L'art  comme jeu. Les objets interactifs de Peter Vogel 
Nicoletta  Torcelli
(p. 9-19) 
© Les presses du réel, l'auteur
Si  vous vous approchez des objets de Peter Vogel, attendez-vous à  les voir réagir : ils 
tintent  et s'illuminent, tapent et frappent, font tourner leurs hélices…  Ils incitent au 
jeu  et, par là même, ont le pouvoir de communiquer. Composés  d'éléments fabriqués 
industriellement  – résistances, transistors, condensateurs, relais, moteurs,  aimants, 
lampes,  haut-parleurs, cellules photoélectriques… –, ils sont  alimentés par des 
ombres  ou du son. 
Peter  Vogel, né en 1937 à Fribourg, est un pionnier de l'art  interactif. Depuis ses premières 
années,  il assemble, construit, crée du neuf à partir de  composants existants 
tel,  par exemple, ce magnétophone rudimentaire fabriqué dans 
les  années 1950. Ce qui le fascine alors, c'est la possibilité  de manipuler le temps, la 
capacité  de « métamorphoser » des sons à l'aide de  la technique. Avec une caméra 
8  mm, il se livre à des expériences, gratte des lignes  sur le celluloïd à l'aide d'un objet 
pointu  et intitule le film ainsi obtenu 
Tanz  von Vertikalen (Danse des  verticales). Puis 
il  se passionne pour la danse et la chorégraphie ainsi que pour  la transposition de la 
musique  en mouvement, en expérience corporelle.
 
Lorsqu'il  commence ses études de physique, en 1958, son travail  artistique a déjà 
commencé  à prendre forme. En tant que peintre, influencé par le  tachisme et l'Action 
painting,  il est passé à l'abstraction un an auparavant. Il  emploie de la laque et intègre 
du  carton et des feuilles plastiques à ses tableaux ; en outre,  grâce à la technique 
de  la combustion, il donne forme au processus temporel. Parallèlement  à son œuvre picturale, 
l'artiste  poursuit ses expérimentations musicales. À l'aide  d'un magnétophone 
professionnel,  il superpose des éléments sonores en jouant avec le  feed-back et déclare 
s'amuser  à « jouer en duo avec lui-même ». 
En  1965, il fait ses débuts professionnels dans l'industrie en  tant que physicien. Loin 
de  constituer une rupture avec son travail artistique, cette expérience  est au contraire 
un  enrichissement. Dans le cadre de ses recherches dans les domaines  conjugués de 
la  médecine et de la technique, Peter Vogel travaille sur le  cerveau et la cybernétique 
et  crée des instruments de mesure et des appareils électroniques.  C'est aux alentours 
de  1970 qu'il réalise ses derniers tableaux abstraits, que l'on  pourrait également 
considérer  comme ses premières œuvres cybernétiques. Grâce  à des cellules photoélectriques 
cachées  derrière la toile, ses tableaux deviennent doués de  réaction. Ainsi, 
dans 
Der Gummischlauch (Le  tuyau en caoutchouc, 1970), un tuyau fixé sur la toile 
se  met brusquement à tournoyer lorsqu'un observateur  s'approche. Dans d'autres 
œuvres  de cette période, ce sont des gants en caoutchouc qui se  gonflent, des lampes 
qui  s'allument, des sonnettes qui tintent. 
En  toute logique, l'étape 
suivante  consiste à dévoiler 
l'électronique.  Dès 
1969,  la 
Machina speculatrix 
avait  vu le jour, inspirée 
d'une  expérience 
scientifique  du neurophysiologue 
William  Grey 
Walter.  Cet objet, constitué 
d'un  système rudimentaire 
ouvert,  est une petite 
machine  mobile à même 
de  réagir à l'environnement 
grâce  aux capteurs 
dont  elle est pourvue. Elle 
peut  définir une surface 
dans  le champ de laquelle 
se  déplacer et ainsi éviter 
les  risques de chutes. Cette 
Machina est suivie de 
toute  une série d'« objets 
cybernétiques  » : des organismes 
unicellulaires  artificiels, 
des  imitations électroniques de motifs comportementaux connus ou  inventés, de 
libres  métaphores de représentations neuronales. Chacun de ces  objets dispose d'un 
répertoire  comportemental défini, d'un type élémentaire  de mémoire, d'un caractère 
particulier. 
Bedürfnis (Besoin,  1973) par exemple illustre une réaction consistant à 
mettre  un terme à l'état de manque, ce que la psychologie  nomme « déshabituation ». 
Activé  par des ombres, cet objet émet des sons mais, s'il n'obtient  pas assez de 
«  nourriture », c'est-à-dire d'ombres, il se met alors  à réagir aux sons dans une stratégie 
de  défense contre le sevrage. Les objets interactifs que Peter  Vogel développe 
jusqu'à  la fin des années 1970 se caractérisent par une  considérable richesse formelle. 
Parmi  ceux-ci on peut citer les 
Kugeltürme (Tours à sphères) ainsi que de longs objets 
fins  avec des « têtes » et des œuvres dont les disques  ou les ailes tournent, dont les 
baguettes  vibrent. L'un d'eux génère même des éclairs  et du tonnerre.
 
