Old John était excentrique. Il était d'habitude affable mais se montrait parfois incompréhensiblement revêche et refusait alors de répondre quand on s'adressait à lui. Il devint chauve au début de l'âge adulte et se mit à arborer d'énormes favoris de patriarche avant l'âge de quarante ans. Les photographies de lui sont nombreuses et il était évident qu'il possédait beaucoup de dignité sans prétention. Il décora son saloon d'après un pub qu'il avait connu dans sa ville natale en Irlande – Omagh, dans le comté de Tyrone – et lui donna tout d'abord le nom de Old House at Home ; vers 1908, l'enseigne fut arrachée par le vent et, lorsqu'il en commanda une nouvelle, il changea le nom en McSorley's Old Ale House. C'est toujours son nom officiel ; les clients n'ont jamais appelé le saloon par un autre nom que McSorley's. Old John était persuadé qu'il était impossible que les hommes boivent en toute tranquillité en présence de femmes ; il y a une belle salle à l'arrière du saloon mais, depuis des années, un panneau est cloué sur la porte d'entrée et on peut y lire : « Avis. Pas d'arrière-salle ici pour les dames. » Dans toute l'histoire du McSorley's, en fait, la seule cliente qui ait jamais été admise aimablement était une vieille colporteuse un peu dérangée appelée Mother Fresh-Roasted, qui prétendait que son mari était mort après avoir été mordu par un lézard à Cuba pendant la guerre hispano-américaine et qui, pendant une ou deux générations, allait de saloon en saloon dans le Lower East Side pour vendre des cacahuètes qu'elle transportait dans son tablier. Quand il faisait chaud, Old John lui vendait une ale, et elle le tenait en si haute estime qu'elle lui broda un petit drapeau américain et le lui donna un 4-Juillet ; il le fit encadrer et l'accrocha sur le mur au-dessus de sa pompe à ale en cuivre, où il se trouve toujours. Quand d'autres femmes entraient, Old John se précipitait vers la porte, s'inclinait et disait : « Madame, je suis désolé, mais nous ne servons pas les dames. » Si une femme insistait, Old John la saisissait par le coude et disait : « Madame, ne me provoquez pas, s'il vous plaît. Dépêchez-vous de disparaître d'ici, si vous ne voulez pas que j'oublie que vous êtes une dame. » Cette technique est encore utilisée aujourd'hui, plus ou moins au mot près.
À son époque, Old John avait pour clients des ouvriers irlandais et allemands – charpentiers, maçons, bouchers des abattoirs, voituriers et brasseurs – qui peuplaient le quartier de Seventh Street, il vendait de l'ale dans des chopes en étain à cinq cents la chope et servait un buffet gratuit constitué invariablement de biscuits secs, d'oignons crus et de fromage ; les clients d'aujourd'hui ont l'habitude de se plaindre que certains fromages présentés par Old John le soir de l'ouverture, en 1854, sont toujours là. À proximité du buffet gratuit, il posait une cruche de tabac et un râtelier de pipes en terre et de pipes de maïs – l'achat d'une pinte d'ale autorisait une personne à fumer gratuitement ; sur le râtelier, il reste encore quelques pipes collectives. Old John était économe et parvint à acheter l'immeuble – il a quatre étages et huit familles y habitent – une dizaine d'années après y avoir ouvert le saloon. Il ne faisait pas confiance aux banques et conservait toujours son argent dans un coffre-fort en fonte ; il est toujours dans l'arrière-salle, mais ses portes pendent sur leurs gonds et il ne contient rien d'autres que des licences périmées pour le saloon, ainsi que plusieurs trésors de la famille McSorley, y compris le rasoir sabre d'Old John. Il vivait avec sa famille dans l'appartement qui se trouvait directement au-dessus du saloon, se levait tous les matins à cinq heures, faisait une longue promenade avant le petit déjeuner, qu'il fasse beau ou pas. Il ouvrait le saloon à sept heures, passait lui-même le balai et répandait de la sciure de bois sur le plancher. Jusqu'à ce qu'il n'ait plus la force de conduire un sulky de course, il avait toujours un cheval et une chèvre dans une écurie de St. Mark Place. Il mettait les deux animaux dans la même stalle, car il croyait, comme beaucoup d'amis des chevaux, que ceux-ci ont besoin de compagnie la nuit. Pendant l'accalmie de l'après-midi, un garçon d'écurie conduisait le cheval à un poteau devant le saloon et Old John, gardant son tablier de bar, se tenait sur le trottoir et pansait l'animal. Les clients qui voulaient être servis tapaient à la fenêtre, Old John laissait tomber son étrille, rentrait, tirait une ale et retournait immédiatement à son cheval. Le dimanche, il l'inscrivait dans des courses de sulky sur les routes à l'extérieur de la ville.