les presses du réel
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Les mille aventures de la connaissance objective
Préface (Bruno Latour)
(extrait, p. 9-11)


Mais enfin, quand allons-nous commencer à parler objectivement ? Ceux qui prononcent une telle phrase ne se rendent pas forcément compte qu'ils s'aventurent sur un terrain miné. Bien au contraire, ils croient mettre un terme à une discussion interminable et tra- cer enfin une limite assurée entre, d'un côté, les opinions, les avis, les valeurs, bref les subjectivités, et, de l'autre, de l'autre… quoi exactement ? Oui, bien sûr, un monde d'objets réglés par des lois universelles dont la puissance s'impose à tous. Mais en même temps, pour accéder à ce monde, pour le mobiliser dans la discussion, il faut bien parler. Ah, il s'agit donc d'une façon de parler ? Mais comment la définir, cette façon de parler ? Est-ce au ton raisonnable, désintéressé, distant, froid, mécanique qu'on va la reconnaître ? Cela ne paraît pas un indice sérieux. Et d'ailleurs s'agit-il vraiment de parler ? Ne voulez-vous pas plutôt dire que vous allez nous montrer ce dont vous parlez – et même nous le démontrer ? Mais alors où sont vos documents, vos images, vos représentations, vos instruments ? Allez-nous vous expliquer d'où ils viennent, comment ils ont été produits ? Nous sommes prêts à les regarder et même à croire ce que nous y voyons – ce que vous dites que nous devons y voir – mais alors il faut que nous ayons confiance en votre montage, et d'abord en vous ? Est-ce que par hasard votre subjectivité n'est pas venue envahir, fausser, biai- ser, manipuler cette cascade de preuves déployées devant nous ? Quelle ascèse éprouvante avez-vous subi pour que nous soyons vraiment sûrs que rien de subjectif n'est venu interférer avec ce que vous aviez dit que nous devions voir ?
Ce livre – ou plutôt cette somme –, rédigé par deux des plus grands historiens actuels des sciences, Lorraine Daston à Berlin, Peter Galison à Harvard, parcourt de façon exhaustive les mouvements contradictoires que nous subissons chaque fois que nous prononçons l'adjectif « objectif ». Tout se passe comme si subjectivité et objectivité occupaient les deux extrémités d'une chaîne que les auteurs nous obligent à retracer chaque fois dans l'autre sens. Comme si nous étions coincés dans l'une de ces attractions foraines qui vous basculent d'un côté pour mieux vous faire basculer de l'autre : impossible d'atteindre l'un des points fixes sans se retrouver de l'autre côté après une vertigineuse descente. Le vocable « objectif » qui devrait diriger le mieux l'attention vers ce qui échappe à toute discussion parce qu'il permet d'être le plus indifférent aux valeurs, nous ramène immanquablement vers un appel aux plus hautes valeurs. On croyait parler d'épistémologie, nous voici en pleine philosophie morale ! Le terme qui, plus que tout autre, devrait désigner ce qui échappe à toute histoire, le voici plongé, grâce à une érudition qui couvre quatre siècles, dans une suite d'évènements aux multiples péripéties. L'objectivité a une histoire que l'histoire des mentalités avait omis de documenter. L'adjectif qui devrait nous pousser à tourner nos regards vers le monde extérieur, le « monde objectif » comme on dit sans y pen- ser, voilà qu'il nous ramène au contraire vers des illustrations, des pages d'atlas, des feuillets d'herbiers, des écrans d'instruments. Comment faire pour représenter le monde ?
On objectera que, s'il faut de l'objectivité pour faire de l'histoire, on voit mal comment retourner la méthode historique elle-même sur ce point aveugle de toute l'épistémologie. C'est que nous sommes encore habitués, en France surtout, à lier l'histoire des sciences à un combat pour ou contre la Raison, toujours avec un grand &, pour ou contre le « relativisme ». Toute une épistémo- logie continue de vouloir purger la pratique des sciences de ses restes d'irrationalité afin de la reconstruire enfin rationnellement. L'objectivité demeure l'idéal à atteindre, la ressource essentielle pour éviter le retour à l'irrationalité, et même, pour certains, la valeur suprême que l'on doit mettre en avant pour affermir la République. Il semble par conséquent absurde de vouloir prendre ce concept de combat, non plus comme une arme, mais comme un objet d'étude. On peut tout historiciser, semble-t-il, les larmes, le genre, le pantalon, les odeurs, le pouvoir et la politique, mais l'objectivité ? On ne voit vraiment pas comment on pourrait s'y prendre. Douter de l'objectivité oui ; promouvoir l'objectivité, oui ; l'historiciser, non.
Or, la réussite de ce livre majeur tient tout entier dans ce constat qu'en historicisant l'objectivité on pourra peut-être cesser d'en douter en prenant enfin la mesure du combat dans lequel on s'est engagé. De même que la « guerre contre la terreur » mène à un conflit aussi indéfinissable qu'interminable, la guerre « pour l'objectivité » n'a pas de front repérable – d'autant que, comme le montrent les auteurs, c'est d'abord une guerre contre la subjecti- vité, et, en tous cas depuis le XIXe siècle, contre soi-même, voire contre le soi.
Il ne s'agit aucunement dans ce livre, on s'en doute, d'une cri- tique « externaliste » de l'objectivité qui viendrait montrer à quel point les savants se trompent en prétendant l'atteindre. Pour faire de l'objectivité leur objet d'étude, les auteurs parviennent à lier l'histoire des communautés savantes, celle des instruments, des techniques de visualisation, de gravure, mais aussi des objets beaucoup plus difficiles à cerner, comme celle de l'attention, de l'ascèse, de l'usage de la philosophie par les savants, de la confiance qu'ils ont dans telle ou telle conception de la vision. Au lieu de vider la scène expérimentale par la critique, on la remplit, on la repeuple de philosophie, d'ontologie, de psychologie, aussi bien que de pratiques. Grâce à ce livre, les lecteurs vont pouvoir mesurer le degré de sophistication auquel est parvenue la nouvelle histoire des sciences.
(...)



