler, plus ou  moins confusément, d'art 
in  situ,  d'
art sociologique, d'
esthétique de la communication,  d'
esthétique relationnelle, d'
art contextuel, d'art  pragmatique, d'esthétique participative ou active dans le  champs des médias ou de l'économie, de critique  artiste, d'artivisme, de 
street  art,  d'art en friche, de pratiques furtives, de cinéplastique ;  on a eu recours à des notions ou concepts empruntés à  différents champs des sciences humaines, comme  l'intersubjectivité, le non-lieu, l'interstice, le  micropolitique, le rhizome, l'écosophie, l'extimité,  l'automédialité ; on a usé et abusé  des formules génériques d'art politique et d'art  public, et on invente désormais des abréviations à  destination des administrations territoriales et des élus  politiques, comme les récents NTA – « Nouveaux  Territoires de l'Art », ou les politiques publiques en  friches –,  initiatives  inscrites dans des projets de territoires qui participent au  développement de la démocratie locale.
 Entre  un effort taxinomique propre à l'histoire de l'art et une  synthétisation rapide des perspectives et enjeux de ce type de  pratiques, le risque est de ne retenir de celles-ci que leur seul et  réducteur dénominateur commun. Il semble toutefois plus  ou moins clair qu'à ce jour aucun terme fédérateur  ne permette de désigner dans leur ensemble ces pratiques et  démarches artistiques à forte charge sociale, tant  elles diffèrent quant à leur mode opératoire et  à leur finalité. Certains s'y sont pourtant essayés,  dans des efforts d'identification et de qualification visant une  impossible exhaustivité. En témoigne la notion  générique d'art contextuel qui, nébuleuse et  imprécise, se substitue fréquemment à celle  d'art politique. Rappelons que, généralisé au  début des années 2000 par Paul Ardenne 
(i),  ce qualificatif est emprunté à l'artiste polonais 
Jan Swidzinski qui, dans son manifeste de 1976, 
L'art  comme art contextuel,  préconisait un art qui investisse le réel de façon  événementielle et qui « s'oppose à  ce qu'on exclue l'art de la réalité en tant  qu'objet autonome de contemplation esthétique » 
(ii).  Cette volonté d'insertion de l'œuvre dans le mouvement du  monde, cette détermination à la voir s'intégrer  aux espaces de l'agir social n'est pas neuve : il s'agit  de marquer, une fois de plus, l'opposition entre la théorie  moderniste de l'autonomie et l'appropriation ou expérimentation  artistique de la réalité, qui prévalait chez  certaines avant-gardes historiques et qui sous-tendait de manière  globale le projet de la néo-avant-garde. Sur un plan  théorique, et bien que dans une perspective sensiblement  différente, une telle conception avait déjà été  défendue par le philosophe pragmatiste John Dewey dès  le début des années 1930 : l'auteur de 
Art  as experience préconisait  de retrouver une continuité entre l'expérience  esthétique et les processus de la vie quotidienne. Puisque,  selon lui, les 
traits  génériques de  toute expérience « normale » – nos  activités dites « ordinaires » –  constituent la base de l'expérience esthétique,   mais s'y trouvent amplifiés ou intensifiés, le  philosophe s'efforce de décrire la nature de l'acte  artistique à partir de l'expérience commune du  quotidien. Précisons qu'à la base, l'expérience,  selon Dewey, se comprend en termes de relation, d'interaction et de  transaction. L'être humain, que ce soit à travers ses  pratiques scientifiques, artistiques, ou dans ses activités  quotidiennes, est essentiellement un 
être-en-relation,  ou, dans une terminologie écologiste, un organisme en tension  et en interaction 
avec et 
dans un environnement, qu'il soit physique, biologique ou plus  spécifiquement humain, social et culturel : « (…)  l'expérience concerne l'interaction de l'organisme avec  son environnement, lequel est tout à la fois humain et  physique, et inclut les matériaux de la tradition et des  institutions aussi bien que du cadre de vie local » 
(iii).  Autrement dit, et pour en schématiser rapidement l'idée,  l'art en tant qu'
expérience,
 selon Dewey, désigne  un art qui, affecté d'une fonction de justification et  d'intensification de l'existence, s'inscrit au cœur de cette  tension entre le vivant et son environnement 
(iv). 
