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Le tournant populaire des Cultural StudiesL'histoire de l'art face à une nouvelle cartographie du goût (1964-2008)

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Introduction
Annie Claustres
(extrait, p. 7-12)


Cette anthologie a pour ambition de mettre au jour les relations fécondes qui existent entre deux disciplines : les cultural studies et l'histoire de l'art. Dans cette perspective, le parti pris adopté consiste à focaliser sur l'approche politique des cultural studies inhérente à sa défense de la culture populaire, afin d'observer le déploiement historique et théorique de cette discipline dans le droit fil de ses origines. La nouvelle cartographie des cultures qui se dessine ainsi peu à peu vient rencontrer plusieurs enjeux de l'histoire de l'art contemporain, et invite à reconsidérer ses présupposés. Dès le milieu des années 1950 en effet, dans un contexte anglais devenu plus sensible à la working class et à l'émergence du parti politique The New Left, des intellectuels issus du domaine de la littérature, s'intéressent, avec rigueur théorique et grande érudition, à la culture des classes populaires. Les cultural studies s'affirment dès l'origine comme une discipline engagée qui pointe les relations entre culture, politique et société. Pour Edward P. Thompson, Raymond Williams et Richard Hoggart, la culture doit être considérée au sens large afin de renverser les rapports de pouvoir qui sont encore déterminés par les valeurs de la haute culture portées par les classes dominantes. Ils s'inscrivent dans une approche d'obédience marxiste tout en se montrant critiques d'une approche déterministe des cultures, jugée restrictive, simpliste et non opératoire. Il s'agit au départ d'un foyer intellectuel marginal, mais non moins actif, qui va peu à peu s'insérer dans le monde universitaire. Avec Stuart Hall qui les a rejoints, ils fondent en 1964 à l'université de Birmingham le Centre for Contemporary Cultural Studies (CCCS), un centre de recherche qui fait régulièrement paraître les working papers. Dès le début des années 1970, portée par la vague contestataire de mai 1968, une nouvelle génération de chercheurs apparaît qui va également contribuer à la mise en place d'une nouvelle cartographie des cultures. Les travaux de Phil Cohen, Simon Frith, Paul Gilroy, Dick Hebdige, Dorothy Hobson, Paul Willis, entre autres, se font remarquer. C'est seulement dans un second temps, à partir du début des années 1980, que les États-Unis – et plus particulièrement la côte ouest – vont devenir un deuxième foyer d'émergence des cultural studies. La figure de Lawrence Grossberg est en cela essentielle. Formé à Birmingham dans les années 1970, il joue en effet un rôle premier dans la réception et la diffusion de cette discipline outre-Atlantique. Son approche demeure également d'obédience marxiste avec une approche critique pertinente. Cependant, la diffusion va prendre très vite une ampleur considérable qui dépasse de loin l'héritage des fondamentaux affiliés au CCCS. Le vocable cultural studies va alors englober des recherches américaines portant sur la communication, les médias, l'information, et perdre peu à peu sa teneur politique. Il faut ainsi noter le rôle de Marshall McLuhan qui a suivi des études doctorales en littérature en Grande-Bretagne à Cambridge, au moment où Raymond Williams y arrive en 1939. Le déploiement de la pensée de McLuhan vers le champ des médias représente un élément important de cette réception américaine. Cette explosion, cette expansion, du champ disciplinaire contribue à la dilution de ce vocable qui sera rapidement employé de manière générique sans plus de rigueur et sans connaissances de son objet d'étude véritable. Le fait est toujours d'actualité. Il faut néanmoins aussi mentionner le versant féministe et le versant postcolonial des cultural studies qui se déploie plus particulièrement dans les années 1990, et dont l'intérêt intellectuel est patent.

