les presses du réel

Roven n° 18

extrait

« La nuit, les choses parlent1 » et le matin, elles dessinent

« La vie est un rêve, le rêve est une vie. » Ces mots ouvrent L'Argument du rêve de Muriel Pic qui poursuit, plus loin, par un vibrant « Je rêve, donc je suis2. » Je rêve, je dors, à ma manière, avec ma culture et dans ma position préférée. En nous-même et au-delà de la conscience, dormir est une expérience d'abandon, voire de vulnérabilité. Dans cette singularité pourtant, le sommeil et son corollaire, le rêve, rythment une activité commune nécessaires à notre santé physique et mentale. Un phénomène intime qui nous relie les un.es aux autres. Le sommeil, qui nous permet de faire communauté. Quand la productivité est érigée en valeur suprême, dormir revient à refuser l'injonction à la disponibilité constante, à revendiquer son droit au repos comme un geste de réappropriation de son temps et de son corps. Le sommeil devient un espace de reconquête dans un refus de l'épuisement imposé par les logiques capitalistes. Dormir, rêver, c'est se soustraire au rythme effréné du monde, restaurer son autonomie et cultiver une forme de subversion silencieuse. Le sommeil, pour faire acte de résistance3.
Et qu'en est-il de l'activité de notre inconscient quand on dort ? Que fait-on de nos rêves, bons, mauvais ou lucides une fois rêvés ? S'en souvient-on ? Les raconte-t-on ? Les retranscrit-on ? Pour autant qu'ils nous restent en mémoire, leur être fidèle pour en faire un récit oral, écrit ou dessiné est un exercice difficile. Au-delà de sa trame narrative plus ou moins cohérente, un rêve est fait de sensations, d'émotions, de réminiscences qu'il est complexe de traduire avec acuité. Et, si nous en gardons une trace, que devient-elle ?
Ces questions président à ce nouveau volume de Roven, tout comme la découverte en 2010 du Livre des rêves de Federico Fellini, dont quelques pages sont reproduites ici. Le cinéaste notait ses rêves au réveil et les dessinait ensuite, établissant un lien direct entre ses visions nocturnes et leurs retranscriptions. Là où les mots peuvent trahir ou figer l'essence des rêves, la fluidité de la main qui dessine peut contourner les contraintes du langage verbal et préserver leur nature insaisissable et fugace, souvent fragmentée.
Les autres artistes réuni·es ici soumettent leurs rêves – ou ceux d'autrui – à une série de filtres, opérant une transformation qui dépasse la simple notation. Il ne s'agit plus de restituer l'exacte substance des rêves comme un matériau brut, mais d'en faire un espace transitoire, de le déplacer pour le repenser.
Le rêve peut être très puissant. Cultiver notre capacité à dormir, à rêver et à déconstruire nos rêves, c'est défendre notre imaginaire et préserver un espace essentiel pour questionner et transformer le monde.
Johana Carrier et Marine Pagès

1 D'après le titre de Di Notte Le Cose Parlano, l'un des six feuilletons radiophoniques écrits par Federico Fellini entre 1939 et 1942 pour l'Ente Italiano per le Audizioni Radiofoniche (EIAR), la radio du service public de l'Italie fasciste.

2 Muriel Pic, « L'infralyrique », préface à L'Argument du rêve, Genève, Héros-Limite, 2022, p. IX.

3 Voir Jonathan Crary, 24/7 – Le Capitalisme à l'assaut du sommeil, Paris, La Découverte, 2016, 144 p.

thèmesen lien avec

















 haut de page