 Au-delà  du fait qu'elle inaugure un nouveau rapport au réel, cette  prise en compte de l'environnement ou du contexte dans lequel l'art  se donne à vivre, autant pour la philosophie pragmatiste que  pour les artistes et théoriciens d'un art politique ou de  nature contextuelle, suggère  un statut particulier de l'œuvre d'art qui ne semble avoir de  légitimité que pour autant qu'on la dispose (
insertion dans un milieu) et qu'on en  dispose, le dispositif artistique se définissant autant par  ses effets que par ses usages. Un tel dispositif ne devient par  conséquent efficace que si l'on constate l'interaction entre  deux conditions : premièrement une « situation d'ancrage  » composée d'un ensemble d'éléments-cibles,  du lieu aux éléments qui la constituent, au sein de  laquelle s'intègre le dispositif ; deuxièmement  au minimum un agent qui explore cette situation. La situation  d'ancrage, comprise comme l'ensemble des circonstances et  conditions dans lesquelles le dispositif se 
situe,  correspond au contexte, quel qu'il soit, du 
locus artistique (
White Cube, galeries, centres, etc.) aux sites investis  extra-muros (un désert, une place publique, une trouée  urbaine, etc.), pratique à laquelle l'art 
in  situ nous a largement  familiarisés. Toutefois, une différence fondamentale  s'impose entre cette seule conception géographique de la  situation – la conception 
in  situ comme référence  au site, la localisation d'un objet 
situé – et une conception pragmatiste de la situation selon laquelle  celle-ci ne peut exister indépendamment de ses acteurs, ce qui  en fait un lieu de sens, le lieu d'un partage du sensible 
(v).  Dans le champ spécifique de l'esthétique, cette  différence se manifeste au moment où l'on constate  qu'une grande part de l'art contemporain, par une disparition  partielle du dispositif esthétique, limite l'objet de  l'expérience esthétique à cette seule situation  d'ancrage, alors appréhendée comme un espace à  activer sur les plans relationnel, interactionnel, transactionnel –  un espace à 
expérimenter,  dans le sens que lui conférait Dewey.  D'où la nécessité,  dans un premier temps, de différencier l'art en situation  d'une esthétique de la situation pour laquelle il s'agit  moins d'investir un site (la pratique 
in  situ) que d'activer une  situation.
Une  notion entre héritage et perspectives
L'intérêt  pour l'invention de telles situations s'est tout naturellement  amplifié durant la seconde moitié du XXe siècle,  puisque l'art contemporain s'est en grande partie développé  dans le sens du refus de l'autonomie que lui conféraient les  théories formalistes du modernisme. L'amplification d'un  tel intérêt ne constitue par ailleurs qu'un effet  inéluctable de la progressive dématérialisation  ou désubstantialisation de l'objet-œuvre 
(vi),  de l'impressionnisme aux arts technologiques et performatifs, ou du  déclin de l'objet d'art commenté par Frank Popper  dans le courant des années 1970. Dans son ouvrage 
Art,  action, participation,  l'auteur, examinant les œuvres de  l'
op art, les environnements cinétiques et modèles  cybernétiques de Jesús  Rafael Soto, Jacov Agam, 
Nicolas Schöffer, ou les  expérimentations ludiques en contexte urbain du 
Groupe de  Recherche d'Art Visuel,  remarquait que l'art moderne avait évolué vers une  esthétique expérientielle pour laquelle « l'essentiel  n'est plus l'objet lui-même mais la confrontation  dramatique du spectateur à une situation perceptive » 
(vii) – ce type de  situation-confrontation caractérise tout autant le minimal  art, au sein duquel l'œuvre est appréhendée comme le  lieu d'expériences perceptives liées aux déplacements  du spectateur. S'il faut compter sur cet évanouissement  partiel du dispositif artistique, en tout cas sur l'abandon  progressif de la dimension objectale de l'œuvre au profit de sa  qualité performative, on ne peut toutefois comprendre le  principe de la situation dans l'art qu'en référence  au projet et au programme situationniste – sur lequel nous  reviendrons brièvement plus loin –, mais aussi aux  aspirations de la néo-avant-garde qui, marquée par la  pensée de 
Marcel Duchamp et de 
John Cage,  a permis et généralisé, dès les années  1950 et durant près de deux décennies, la production de  situations artistiques au cœur du monde tel qu'il va. Un concert  
Fluxus peut ainsi se réduire à la situation qu'il  produit (jouer au ping-pong  sur un piano, détruire des violons, agresser le public, etc.)  ; il devient un nouveau paradigme  pour l'expérience esthétique, en privilégiant  une situation de communication spécifique avec focalisation  sur l'expérience : 
