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Parce que nous sommes une espèce fabulatrice, la narration et le jeu se sont développés comme une condition d'existence face aux questions incessantes et irrésolues qui constituent le fait d'être humain·e. Parmi une multitude de récits, notre mémoire est comme un jeu; elle passe son temps à assembler, associer, articuler, sélectionner, oublier, construire – à fabuler. Nous n'existons donc pas sans la fiction, sans notre aptitude à penser des mondes intérieurs, à produire des représentations mentales et à les projeter vers l'extérieur. Tout en nous est réel, jeu et fiction. Ainsi, tout autant qu'il est logique que nous cherchions à raconter, jouer, représenter les fictions qui nous créent et nous structurent, il n'est pas étonnant que se soit développé, à la lisière du conte et du jeu, un mode de dialogue collaboratif dans lequel des participant·es sont partie prenante d'une histoire commune vécue oralement.
Le jeu de rôle, pratique de fictionnalisation collective d'un récit, spectaculaire sans toutefois constituer un spectacle, permet de changer son rapport au monde. Mettant en scène des alternatives, il permet à chaque participant·e d'y camper une position. Le jeu de rôle consiste ainsi en une interprétation collectivement improvisée et non soumise au regard du public. Parmi les joueur·ses, une personne, meneuse et gardienne du jeu, à la fois auteur·ice et acteur·ice, déploie le scénario et est chargée du maintien de son intrigue. Au début de la partie, il·elle présente le monde. Ce dernier peut être rédigé collectivement ou non, par des tiers, auteur·ices ou communautés de joueur·ses, ou par les joueur·ses elles·eux-mêmes de manière collaborative. Cette description définit le cadre référentiel dans lequel l'action se déroule, crée un régime des possibles et permet la mise en place d'éléments nécessaires à l'interaction des participant·es dans l'univers de la fiction. La définition de cet espace-temps peut partir du plus général (cosmogonie, géopolitique, écosystèmes, période historique) pour aboutir à des considérations plus particulières, des détails sur des relations et rapports de pouvoirs, des rites sociaux ou religieux, des caractéristiques géographiques, urbaines ou sociétales ayant trait à cet environnement. Fabriquer le monde consiste ainsi à penser des univers cohérents et développables par les participant·es tout au long de la partie.
Instituant une nouvelle réalité au sein du réel, le jeu de rôle peut être vu comme un exercice métaphysique qui permet de se projeter dans un univers où le rapport au temps, au territoire ou aux structures de pouvoir qui le constituent sont choisis et définis par l'auteur·ice. L'histoire parallèle qu'il constitue permet d'explorer des chemins pas encore balisés et génère chez les participant·es un questionnement sur le caractère convenu d'un récit communément admis – et les manières de s'en émanciper. On peut ainsi y voir un espace de pure potentialité.
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Julie Marmet