Maria Stavrinaki & Maddalena Carli
Artistes et partis, 1910-1942 : une relation complexe
(extrait, p. 5-10)
Cet ouvrage se propose d'étudier quelques-unes parmi les configurations de l'interaction
entre les artistes européens et les partis politiques pendant la première moitié
du XXe siècle. Il nous a semblé que le sujet « artistes et partis » permettait de conceptualiser,
de manière concrète et circonscrite, la tension polymorphe entre l'art et la
politique durant cette période critique de la modernité. « Critique », cette période
le fut autant d'un point de vue esthétique, en raison de la radicalisation de la
démarche autonomiste des artistes et de la formation systématique des mouvements
d'avant-garde, que d'un point de vue politique, à cause de la contestation tout aussi
systématique de la démocratie parlementaire, qui avait commencé bien avant la
Grande Guerre, mais que cette dernière, suivie d'une vague de révolutions – communistes
en Russie, en Allemagne et en Hongrie, fasciste en Italie – a exacerbée
(1).
Comme on le verra, les artistes se sont largement définis, individuellement et
collectivement, ontologiquement et esthétiquement, en référence à ces structures
collectives que sont les partis politiques et, plus généralement, au régime politique
dans lequel ces partis s'inscrivaient. L'attitude – tantôt antagoniste, tantôt
mimétique et le plus souvent les deux à la fois – adoptée par les artistes des avantgardes
vis-à-vis des partis leur permettait de dessiner l'horizon de leur propre intervention
sociale. Bien sûr, lorsque les partis uniques ont commencé à se former
progressivement au début des années 1920, annulant ainsi de manière définitive la
raison d'être des mouvements d'avant-garde, déjà mis à mal par l'Union sacrée de la guerre, la nécessité pour les artistes de définir leur position par rapport à un parti
qui coïncidait désormais avec l'État est devenue plus urgente que jamais.
Dans le processus de la sécularisation et du décentrement démocratique, tel que
Claude Lefort l'a analysé, l'art a affirmé son autonomie ontologique et politique,
tout en énonçant sa volonté de former la vie
(2). Cette tension conceptuelle entre
purisme, d'une part, et aspiration à la fusion, d'autre part, Peter Bürger l'a résolue
en différenciant le modernisme de la fin du XIXe siècle, relevant essentiellement de
l'« art pour l'art », des avant-gardes du début du XXe siècle : tout en poursuivant le
travail critique et réflexif du modernisme, ces avant-gardes n'aspireraient pas moins
à intervenir dans l'extériorité, à changer la vie
(3). Ce partage conceptuel, fondé donc
sur la différence entre l'introspection moderniste et l'activisme avant-gardiste, est à
bien des égards légitime
(4). Mais ce qu'il a de discutable, c'est qu'il néglige la part
sociale et politique – pas toujours contestatrice ou subversive – qui était inhérente
à la « forme pure », pour ne pas parler de l'efficacité qui lui était souvent attribuée
par les artistes. C'est Meyer Schapiro qui, dans les nombreux essais qu'il avait consacrés
à l'art moderne tout au long des années 1930, avait insisté sur ces aspects
(5). L'une
de ses motivations était son opposition au formalisme d'Alfred Barr, dont il fustigeait
la logique mécaniste et l'anhistoricité. Sa conviction, selon laquelle « toute invention,
toute construction formelle, même les gribouillages d'une main distraite, sont organisées par l'expérience et par des préoccupations non esthétiques
(6) », Schapiro
essayait de la fonder en s'appuyant sur les contradictions entre le discours autonomiste
des artistes et leurs œuvres. Pour l'historien d'art marxiste, la jouissance picturale
du « monde comme spectacle », telle qu'elle était procurée par les tableaux impressionnistes
par exemple, était le corrélat esthétique de l'attitude consommatrice vis-àvis
de la nature, tant naturelle qu'artificielle, adoptée par la classe des rentiers, dont
l'artiste émanait ou à laquelle il s'identifiait
(7). Inversement, l'accent porté sur le dispositif
de la composition et les rapports d'interdépendance entre les éléments formels
dans les tableaux postimpressionnistes témoignait d'un désir de communauté. Il serait
utile d'ajouter sur ce point l'une des prémisses de ce qu'Éric Michaud a appelé « la
fin de l'iconographie
(8) ». Dans les démarches de peintres tels Paul Signac et Georges
Seurat, qui ont forgé leur conception formelle en prenant largement en compte les
effets psychophysiques qu'ils espéraient exercer par son biais sur le spectateur, on peut
reconnaître le renversement du dispositif mimétique de la peinture : c'était à la
« nature » et à la vie d'imiter l'art désormais, et non l'inverse
(9). De manière générale,
les avant-gardes ont mené cette idée jusqu'à ses plus extrêmes conséquences.