Composition  1960 n°5 (1960) de La  Monte Young, consiste à libérer un papillon dans la  salle, jusqu'à ce que celui-ci s'échappe par la  fenêtre ; 
Entrance  Exit (1961) de 
George Brecht  est une invitation au public à entrer dans la pièce, et  à en sortir ; les membres de l'audience de 
Tour (1963), de 
Ben Patterson,  sont emmenés dehors en  file indienne, un sac sur la tête ;  pendant le
 Repas (1965) de Ben, une table est dressée sur un piano à  queue sur lequel on mange ; etc.  Les  propositions de 
Fluxus prennent le caractère d'une  investigation philosophique – reconsidérer notre rapport aux  bruits, au temps, aux valeurs musicales et culturelles, aux  possibilités du banal qu'il convenait d'excéder –  au sein de laquelle la place et le rôle du public se voient  réévalués.
 L'esprit 
Fluxus, dans son rapport à  l'événement et à l'expérience  immédiate de la réalité, n'est certes pas un  cas isolé. Cet intérêt pour l'affranchissement  de l'art et de sa fonction est au cœur des préoccupations  de nombreux collectifs artistiques de la fin de la modernité,  parmi lesquels Mass Moving, plate-forme expérimentale née  en Belgique dans la foulée de mai 1968 et inspirée de  l'agitation socio-politique de l'époque. Alors  qu'apparaissent les mouvements écologistes et les énergies  alternatives, ils jettent les bases d'un « éco-art »  en développant, par une multitude d'actions, une démarche  au pouvoir de suggestion très large qui brasse la nature,  l'écologie, le concept d'éphémérité,  d'organisation spatiale et sculpturale, et les relations humaines.  Il s'agit avant toute chose de privilégier un art de  l'expérience qui s'inscrive au cœur de l'interaction  entre le vivant et son environnement. Révélatrice de  leurs aspirations, la dernière action du collectif, ambitieuse  et magistrale, a été de créer une chaîne  d'orgues éoliennes en dressant, depuis le Cameroun, des  bambous de cinq mètres de haut, perforés dans leurs  sections internodales. Le 
Sound  Stream part de l'Afrique,  passe par l'Europe et aboutit en Norvège. Ce projet  fastidieux – harassant pour ses concepteurs – est intéressant  en ceci qu'il intègre, dans l'action, la notion de site  sans se limiter à sa seule conception spatiale. En effet, plus  que marquer une suite de sites, ce fleuve sonore, universel et  fédérateur, les investit et les reconfigure en créant  avec eux d'autres relations : à la périphérie  d'une action sculpturale et paysagiste, la proposition de Mass  Moving célèbre l'harmonie et l'universalité  qui génèrent une sorte d'esthétique  communicative 
(viii).  Si ce travail dans le paysage s'inscrit dans les tendances  artistiques de l'époque, il est dépassé par le  concept qui sous-tend cette action et qui l'emporte sur  l'esthétique, si bien que de l'intervention 
in  situ on glisse vers la  réalisation d'un projet fédérateur à  finalité relationnelle – sans référence à  quelque label esthétique que ce soit –, puisqu'elle ne  consiste en rien d'autre qu'à générer du  lien : Mass Moving n'emploie pas le paysage comme un langage,  il s'en sert pour promouvoir la participation et la solidarité  mondiale. L'art dans l'espace réel et dans la vie intègre  ainsi l'action artistique au plus près de l'observateur,  bouscule les hiérarchies, invite au partage, et, qui plus est,  tient de la revendication écologique – la frontière  entre un art contextuel et environnemental est ici ténue,  voire absente : le contexte y désigne  consubstantiellement l'environnement et la 
relation à l'environnement.
 Il n'est pas anodin de préciser  que cette action sera la dernière du collectif, à la  fois révélatrice des aspirations socioculturelles de la  fin de la modernité et du désenchantement auquel elles  ont inéluctablement mené. 
Sound  Stream a révélé  des failles et dévoilé des tensions à  l'intérieur du groupe, et, en s'apercevant que  l'orientation du celui-ci ne correspondait plus à l'idéal  que ses membres s'étaient fixé, le collectif se  dissout en 1976, les traces des interventions et projets périssent  dans un gigantesque autodafé. Si cette rupture et la  destruction des archives correspondent prioritairement à une  stratégie visant à éviter toute récupération  par l'institution, cette fin brutale est aussi le symptôme  d'une faillite des grandes utopies modernes. Ainsi que le remarque  Claire  Fagnart dans un article fort à propos, l'après-modernité,  envisagée comme  une rupture de la dialectique entre le sujet  et le monde, « coïncide avec la faillite des utopies,  c'est-à-dire avec l'impossibilité du sujet à  faire le monde » 