Ce premier épisode anglais de l'histoire des cultural studies est donc encore aujourd'hui trop méconnu en France, ce qui conduit la doxa actuelle à une approche parfois restrictive, voire erronée, des cultural studies, en résonance avec la dilution américaine. Cependant, il faut souligner un travail de traduction qui commence depuis six, sept ans, à se mettre en place, ce dont on ne peut que se réjouir. Quelques antécédents représentent des amorces qui n'ont pas trouvé alors une réception suffisante pour se déployer. Ainsi, l'ouvrage de Richard Hoggart, La culture du pauvre. Étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre (1), doit au soutien sans faille de Jean-Claude Passeron, et de Pierre Bourdieu, sa parution en langue française dès 1970. Le premier signe l'introduction du livre et collabore, avec Françoise et Jean- Claude Garcias à la traduction, alors que le second dirige aux Éditions de Minuit, la collection « Le sens commun », où sera accueilli l'essai de Hoggart. Et il faut également mentionner la parution en langue française, en 1988, du livre de Edward P. Thompson, La formation de la classe ouvrière (2)¸ dont il faut aussi lire la présentation par Miguel Abensour, ainsi que la préface éclairante de François Jarrige parue lors de l'édition au format de poche en 2012. C'est Stuart Hall qui a bénéficié en premier de la vague de traductions récentes. L'intérêt grandissant pour les études postcoloniales a plus particulièrement favorisé cet état de fait. Deux ouvrages parus aux éditions Amsterdam en 2007 proposent au lecteur un choix de textes tout à fait pertinents (3). Le passionnant essai de Dick Hebdige, Subculture. The meaning of style (1979) sur la culture punk paraît en langue française en 2008 (4). Enfin, plusieurs textes de Raymond Williams sont rassemblés dans un ouvrage, Culture & Matérialisme, paru en 2009 dans la collection Penser/Croiser des Prairies Ordinaires, dont il faut saluer le travail éditorial remarquable en termes de traduction, mené sous la direction de François Cusset et Rémy Toulouse (5). L'année 2011 voit la traduction du livre de Willis, Learning to labour : How Working Class Kids Get Working Class Jobs (1977) qui analyse les formes de culture des ouvriers et leur ancrage dans les modes de vie quotidien de la région des Midlands (6). À l'initiative d'Hervé Glevarec, Éric Macé et Éric Maigret, une première anthologie intitulée Cultural Studies paraît en 2008 (7). Elle adopte un parti pris différent du mien, en ce que sont privilégiés des domaines pluriels, alors que je préfère adopter une focale sur une problématique précise. Quoi qu'il en soit, au vu de la situation encore fragile et le retard accusé en France, l'on ne peut que se réjouir d'une pluralité des choix et des points de vue qui favorise le partage des connaissances et la réflexion critique. Ainsi, il est bienvenu de donner à lire à un lectorat élargi des textes signés par Phil Cohen, Janice Radway, ou encore Paul Gilroy. La bibliographie en fin d'ouvrage vaut pour référence scientifique. Il faut noter que cet intérêt pour les cultural studies dont résultent ces traductions, vient le plus souvent de chercheurs affiliés à des laboratoires de recherche en sociologie, en communication, ou en sciences politiques. Je dois à Armand Mattelart, chercheur en sciences de l'information et de la communication, et à Érik Neveu, chercheur en sciences politiques, ma première lecture en langue française d'une introduction à l'histoire et à la théorie des cultural studies. En effet, leur ouvrage générique paru en 2003, est précis, clair et rigoureux (8). En compléter la lecture par le livre de Simon During, Cultural Studies. A critical introduction (9), valant pour référence aux États-Unis dans les bibliographies des étudiants en sciences humaines, et qui ne fait pas à ce jour l'objet d'une traduction en langue française, permet d'appréhender ce champ disciplinaire dans ses enjeux actuels. Une approche historique linéaire est délaissée pour privilégier des points de vue pluriels intégrant l'historicité du phénomène, ce qui permet de contrer les poncifs de la doxa. Il s'agit d'un premier bilan de qualité paru en 2005, alors que nous en sommes encore en France à la phase de découverte, si l'on pense à un public élargi.

