Giasco Bertoli traverse New York, à la recherche de lieux de films cultes américains.
« Les images qui composent Locations, New York ont plus de dix ans.
2014. Dix ans, soit quelques poignées de semaines avant qu'Instagram ne devienne hégémonique pour l'usage de la photographie dans nos vies, ouvrant grand les vannes de la pulsion du repérage. Et mieux, en banaliser la portée.
Giasco Bertoli était à New York pour quelques jours, son carnet rempli d'adresses que le cinéma avait, au sommet de son âge d'or (son panthéon intime est partagé par beaucoup d'entre nous : Scorsese, Gray, Hitchcock) rendues immortelles. Immortelles, mais encore et toujours insaisissables. C'est qu'il en va d'une question : qu'est-ce qui taraude un photographe, au point de vouloir revenir sur les lieux du crime ? Et à fortiori d'un crime commis par un autre : un cinéaste.
Que vient-on vérifier d'un lieu préalablement révélé par le cinéma ? Quelles sortes de preuves se donne-t-on ? Avons-nous rêvé ? Les choses restent-elles les mêmes une fois filmées ? Quelles traces portent-elles du regard caméra qui les a traversées ? La scène continue-t-elle encore et toujours, une fois le tournage passé ? Est-elle suspendue en boucle dans le temps ? Harry continue-t-il de vouloir rencontrer Sally ? Sont-ils là, assis à cette même table, chez Katz ? Hurle-t-elle encore et toujours à la joie ?
Cette série n'est pas une pièce à la gloire d'une architecture. Ces images sont davantage des instantanés d'une ville éblouissante et imperméable. Ses « locations » marchent parfois dans les pas des films auxquels Giasco Bertoli se mesure, mais jamais il ne vise la citation, jamais il ne reproduit l'effet : Giasco Bertoli capte les restes. La scène est vide – ou peuplée de fantômes qu'il faudra apprendre à voir.
Alors, on s'en va y voir, vérifier cette hypothèse tragique : je n'ai rien vu au cinéma à cause de mon corps. Si on est beaucoup à revenir sur les traces de notre mémoire cinéphile, c'est que le cinéma, tel qu'il coule, nous empêche toujours de saisir la chose. Photographiée, la ville sera une matière. Et c'est elle, cette fois, qui vient à nous. À qui profite le crime ? Au cinéma ? Ce n'est pas certain.
Arrachée au défilement du film, la photo de Giasco Bertoli n'est jamais un photogramme, ou sa parodie. Elle revient à la source même de la fascination : la street photographie américaine. Où l'on comprendra que c'est déjà elle que le cinéma jalousait, en enfant gâté. »
Philippe Azoury
Jeff Rian est écrivain et musicien, rédacteur en chef adjoint du magazine
Purple. Il a écrit de nombreux essais et catalogues d'exposition et contribue régulièrement aux magazines
Art in America,
Flash Art, frieze et
Artforum. Il est l'auteur de
The Buckshot Lexicon et de
Purple Years, et a écrit des monographies sur des artistes tels que
Richard Prince, Philip-Lorca diCorcia, Lewis Baltz et
Stéphane Dafflon.
Artiste « culte », Giasco Bertoli (né en 1965 à Cevio, Suisse) est un photographe italo-suisse basé à Paris. Il découvre la photographie à l'âge de douze ans, quand il reçoit son premier appareil photographique : un Kodak Instamatic Pocket 200. Il a étudié la photographie à l'Institut Européen de Design à Milan et à la New School à New York.
Il s'intéresse, au travers de ses divers projets photographiques (portraits, paysages de sa Suisse natale, piscines, garages, lieux d'habitation, arbres, mais aussi cinéma et musique...), aux dimensions à la fois oniriques et ordinaires du quotidien. Il collabore régulièrement à diverses publications internationales, dont le magazine Purple au sein duquel beaucoup de ses portraits sont publiés. Il édite le journal Roses Tatouées, un projet artistique depuis 2002.