(ix).
 Rétrospectivement, le destin  funeste des regroupements ou collectifs artistiques de la fin de la  modernité semble n'être que l'incidence ou la  conséquence de leur conviction utopique : supposer un  public réceptif, conscient et actif et imaginer pouvoir agir  sur les valeurs établies, le monde industriel et la  mondialisation. L'aventure artistico-politique de l'Internationale  situationniste reflète à elle seule le caractère  quasi tragique du désenchantement et de la faillite de  l'utopie révolutionnaire. Rappelons que l'Internationale  situationniste, fruit de la fusion, en 1952, de l'
Internationale  lettriste, du Mouvement international pour un Bauhaus imaginiste, et  du Comité psychogéographique de Londres, constituée  en organisation révolutionnaire désireuse d'en finir  avec la société de classes en tant que système  oppressif, s'était fixé pour projet de combattre le  système idéologique de la civilisation occidentale : la  domination capitaliste. Apparentée à un groupe  d'ultra-gauche au programme marxiste libertaire, l'I.S., qui 
représentait  à ses débuts l'expression d'une volonté de  dépassement des tentatives révolutionnaires des  avant-gardes artistiques de la première moitié du  XXe siècle, se proposait d'actualiser le programme énoncé  par le Manifeste du parti communiste de Karl Marx et Friedrich  Engels, compris comme  l'effacement du travail au profit d'un nouveau type d'activité  libre, la fin du malheur historique, l'autogestion généralisée,  le dépassement et la réalisation de l'art
. Le concept d'art  intégral proposé par Guy Debord était alors  considéré comme l'outil le plus apte à servir  la révolution. Il s'agissait de substituer à l'œuvre  d'art la  notion de « situation », c'est-à-dire  un « moment de la vie concrètement et délibérément  construit par l'organisation collective d'une ambiance unitaire  et d'un jeu d'événements » 
(x).  La construction de  situations impose de se détacher des schémas habituels  d'action et consiste à engager une invention qui laisse le 
spectateur littéralement interdit 
(xi).  La situation permet ainsi à l'individu de se réapproprier  sa vie, sa liberté ; elle implique l'exercice d'une  invention quotidienne, ininterrompue, une « invention  comme mode de vie » 
(xii) débouchant sur une beauté nouvelle, une beauté  « de situation », « c'est-à-dire  provisoire et vécue » 
(xiii). 
 Par-delà
 le dépassement de l'art qui constituait son projet originel,  l'Internationale situationniste s'est essentiellement orientée  vers une critique de la société du spectacle, ou  société « spectaculaire-marchande »,  accompagnée d'un désir de révolution sociale,  si bien qu'une scission apparaîtra entre artistes et  révolutionnaires dans le courant des années 1960. Suite  à l'échec de  la révolte de 1968, le mouvement fut dissout en 1972, mais ne  s'effacera jamais totalement des esprits, en raison 
notamment  de sa place significative dans l'histoire de la pensée  politique, dans l'histoire des théories artistiques ainsi que  par l'actualité de son discours critique. Aujourd'hui, et  bien que la critique et la révolution situationnistes soient  négativement connotées,  force est de constater que la  réactualisation et le dépassement d'une telle pensée  – inhérents au projet situationniste qui reposait sur la  critique permanente et qui refusait l'existence d'une idéologie  situationniste, le « situationnisme », au  profit d'une pensée « situationniste »  sans cesse à dépasser – sous-tendent, sans pour  autant qu'ils s'en réclament, un nombre considérable  de pratiques artistiques, de projets urbanistiques et paysagistes,  notamment.
 Aussi,  la fracture de la modernité tardive – la « faillite  des utopies modernes » – est habituellement associée,  en tant que rupture, à l'avènement d'une  post-modernité affranchie ou soulagée du « vieux »  projet moderne, téléologique, pour une conception  nouvelle, désenchantée ou lucide, du progrès  social, politique, technologique, artistique. Cependant, les chantres  du postmodernisme, de Lyotard aux mouvements écologistes les  plus récents, nous ont habitués à concevoir  l'invention sur la base du 