Avant-propos
(extrait, p. 15-16)


Nos premières réflexions, échanges et écrits sur l'histoire de l'objectivité scientifique remontent à 1989-1990 époque où nous avons tous les deux eu la chance d'être invités par le Center for Advanced Study en sciences comportementales à Stanford ; c'est avec une gratitude non ternie par les années que nous gardons en mémoire l'appui du Centre et les discussions stimulantes à la table du déjeuner. L'article né de cette collaboration a été publié sous le titre « The Image of Objectivity » (« L'image de l'objectivité »). Puis chacun est reparti travailler à ses propres projets, à première vue très éloignés de l'objectivité.
Tandis que l'un écrivait sur la physique au XXe siècle et l'autre sur la philosophie naturelle des Lumières, nous sommes pour tant restés attentifs aux allusions et aux signes annonciateurs de l'émergence et du remarquable développement de l'objectivité scientifique au XIX siècle. Nous avons tous les deux rassemblé une documentation piochée ici et là et écrit quelques articles sur le sujet ; chaque fois que nous avions la chance de nous revoir, nous continuions à échanger des idées ; à un certain moment – aucun de nous ne peut le dater avec précision – nous avons décidé d'en faire un livre. Jusqu'en 1999, nous avons réussi à entretenir l'illusion naïve qu'il s'agirait d'une simple « expansion » en accordéon, avant de nous apercevoir à quel point les conceptions du soi étaient inextricablement liées à la juste représentation de la nature. Petit à petit, il nous est apparu que la récriture et un travail de recherche complémentaire ne suffiraient pas pour comprendre l'histoire de l'objectivité scientifique (et ses alternatives), et qu'il faudrait donc envisager une complète reconfiguration. De là date notre décision de travailler ensemble plus sérieusement (en 2001-2002 à Berlin et en 2002-2003 à Cambridge, Massachusetts). La tâche était telle qu'il nous a fallu plusieurs fois renoncer à des chapitres entiers que nous avions conçus et écrits. Dans nos grands moments de désespoir, nous avions l'impression de nous être lancés dans une espèce de monographie borgésienne sur la totalité du savoir humain. L'objectivité paraissait sans fin.
Puis, très lentement, une forme et des contours ont fini par se dessiner sur fond de cette étendue. Nos sujets d'étude – l'objectivité, mais aussi les images d'atlas scientifiques – débordaient les frontières habituelles qui structurent l'histoire des sciences, à cheval sur plusieurs périodes et disciplines. L'histoire de l'objectivité et de ses alternatives contredisait par ailleurs la structure de la plupart des écrits existants sur le développement des sciences. La nôtre s'avérait moins une histoire de ruptures que de reconfi gurations. Nous sommes néanmoins arrivés à la conclusion que l'histoire de l'objectivité avait sa cohérence et son rythme caractéristiques, mais aussi ses propres modèles d'explication. Elle impliquait des manières de voir qui étaient à la fois sociales, épistémologiques et éthiques : apprises collectivement, elles ne devaient leur existence ni à un individu, ni à un laboratoire, ni même à une discipline.
Nous en sommes venus à comprendre cette histoire en images de l'objectivité scientifique comme une succession de types de vision.
(...)
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