Au  début des années 1970, intégrant la dimension  spatiale à son œuvre, Peter Vogel commence 
à  mettre ses objets en scène lors de performances. La première  installation interactive 
de  ce type, qui fut également utilisée comme terrain  d'expérimentation pour la danse, vit le jour en 1972 pour le  théâtre HOT, à La Haye. Elle mesurait environ dix 
mètres  de largeur et réagissait aux sons et aux ombres, provoquant  l'allumage de lampes, 
l'émission  de suites sonores ou de sons individuels et la mise en mouvement de 
disques  et d'ailes. En 1975, pour le festival Donaueschinger Musiktagen, en 
Allemagne,  Vogel crée le 
Musikalisch-kybernetisches  Environment (Environnement 
musical  et cybernétique), représenté sous la forme d'une  performance de danse.
 
En  1975, il met un terme à son emploi dans l'industrie pour se  consacrer entièrement 
à  son œuvre dans laquelle, à partir de 1977, se dessine une  nouvelle tendance : les formes 
se  simplifient, sont plus géométriques, la fonction et la  structure temporelle 
occupent  le premier plan. Nombreux sont les objets muraux de cette époque  qui se 
ressemblent  : leurs composants électroniques sont disposés  horizontalement et le 
haut-parleur  se trouve souvent du côté droit. 
Les  « objets cybernétiques » deviennent des objets  sonores, et un nombre croissant de 
paramètres  musicaux entre alors en ligne de compte : des articulations comme le  staccato 
et  le legato, des tempos comme le ritardando et l'accellerando, des  variations de 
hauteur  tonale comme le glissando, des variations oscillantes de la hauteur  du son 
comme  le vibrato, des polyphonies inharmoniques, des bruissements, des sons  de percussion. 
Ces  objets sont de véritables « partitions variables  matérialisées » : le matériau 
musical  est donné, l'observateur, actif, crée lui-même  sa propre composition. 
Datant  de 1979, les 
Polyrhythmische  Variationen (Variations polyrythmiques) inaugurent 
cet  ensemble d'œuvres. Ces murs sonores de quatre à six mètres  de largeur sont 
équipés  d'une douzaine de capteurs et peuvent produire des rythmes et des  sonorités 
complexes.  Ils furent utilisés lors d'improvisations avec des danseurs  à Bâle, Berlin, 
Zagreb  et New York.
 
À  la fin des années 1970, Peter Vogel découvre la musique  minimaliste de Steve 
Reich  pour laquelle il éprouve rapidement une véritable  fascination, notamment parce 
qu'elle  permet, selon ses propres termes, une « liberté d'écoute  totalement nouvelle ». 
Conçu  en 1983, le mur sonore 
Minimal  Music Piece for Six Players (Morceau de 
musique  minimaliste pour six joueurs) contient des capteurs qui génèrent  chacun une 
séquence  musicale brève, celle-ci pouvant être combinée  aux autres. L'œuvre utilise 
la  répétition – principe central de composition de la  musique minimaliste –, les brèves 
unités  musicales étant réitérées de façon  décalée. La superposition des sons provoque 
une  imbrication des éléments sonores qui, de fait, se  métamorphosent en surfaces 
sonores.  Le résultat est d'une telle complexité que le système  de notation s'en 
trouve  dynamité. Confronté à ce dispositif, l'auditeur,  sensibilisé aux décalages rythmiques 
les  plus ténus, est attiré par l'expérience  auditive qui s'offre à lui et que Vogel 
qualifie  de « promenade dans un paysage sonore quasiment constant ».  Avec le temps, 
les 
Minimal  Music Pieces devinrent  de plus en plus complexes. La première version, avec quinze  cellules photoélectriques, date de 1987. Ces œuvres  contiennent en ellesmêmes 
une  dimension ludique, considérée comme centrale par Peter  Vogel : en effet, 
l'interaction  entre la réception et l'émission constitue un jeu et,  pour l'artiste, c'est 
par  le jeu que « les meilleures forces de l'homme sont activées,  que son imagination 
est  stimulée, sa force mobilisée, sa perception  sensibilisée ». Le comportement des 
«  acteurs » a un effet sur l'objet, il influe sur sa réaction  : par exemple, un tâtonnement 
prudent  et un mouvement rapide n'entraînent pas les mêmes  effets. Le calme, 
l'irritation,  la timidité ou la curiosité des observateurs trouvent  ainsi une traduction 
immédiate,  le caractère imprévisible du résultat étant  partie intégrante de la dynamique 
de  chacun des jeux. Dans cette mesure, les objets de Peter Vogel sont  des objets 
temporels.  Ils recèlent un potentiel ouvert qui s'exprime toujours de  façon inédite, ils 
voient  le jour puis disparaissent, tel l'écho du temps.
 