recyclage du donné culturel : le but n'est plus de  chercher à construire le monde d'après une idée  préconçue de l'évolution historique, mais  d'engendrer une série de petites modifications dans un  espace hérité de la modernité. L'artiste,  plutôt que de formuler des réalités imaginaires  ou utopiques, configure désormais des modes d'existence  ou des modèles d'actions à l'intérieur du  réel existant, quelle que soit l'échelle choisie par  l'artiste 
(xiv). 
 Dans cette optique  et dans le prolongement des activités néo-avant-gardistes  (
Fluxus) et de nombreux groupes artistiques orientés vers les  liens entre l'art et la société, parmi lesquels Mass  Moving, le Cercle d'Art Prospectif 
(xv),  le collectif d'art sociologique et l'esthétique de la  communication, sont apparues, durant l'extrême fin du XXe  siècle, des esthétiques de la situation d'un type  nouveau, partiellement affranchies des chimères de la  modernité sans qu'elles ne soient délestées de  son fond idéologique (l'affirmation et l'amélioration  des conditions d'existence de l'individu). La tendance à  laquelle il est fait le plus souvent référence est  celle de l'esthétique relationnelle, bien qu'elle soit,  nous le verrons, un mauvais exemple d'esthétique de la  situation. Gravitant autour de la notion du micro (micro-utopie,  micropolitique) et de l'interstice, cette 
dolce  utopia a choisi, dans le courant de la décennie 1990, de substituer  aux utopies sociales et à l'espoir révolutionnaire  des « micro-utopies » quotidiennes qualifiées  également par 
Nicolas Bourriaud de « stratégies  mimétiques » ; des manières de faire,  donc, répondant à la nécessité  d'introduire de la « proximité » dans  les pratiques artistiques. Essentiellement circonscrite au 
locus artistique et donc au « monde de l'art »,  elle échoue à investir le réel de ses situations  et ne peut donc prétendre à une finalité  politique. Semblable à un discours sans effet, l'exposition  relationnelle – qui, en temps que hors-lieu et hors-temps,  constitue pour 
Bourriaud le lieu privilégié du commerce  et de l'échange – ne devient jamais une situation à  proprement parler : elle met en œuvre des formes sociales,  discursives, interprétatives ; c'est une esthétique  de la micro-communauté temporaire 
en situation, prisonnière d'une intention plus formelle que  politique – absence de production de sens et d'
effets,  en dehors d'une finalité esthétique. Ainsi, les  dispositifs conviviaux et culinaires de 
Rirkrit Tiravanija, loin du 
Food de  
Gordon Matta-Clark – restaurant bien réel fondé en  1971 dans le quartier de SoHo (New York) –, génèrent,  en tant que points de rencontre, de communication et d'échange,  une ritualité encadrée, abritée par  l'institution qui monnaie et accueille, sans réelle  contingence – ni heurt ni antagonisme, inhérents au lien  social. Si le travail de l'artiste thaïlandais, fondé  sur l'altérité, le nomadisme, le déplacement  des signes et des contextes, ne se limite pas à ces  dispositifs pour le moins élémentaires, ceux-ci  témoignent (au même titre que certains travaux de  
Philippe Parreno, ou que les espaces partagés et  poly-sensoriels de 
Dominique Gonzalez-Foerster, pour ne citer qu'eux)  qu'une situation qui s'expose court le risque de manquer à  son statut d'expérience, dans  son acception pragmatique.
 Des pratiques  autres, aux modes opératoires sensiblement différents,  offrent de plus pertinents  modèles de situations à même le champ esthétique,  qu'elles soient peu  ou non labellisées : pratiques « furtives »,  cinéplastique, situations promues par le programme bristolien  de recherche et de commissariat 
Situations (xvi),  initiatives  inscrites dans des projets de territoires qui participent au  développement de la démocratie locale, etc. Plus ou  moins institutionnalisées selon les cas, ces propositions  présentent l'avantage de s'inventer à même le  réel, plutôt que de conduire à sa muséification  – décontextualisation –, renouant par là avec  l'investigation critique du quotidien chère aux  néo-avant-gardes. Au risque de s'y fondre et de passer  inaperçues – mais peut-être est-ce, au fond, l'idée –,  ces  situations furtives, en faisant « le pari d'atteindre à  une pérennité subreptice » 
(xvii),  contraignent l'art d'exister, partiellement ou intégralement,  en dehors de ses territoires de reconnaissance et de légitimation,  pour disparaître et se mêler, dans certains cas, à  des procédés, tactiques et actions ne relevant plus de  quelque façon du domaine artistique.
 