Afin d'explorer l'intrication de l'esthétique et du politique, nous avons essayé de
privilégier dans cet ouvrage une interprétation attentive à la simultanéité, dans la
mesure où cette dernière constitue le régime temporel où se révèlent pleinement les
tensions, les contradictions et, parfois même, les apories de l'histoire. C'est ainsi que « l'autonomie de l'art », revendiquée par les artistes, s'est souvent révélée dans les
textes qui suivent comme une structure fâcheusement unilatérale : si les vorticistes,
les futuristes ou les expressionnistes ont tous formulé leur désobéissance aux structures
politiques existantes, ils n'ont pas renoncé pour autant à vouloir dicter plus
tard les règles qu'ils auraient sécrétées dans leur propre laboratoire autonome. Dans
son analyse de la posture politique des artistes au début du XXe siècle, Raymond
Williams n'a pas hésité à parler d'un « darwinisme culturel […] dans lequel les esprits
radicaux, forts et audacieux, sont la véritable puissance créatrice de la race
humaine
(10) ». Il faut faire attention toutefois et éviter à tout prix les raccourcis qui
ont fait ces dernières années la gloire de certains historiens de l'art. Sans aller jusqu'à
énoncer cette autonomie « à sens unique », sans non plus prendre en compte le fait
que ce que nous nommons les « avant-gardes » représentent un phénomène
complexe et très diversifié, des auteurs comme Boris Groys et Jean Clair ont assimilé
ces avant-gardes aux totalitarismes du siècle passé
(11) ; comme si, pour ces deux
auteurs, la racine « total- », commune à l'aspiration des avant-gardes à la totalité et
aux régimes totalitaires, suffisait à légitimer l'amalgame. Une lecture si simpliste,
dont l'antimodernisme est à coup sûr bien plus inquiétant que son revers, le modernisme
héroïque, est préjudiciable à l'exigence théorique de toute démarche
« critique ». Au sein des avant-gardes, il y a eu des mouvements ou des artistes singuliers
qui se sont positionnés
sur le fil du rasoir : ils ont investi le registre logique de
l'ambivalence critique, le sens de la nuance, l'exploration de la
différence. En renonçant
à l'impératif de l'autonomie subjective, la démarche cubiste ou dadaïste a impliqué
du même coup la prise de distance de ces artistes vis-à-vis de leur propre volonté
de puissance. L'une des fonctions du thème « artistes et partis » est de servir de loupe
permettant d'observer les positions multiples et fluctuantes des avant-gardes : se
mouvant entre volonté de puissance et registre du scepticisme et de l'ambivalence.
Antagonisme, négociation, mimétisme structurel cultivé de la part des artistes
vis-à-vis des partis parlementaires ou uniques, ambiguïtés qui travaillent de manière
symétrique les deux pôles de cette relation: ce sont là quelques-uns des cas de figure
dont les auteurs de ce livre ont cherché à analyser le fonctionnement. Nous avons
voulu repérer les manières différentes dont les conditions, les règles et les modalités
de la démocratie parlementaire déterminent l'attitude esthétique, ontologique et
politique des artistes. Inversement aussi, nous nous sommes attachés à comprendre
en quoi et jusqu'à quel degré la théorie esthétique et l'autodéfinition ontologique
des artistes constituent la matrice conceptuelle de leur action politique. Un thème
majeur de ce livre sera donc le réseau de métaphores qui est constitué entre l'art et
la politique, chacun devenant, à tour de rôle et jamais de manière univoque, le
modèle de l'autre. L'avantage de cette logique « interstitielle », qui cherche à interroger
et à restituer les dépendances mutuelles plutôt que les déterminations unilatérales,
nous a semblé résider dans le fait qu'elle est moins déterministe que la
croyance en l'ancrage ultime de l'artistique dans le politique. Au demeurant, cette
étude ne pouvait pas négliger, bien sûr, les rapports entre les artistes et les partis
uniques, situation dans laquelle le rapport de forces entre les deux termes devient à
coup sûr plus univoque. Si les partis uniques ont parachevé l'idéologie antidémocratique
des temps modernes et anticipé à certains égards les partis de masse après
1945, quelles ont été au juste leurs interactions avec ce qui restait des avant-gardes
au milieu des années 1930 ? Ces avant-gardes avaient certes proclamé leur méfiance
envers la démocratie. Mais elles ont fait cela soit en suivant leur désir légitime de
désobéir à l'ordre des choses et de participer de manière plus directe à l'action
politique, soit – ce qui complique les choses – en adoptant une posture antagoniste
vis-à-vis des agents du politique, qui les conduisait à affirmer leur autonomie, afin
qu'ils puissent, eux, former de manière cohérente la vie. Souvent aussi, comme cela
fut le cas d'un El Lissitzky en URSS ou d'un Herbert Bayer par exemple, des artistes
issus des avant-gardes ont fait leur pacte avec le parti unique.