Les 
Zwitschermaschinen (Machines  à gazouillis), constituent un ensemble d'œuvres 
de  la fin des années 1980 occupant une place à part dans  le travail de Vogel. Ce sont 
en  effet des objets activés manuellement, grâce à  l'utilisation d'une manivelle qui produit 
un  gazouillis électronique et actionne une mécanique  amusante et absurde. Les 
Zwitschermaschinen ont chacune leurs propres particularités :  certaines montent et 
descendent,  d'autres vont et viennent, tournent ou décrivent des  mouvements saccadés. 
Ces  objets, des hommages à Paul Klee, sont à la fois  absurdes et poétiques. Ce 
sont  des « machines sentimentales », des allégories de  la mécanisation de notre 
monde  qui, d'après Peter Vogel, « développe une  dynamique propre qui nous 
échappe  ». 
À  la même époque, l'artiste s'intéresse de près  au principe aléatoire. Il lui apparaît 
alors  de plus en plus clairement que, dans l'interaction entre  l'observateur et l'objet, 
le  hasard joue aussi un rôle, même s'il ne s'agit que  d'une apparence. Ainsi, la structure 
de  réaction de 
Zufall oder  Notwendigkeit (Hasard et nécessité, 1989)  est-elle 
strictement  prédéfinie et on ne peut donc parler de réaction  aléatoire. Pourtant, la 
réaction  de l'objet ne peut être anticipée car elle dépend  de l'état interne du système 
sur  le moment, état qui demeure caché. Une même  action du spectateur peut avoir 
diverses  conséquences et générer des motifs différents  : elle peut faire augmenter un 
son,  entraîner une modification de la structure rythmique, mener à  une modification 
de  la hauteur tonale ; une stimulation longue peut provoquer certaines  de ces réactions 
aussi  bien que leur contraire. Si le spectateur essaye alors de percer à  jour le 
mécanisme  de l'objet, en répétant ou en variant ses gestes, il  entame un dialogue avec 
l'œuvre,  testant et explorant ses capacités, pris dans un jeu où  se mêlent exploration 
rationnelle  et imagination libre. Pour Vogel, il s'agit là, en quelque  sorte, de la mise 
en  pratique d'une réflexion philosophique, à savoir  qu'un système complexe ne peut 
être  appréhendé de l'extérieur car il est  impossible d'en connaître tous les paramètres.  
À  cet égard, la 
Black Box 
(Boîte  noire, 1987) est 
une  œuvre radicale, un 
cube  noir hermétiquement 
fermé  dans lequel 
est  dissimulée l'électronique. 
Toute  tentative pour 
découvrir  ses mécanismes 
de  fonctionnement 
internes  reste vaine, la 
Black  Box ne révèle rien 
d'elle-même  et demeure 
finalement  insondable. 
À  partir de 1993, avec le 
Kellerorchester 
(Orchestre  de cave), Peter 
Vogel  initie un nouveau 
groupe  d'œuvres dont 
l'apparence  extérieure 
revient  au premier plan 
avec  force. À partir de 
matériaux  de récupération, 
il  fabrique des instruments 
de  musique aux formes pleines d'imagination, d'aspect archaïque,  qu'il rassemble 
au  sol en un arrangement. Il en résulte un orchestre constitué  d'appareils 
étranges,  jouant sans l'aide de musiciens, chacun étant activé  individuellement à partir 
d'un  pupitre de commande électronique. L'« acteur »  se fait alors chef d'orchestre, donnant 
vie  à un ensemble totalement personnalisé grâce aux  mouvements de ses bras.
 