 (...)
  i. Paul Ardenne, 
Un art  	contextuel : création artistique en milieu urbain, en situation,  	d'intervention, de participation,  	Paris, Flammarion, 2002.
  
ii. 
Jan Swidzinski, 
L'art  	comme art contextuel [1976],  	manifeste, publié dans 
Inter,  	n° 68, 1991, pp. 35-50.
  
iii. John Dewey, 
Œuvres  	philosophiques. T. 3, 
L'art  	comme expérience [1934], Publications de l'Université de Pau, Éditions  	Farrago, 2005, p. 290.
  
iv. La pensée de Dewey, en abordant l'art à la lumière  	de l'expérience, n'a pas été sans effets  	sur une large fraction de l'art américain et sur les  	contextes d'idées qui en ont marqué les tendances et  	les développements. Toutefois, si la notion d'expérience  	telle que la concevait Dewey conserve à l'heure actuelle  	toute sa force et son pouvoir d'investigation critique, il serait  	abusif d'y voir les prémices d'un quelconque art  	sociologique, contextuel, relationnel. L'art auquel a pu faire  	référence Dewey était loin de ressembler aux  	tendances dites « politiques » de l'art  	actuel. Pour le philosophe, « il ne peut y avoir  	d'expérience esthétique sans un objet, et cet objet,  	peut-être à la base d'une telle expérience,  	doit satisfaire à des conditions ‘‘objectives'' sans  	lesquelles les éléments indispensables à une  	expérience esthétique ne peuvent être réunis »  	(
Ibid.,  	151). Mais tout en admettant la nécessité d'objets  	d'art concrets, Dewey privilégie ce qu'Adorno décrira  	plus tard comme « le caractère processuel des  	œuvres d'art », à savoir le fait que les  	« œuvres d'art ne sont œuvres d'art qu'en  	acte, dans la dynamique vivante de l'expérience ».  	Theodor W. Adorno cité dans 
Richard Shusterman, 
L'art  	à l'état vif,  	Paris, Minuit, pp. 48-49. 
  