L'ensemble des textes de cette anthologie sont à ce jour inédits, à l'exception de l'essai de Stuart Hall, « Les cultural studies et le centre : quelques problématiques et problèmes » (1980), paru en langue française, en 2008, dans une édition augmentée du recueil paru aux éditions Amsterdam en 2007, sous la direction de Maxime Cerville (10). Cependant, j'ai choisi de le conserver au vu de son importance incontestable pour la connaissance et la compréhension des activités du CCCS de Birmingham, mais aussi pour bénéficier de la traduction de Françoise Jaouën que l'on ne peut que louer. La première partie de cet ouvrage propose une approche que l'on espère emblématique de ce moment historique important et riche, qui se déploie en Grande-Bretagne. Les quatre premiers textes en posent les bases théoriques, les trois derniers relèvent de l'étude de cas. Il s'agit avec cet ouvrage de créer des résonances d'un essai à l'autre, de proposer un récit non pas linéaire mais composé de séquences, et tout au long, d'interroger en filigrane l'histoire de l'art afin de proposer des passerelles disciplinaires. C'est la raison pour laquelle un texte d'Edward P. Thompson sur l'artiste William Morris ouvre cette anthologie, suivi par un texte de Raymond Williams sur l'écrivain Georges Orwell dont le roman d'anticipation 1984 paru en 1949, hante la création artistique contemporaine. La réception américaine du versant anglo-saxon des cultural studies structure la seconde partie de cet ouvrage. Son étude demeure en effet encore lacunaire, et il est intéressant de comprendre comment le phénomène de dilution a eu lieu. Les quatre premiers textes en présentent le versant théorique, les deux suivants relèvent de l'étude des cas tout en pointant pour celui de Barbara Kennedy l'effet de renversement opéré en termes de réception, en ce que les cultural studies en Grande-Bretagne vont parfois adopter dans les années 1980 la veine américaine, son déplacement vers les medias, sa culture (Steven Spielberg, Lara Croft), ses références intellectuelles (Laura Mulvey, Lev Manovich). Enfin, le dernier texte signé Slavoj Zizek pointe la dimension idéologique de la globalisation qui a atteint en conséquence cette nouvelle cartographie culturelle. Quant à Grossberg et James Carey – les pères fondateurs des Cultural Studies dans sa version américaine (leurs points d'ancrage se situant sur la côte ouest) –, ils s'attachent à mettre en perspective la culture populaire dans sa relation à la culture de masse, au capitalisme avancé, à l'industrie culturelle, et aux renversements des critères sociaux affiliés aux normes de goût. Un nouvel état de la cartographie culturelle se laisse ainsi appréhender. Que leurs textes n'aient pas encore fait l'objet de traduction française pose question. Cette anthologie s'interroge au final sur les possibles d'une histoire populaire de l'art qui apporterait une nouvelle contribution à l'histoire sociale et politique de l'art. Je souhaite suggérer des pistes de recherche, tant au niveau esthétique, théorique, historique, qui permettraient un enrichissement de ce champ d'étude et un renouvellement des regards. À cet égard, deux focales se dégagent.
(...)


1. Richard Hoggart, La culture du pauvre. Étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre (1957), trad. de l'anglais par Françoise et Jean-Claude Garcias, et par Jean-Claude Passeron, Minuit, coll. Le sens commun, Paris, 1970. Le titre en langue anglaise en est : The Uses of literacy. Aspects of working-class life.
2. Edward P. Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise (1963), trad. De l'anglais par Gilles Dauvé, Mireille Golaszewski et Marie-Noëlle Thibault, Le Seuil, Paris, 1988 (coll. Points, 2012). Le titre en langue anglais en est : The Making of the English Working Class.
3. Stuart Hall, Identités et Cultures. Politiques des Cultural Studies, trad. de l'anglais par Christophe Jaquet, éditionétablie par Maxime Cervulle, Éditions Amsterdam, Paris, 2007. Voir aussi Mark Alizart, Stuart Hall, Éric Macé, Éric Maigret (dir.), Stuart Hall, Éditions Amsterdam, coll. Méthéoriques, Paris, 2007.
4. Dick Hebdige, Sous-Culture. Le sens du style (1979), trad. de l'anglais par Marc Saint-Upéry, Éditions La Découverte, collection Zones, 2008.
5. Raymond Williams, Culture & Matérialisme, trad. de l'anglais par Nicolas Calvet et Étienne Dobenesque, préface de Jean-Jacques Lecercle, Éditions Les Prairies Ordinaires, coll. Penser/Croiser, Paris, 2009.
6. Paul Willis, L'École des ouvriers. Comment les enfants d'ouvriers obtiennent des boulots d'ouvriers, trad. de l'anglais par Bernard Hoepffner, Agone, coll. « L'ordre des choses », 2011. Pierre Bourdieu publia un extrait de ce livre en 1978, dans la revue Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 24-1.
7. Hervé Glevarec, Éric Macé, Éric Maigret (dir.), Cultural Studies. Anthologie, Armand Colin, coll. Médiacultures, Paris, 2008.
8. Armand Mattelart, Érik Neveu, Introduction aux Cultural Studies, éd. La Découverte, coll. Repères, Paris, 2003.
9. Simon During, Cultural Studies. À critical introduction, Routledge, Londres et New York, 2005.
10. Stuart Hall, Identités et Cultures. Politiques des Cultural Studies, trad. de l'anglais par Christophe Jaquet, édition établie par Maxime Cervulle, Éditions Amsterdam, Paris, 2008 (version augmentée).


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