Le 
Schattenorchester I (Orchestre  fantôme I, 1989), est en quelque sorte un perfectionnement 
du 
Kellerorchester, les  instruments étant désormais présentés  comme sur 
une  scène, leurs ombres se projetant sur le mur du fond. Le  résultat visuel est saisissant. 
Les  instruments, relativement petits, se transforment en silhouettes  architecturales, 
l'ensemble  devenant une zone industrielle, un paysage urbain utopique. Ce ne 
sont  plus les objets qui occupent le devant de la scène mais bien  leur représentation 
immatérielle.  Et l'on se plaît à évoquer la caverne de Platon  : le monde des ombres 
captive  notre regard et se fait réalité. 
Ce  jeu des ambivalences se poursuit d'une autre manière avec le 
Schattenorchester II 
(Orchestre  fantôme II, 1993) : dans cette installation, les instruments  sont préparés, reliés à des sourdines de  feutres ou à des éléments 
métalliques  de manière à ce que les sons ne soient 
plus  identifiables. Les cordes n'émettent pas le son 
de  cordes, les cuivres ne retentissent pas comme 
des  cuivres... hommage à 
John Cage. En outre, le 
Schattenorchester  II explore à nouveau le principe 
de  l'aléatoire : un marteau tournoyant intégré à 
l'un  des instruments produit des mouvements 
chaotiques  qui ne peuvent être anticipés, le résultat 
sonore  étant déterminé de manière aléatoire. 
Toujours  à la recherche de nouvelles formes d'interaction, 
Peter  Vogel a imaginé 
Solarturm (Tour 
solaire,  1996), une sculpture en fil métallique qui 
s'organise  de façon autonome, se « nourissant » 
directement  de la lumière du soleil. Un système 
en  quelque sorte autocentré.
 
La  série des murs sonores 
Rythmic  Sounds (Sons 
rythmiques)  apparaît dès 1996, avec une première 
version  comprenant dix-huit capteurs et produisant 
de  la musique techno. Dans cette série, la sensualité 
du  son occupe le premier plan, les rythmes 
puissants  font vibrer l'espace et poussent les spectateurs 
à  danser et à inventer leur propre discothèque 
– l'idée  en est d'ailleurs venue à Peter Vogel 
dans  une discothèque berlinoise. 
Quant  à 
Hommage à  Panamarenko, une série initiée 
en  2000, elle révèle le côté ironique et  humoristique 
de  l'artiste. Tout comme les appareils 
volants  imaginaires et absurdes de Panamarenko, 
ceux  de Vogel, factices et interactifs, possèdent les 
attributs  d'un objet volant mais seraient bien incapables 
de  décoller. Rivés à leur socle, ils font  inlassablement 
tourner  leurs ailes. Un drôle de jeu qui 
illustre  toutefois de profondes préoccupations, ces 
objets  constituant pour Vogel une métaphore de la 
«  difficulté de l'homme à fuir sa condition ». 
L'imagination  de Peter Vogel est sans limites et le jeu 
prend  toujours de nouvelles formes. L'installation de mouvement et de son 
Schwerelos (En état d'apesanteur, 
2004)  communique 
avec  les observateurs 
mais  également avec ellemême. 
Réagissant  au son, 
les  objets ailés qui constituent 
cette  œuvre activent 
leurs  ailes, tandis qu'un 
autre  objet réagit avec un 
petit  décalage par un 
bruissement  croissant et 
décroissant.  Les objets 
ailés  s'emparent alors de 
ce  bruissement comme 
d'une  impulsion et le 
transforment  en mouvement. 
Leurs  ombres 
– comme  celles du 
Schattenorchester –  sont alors projetées sur le mur arrière. Tout en 
demeurant  immatériels, les objets prennent ainsi une dimension  monumentale, tel un 
monde  architectural en filigrane d'apparence pure. Si Don Quichotte  prenait les moulins 
à  vent pour des géants, il nous semble à notre tour voir  des moulins à vent là où 
il  n'y en a pas. Nous le savons bien : il ne s'agit que d'un jeu.  Mais d'un formidable jeu.