v. Nous reprenons l'expression à 
Jacques Rancière, 
Le  	Partage du sensible, Paris,  	La Fabrique, 2000.
  
vi. Sur l'immatériel et la dématérialisation,  	voir l'ouvrage synthétique Florence de Mèredieu, 
Histoire matérielle et  	immatérielle de l'art moderne,  	Paris, Larousse, coll. In extenso, 2004, et, bien que dans une  	approche résolument différente, Yves Michaud, 
L'art  	à l'état gazeux,  	Paris, Stock, 2003.
  
vii. Frank Popper, 
Art, action et  	participation. T. 1,
 Le déclin de l'objet,  	Paris, Chêne, 1975, p. 20.
  
viii. Catherine Leclercq et Virginie Devillez, 
Mass  	Moving. Un aspect de l'art contemporain en Belgique,  	Bruxelles, Dexia et Labor, 2004, p.28.
  
ix. Claire Fagnart, « La faillite des utopies modernes »,  	dans Roberto Baranti et Claire Fagnart (dir.), 
L'art  	au XXe siècle et l'utopie,  	Paris, l'Harmattan, 2000, p. 105.
  
x. « Définitions » [texte non signé], dans 
Internationale  	situationniste,
 n°1, juin 1958.
  
xi. Sur le plan pratique, on retient, entre autres procédés,  	la dérive qui se définit comme une technique de  	passage hâtif à travers des ambiances variées ;  	le concept est indissolublement lié à la  	reconnaissance d'effets de nature psychogéographique, et à  	l'affirmation d'un comportement ludique-constructif, ce qui  	l'oppose en tous points aux notions classiques de voyage et de  	promenade.  	Elle est à la fois  	un moyen de percevoir la ville d'un autre œil, de repenser  	l'urbanisme, un procédé expérimental de  	variations, d'apports de sensations, de construction de  	situations.
  
xii. Alberts, Armando, Constant et  	Har Oudejans, « Première proclamation de la section  	hollandaise de l'I.S. », dans 
Internationale  	situationniste, n° 3,  	décembre 1959, p. 31. 
  
xiii. « Réponse à une enquête du groupe  	surréaliste belge » [texte signé Internationale  	lettriste], dans
 Potlatch,  	n° 5, Paris, 20 juillet 1954.
  
xiv. 
Nicolas Bourriaud, Esthétique  	relationnelle, Dijon,  	Presses du réel, 1998, p. 13.
  
xv. Le Cercle d'Art Prospectif, actif dès 1972 en Belgique,  	formule pour la première fois l'existence d'un art  	relationnel. D'abord interprété et utilisé  	dans son acception structuraliste, puis sociologique, le concept de  	relation devient l'objet des expériences artistiques de  	Fred Forest dans les décennies 1970-80 (l'art sociologique  	et l'esthétique de la communication) avant d'être  	réactualisé par 
Nicolas Bourriaud qui en fait une  	tendance générique de l'art contemporain, au cours  	des années 1990.
  