Chacun des auteurs de cet ouvrage a sa propre histoire et, naturellement, a tiré
profit de nombreuses études qui touchent, d'une manière ou d'une autre, le thème
des rapports entre artistes et partis. Cependant, des travaux précis et comparatifs consacrés à ce thème faisaient défaut dans l'historiographie internationale. Tâchant
de combiner pluralisme géographique, diversité thématique et variété des méthodes,
le présent ouvrage, écrit par des historiens de l'art et des historiens, se propose de
trouver une place dans cet espace éditorial relativement peu peuplé, sans prétendre
pour autant – faut-il le préciser ? – à une quelconque exhaustivité. On notera ainsi
l'absence d'études portant sur les pays de l'Europe de l'Est, bien que ces derniers
fussent secoués par la dissolution de l'Empire austro-hongrois et par la vague de
révolutions ; de même, on regrettera l'absence de textes portant sur la guerre
d'Espagne. Pour des raisons probablement moins arbitraires, on constatera aussi le
manque d'études portant sur les rapports compliqués du surréalisme avec le parti
communiste. Il est vrai que la bibliographie existante porte plutôt sur les tensions
entre le parti communiste et les poètes surréalistes, négligeant ainsi peintres et photographes.
Bien qu'un travail sérieux reste à faire sur ce point, nous avons préféré
aborder le cas de la France à travers un médium artistique peu étudié : le « photomural
», que Romy Golan analyse ici comme une forme esthétique parfaitement
adaptable à la vision politique du Front populaire.
(...)
1. Sur l'emploi de l'expression « révolution fasciste »,
cf. George L. Mosse,
The Fascist Revolution. Toward a General
Theory of Fascism, New York, Howard Ferting, 1999.
2.
Cf. Claude Lefort,
L'Invention démocratique. Les limites de la domination totalitaire, Paris, Fayard, 1981 ; Claude
Lefort,
Le Temps présent, Paris, Belin, 2007.
3.
Cf. Peter Bürger,
Theory of the Avant-Garde, Minnesota, University of Minnesota Press, 1984.
4. Un peu plus nuancée nous paraît la proposition de Raymond Williams dans son étude « La politique de l'avantgarde
» (1988), de distinguer le modernisme de l'avant-garde sur la base du caractère franchement oppositionnel de
cette dernière : « Le modernisme avait proposé une nouvelle forme d'art pour une nouvelle forme de monde social et
perceptuel. L'avant-garde, adoptant depuis ses débuts une posture agressive, se considérait elle-même comme le véhicule
d'une percée vers le futur : ses membres n'étaient pas les serviteurs d'un progrès déjà maintes fois défini, mais des
militants au service d'une créativité seule à même de revivifier et de libérer l'humanité » dans Raymond Williams, « La
politique de l'avant-garde »,
Culture et matérialisme, trad. Nicolas Calvé et Étienne Debenesque, Paris, Les prairies
ordinaires, 2009, p. 133-160, ici p. 137.
5. Pour un bon aperçu des écrits politiques que Meyer Schapiro a rédigés sur l'art moderne durant les années 1930,
cf. Meyer Schapiro,
Worldview in Painting – Art and Society. Selected Papers, New York, George Braziller, 1999.
6. M. Schapiro, « La nature de l'art abstrait » [1937],
L'Art abstrait, trad. J.-M. Luccioni, Paris, Éditions Carré, coll.
Arts & esthétique, 1996, p. 28.
7. M. Schapiro, « The Social Bases of Art » (American Artists Congress, New York, 1936),
Proceedings, n° 1, 1936,
p. 31-37. Republié dans
Worldview in Painting, p. 119-128, ici p. 122. Traduit en français par Antoine Hazan, « Les
bases sociales de l'art »,
Art en théorie 1900-1990, Charles Harrison et Paul Wood (éd.), Paris, Hazan, p. 563-568.
Notre traduction.
8. Éric Michaud, « La fin de l'iconographie »,
La Fin du salut par l'image, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1992, p. 61-80.
9. Il ne s'agit pas de défendre ici la thèse d'un renversement inédit du dispositif mimétique dans l'art moderne : la
forme a véhiculé systématiquement l'impératif de son intériorisation mimétique de la part du spectateur, ce qui change
chaque fois étant le contexte, la manière, les codes. Ce qui fut particulier à l'art de la fin du XIXe siècle, c'était l'énonciation
claire et assumée de la part des artistes, qui ont posé la forme en opposition à l'
historia.
10. R. Williams,
op. cit., p. 135. 11
11.
Cf. Boris Groys,
Staline. Œuvre d'art totale, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1998 ; Jean Clair,
La Responsabilité de
l'artiste. Les avant-gardes entre terreur et raison, Paris, Gallimard, 1997 ; Jean Clair,
Du surréalisme considéré dans ses
rapports avec le totalitarisme et aux tables tournantes, Paris, Mille et une nuits, 2003.