xvi.
 Voir l'ouvrage dirigé par Claire Doherty, directrice de Situations. Claire  	Doherty (dir.), Contemporary Art: From Studio to Situation, Londres, Black Dog Publishing, 2004.
  xvii. Patrice Loubier, « Avoir lieu, disparaître. Sur  	quelques passages entre art et réalité »,  	dans Patrice Loubier et Anne-Marie Ninacs (dir.), 
Les  	commensaux : quand l'art se fait circonstances,  	Montréal, Skol, 2001, p. 24.
  
xviii. Le pique-nique évoque le partage et la convivialité,  	il est aujourd'hui associé aux loisirs, autrefois aux travaux  	des champs, mais pourrait aussi être une réminiscence  	du « manger nomade ». Voir 
Francine  	Barthe-Deloizy (dir.), Le  	pique-nique ou l'éloge d'un bonheur ordinaire,  	Rosny-sous-bois, Bréal, coll. D'autre part, 2008. Non sans lien avec la question des esthétiques de la  	situation, cette pratique a des impacts significatifs sur  	l'aménagement du territoire et des espaces naturels publics  	(aménagements incluant parkings, tables et bancs, poubelles,  	« aires de pique nique » sur les bords  	d'autoroutes avec éventuellement toilettes et jeux pour  	enfants, zones engazonnées, etc.).
  
xix. Marc Augé, 
Non-lieux.  	Introduction à une anthropologie de la surmodernité,  	Paris, Seuil, 1992.
  
xx. Outre les performances de musiciens itinérants (
buskers et 
buskaction),  	nous pensons ici au bel exemple des « concerts à  	emporter » proposés par la Blogothèque  	[www.blogotheque.net] : 
des  	sessions filmées d'artistes ou  de groupes indies de renom  	invités à jouer dans la ville, la rue, un parc, un  	appartement, « avec les incidents de passage, les  	hésitations, les coups de folie ».  
  xxi. « Théorie des moments et construction des situations »  	[texte non signé], dans 
Internationale  	situationniste,
 n° 4, juin 1960, p. 11.
  
xxii. « Ce terme d'
interstice fut utilisé par Karl Marx pour qualifier des communautés  	d'échanges échappant au cadre de l'économie  	capitaliste, car soustraites à la loi du profit : troc,  	ventes à perte, productions autarciques, etc. L'interstice  	est un espace de relations humaines qui, tout en s'insérant  	plus ou moins harmonieusement et ouvertement dans le système  	global, suggère d'autres possibilités d'échanges  	que celles qui sont en vigueur dans ce système ».  	Nicolas Bourriaud, 
op. cit.,  	p. 16.
  
xxiii. Voir, à ce sujet, Jérôme Glicenstein, « L'œuvre  	en situation(s). Dispositifs et métadispositifs de l'art  	contemporain », ici-même. 
  
xxiv. Ces pratiques, gestes et démarches que caractérise  	l'inapparence recouvrent leur visibilité lorsqu'ils sont  	identifiés et analysés dans des catalogues, des revues  	spécialisées, des conférences, etc.,  	nécessaires à leur promotion et à leur  	légitimation. Il s'agit par conséquent d'une  	inapparence relative.
   
xxv. 
Francis Alÿs, 
Art  	Press,  	n° 263, décembre 2000, p. 20. Voir également,  	entre autres, 
Thierry Davila, 
Marcher,  	créer. Déplacements, flâneries, dérives  	dans l'art de la fin du XXe siècle,  	Paris, Éditions du regard, 2002.
   
xxvi. Voir, notamment, Patrice  	Loubier et Anne-Marie Ninacs (dir.), 
op.  	cit.
   xxvii. Daniel Vander Gucht, « Figures de l'engagement citoyen  	de l'artiste : entre activisme politique et art  	relationnel », dans Sylvain Fagot et Jean-Philippe Uzel  	(dir.), 
Enonciation  	artistique et socialité,  	Paris, L'Harmattan, coll. Logiques sociales, 2005, p. 134.