Raphaële Jeune
Les artistes et la Citrouille
(p. 16-21)
© Les presses du réel, l'auteur
Valeurs croisées est une tentative de confrontation et de rencontre
entre les pratiques des artistes, qui portent un regard singulier
sur le monde et donnent forme à ce regard, et des pratiques
de production liées à l'économie (de biens, de services), qui
appartiennent au « monde du travail », à celui de l'entreprise,
grande, petite, privée ou publique.
Au cœur de la démarche artistique comme de l'activité de
l'entreprise se trouve le travail, compris comme l'engagement des
facultés humaines (intellectuelles, corporelles) dans un processus
de transformation du réel, créateur de valeur. L'arithmétique de
cette valeur dépend d'un certain nombre de paramètres et de
règles qui diffèrent dans l'un et l'autre de ces champs d'activité.
Valeurs croisées se propose d'explorer cette notion à l'intersection
des deux, en déplaçant les frontières qui les séparent, en amenant
les acteurs à se rencontrer dans leurs champs respectifs et en
rassemblant des démarches artistiques qui interrogent leur
propre économie en rapport avec l'économie industrielle ou
entrepreneuriale.
Les œuvres des soixante-trois artistes réunis à Rennes,
pour la plupart réalisées à l'occasion de la manifestation
(1)
et documentées dans la présente publication, témoignent
de la richesse de cette problématique, qui rejoint la question
du statut de l'artiste et de sa production face aux
nouvelles conditions économiques de nos sociétés hyperindustrielles
(2).
La période contemporaine pointe l'urgence d'interroger
les conditions de travail auxquelles se sont astreints les
humains dans leur construction d'un système productif qui
les dépasse, et nous incite à observer des attitudes créatrices
qui s'emparent – pour les détourner, les dénoncer ou
les contredire – de ses traits les plus remarquables : impératifs
de productivité et de performance, standardisation
des pratiques professionnelles et perte de sens au travail,
captation de la subjectivité par le management, précarité,
devenir-marchandise des productions culturelles et intellectuelles,
etc.
Si l'on remonte un peu le cours de l'Histoire, on constate
que les artistes ont toujours été sensibles aux mutations du
travail. A la révolution industrielle, lorsque le labeur devient
une marchandise échangeable librement, le peintre choisit
de s'affranchir des sujets de genre et d'utiliser à sa guise
sa force de travail artistique.
Plus tard, le mouvement des avant-gardes répond à la rationalisation
industrielle de la production qui a morcelé l'humain,
en imaginant des systèmes globaux d'existence, comme
pour retrouver une unité perdue (suprématisme, futurisme,
dadaïsme, surréalisme, etc.). L'exploitation capitaliste de
la propriété a fait sien le pouvoir de la représentation, ce
qu'un geste radical comme le « ready-made » duchampien
bat en brèche en présentant tel quel un objet manufacturé
transfiguré par l'idée.
Les Trente Glorieuses voient le temps libre des travailleurs
s'organiser, et la mise en spectacle du monde par les médias
de masse conduit les artistes à brouiller la frontière entre
art et vie pour restituer toute son importance à l'expérience
vécue. En témoigne la notion de création permanente développée
par
Robert Filliou, lequel déclare que « l'art est ce
qui rend la vie plus intéressante que l'art ».
Alors même que le marché de l'art amorce sa grande ascension, ce même Filliou dérobe en 1969 son
Œuvre sans
valeur au statut de marchandise auquel elle est promise.
Dans sa forme originelle, suivant un principe d'équivalence
cher à l'artiste, cet assemblage de fortune subit une suite
infinie de transactions, permutations d'objets donnés et
repris par les personnes qui l'ont entre les mains, et qui
décident par ce mode opératoire de la valeur, collective et
fluctuante, de l'œuvre. La modification sans fin de ses composantes
par d'autres que l'auteur perturbe la cotation de
l'
Œuvre sans valeur. Dix ans auparavant, l'Italien Giuseppe
Pinot Gallizio avait également court-circuité le système
marchand de l'art en réalisant des
Peintures industrielles
vendues au mètre, à un prix de grand bazar. De même, en
1964, Pieter Engels réalisait sa
Re-paired Chair, un de ses
anti-produits qu'il cédait pour quelques florins, tel un simple
commerçant. Peu après, Iain Baxter& fondait l'entreprise
N.E. Thing Co., une organisation fictive foisonnante dont
l'objet consistait à s'occuper de toutes choses : restauration,
marquage du paysage, classification du réel en « aesthetically
claimed things » (choses déclarées esthétiques) et « aesthetically
rejected things » (choses rejetées comme non esthétiques),
conseil auprès d'entreprises, etc. Enfin, depuis plus
de trente ans, Bernard Brunon, fondateur de l'entreprise de
peinture en bâtiment That's Painting Productions, confond
son identité de peintre avec celle de prestataire commercial,
proposant aux collectionneurs d'art et aux simples clients
un même service pour un même tarif.
Plus récemment, Gilles Mahé, au travers de son entreprise
Gilles Mahé & Associés S. A. (1990) ou d'autres créations (par
exemple
Gilles Mahé joue au golf en pensant à Rudy Riciotti),
développe une œuvre qui s'apparente à un art de vivre,
remettant en question les conditions de production et de
diffusion traditionnelles de l'art. Et depuis 2005, Mud Office,
avec son économie organique, se réapproprie les processus
économiques comme principe vital, à expérimenter.
Toutes ces démarches déplacent l'action artistique depuis
l'objet vers le processus transactionnel, depuis le marché de
l'art vers le commerce « classique » des biens et des services,
commerce dont elles partagent les mécanismes, en les interrogeant
ou en les détournant. Ces artistes, acteurs parmi
d'autres de la « dématérialisation de l'art », préfigurent et accompagnent la grande mutation du labeur en travail immatériel
provoquée par la révolution informatique.
Celle-ci est inséparable de l'achèvement de la mondialisation
du capital et de l'industrie, dont les conséquences n'ont pas
échappé à l'attention des artistes, notamment celles d'une
concurrence accrue qui impose aux entreprises de se montrer
toujours plus réactives et modulables pour survivre.
Face à l'impératif de compétitivité qui resserre l'étau du
travail, face à des mots d'ordre comme efficacité, performance,
rationalisation, maîtrise des coûts, qui relèguent au
second plan la part non quantifiable des actions humaines,
face à la traque des temps et des facteurs « improductifs », de
la lenteur, du doute et de l'imprévu, les artistes instaurent
une inversion des valeurs. L'organisation mathématique de
la production et l'accélération des cadences incitent
Benoît Laffiché à chercher ailleurs, en Inde, une autre conception
temporelle du travail. Il y filme la démolition à mains nues
d'un bâtiment, par des hommes dont le rythme corporel
semble s'imposer au chantier, et non le contraire. Contre
l'hyperproduction et la perte de sens qui en découle,
Jean-Baptiste Farkas prône « beaucoup plus de moins » avec sa
marque Glitch
(3), ou le remaniement de l'existant grâce à ses
IKHÉA©SERVICES. Ces modes d'emploi du réel, tels le n°13,
Répliques et le n°15,
Corrections à la main du monde qui
nous entoure, opèrent par soustraction, copie, recyclage,
destruction, bâclage, et interrogent radicalement l'idéologie
du « toujours mieux, toujours plus ».
Claudia Triozzi et Marie Reinert invitent des salariés à
détourner leur propre gestuelle productive dans un processus
musical ou chorégraphique.
Alain Bernardini propose aux
ouvriers d'utiliser de façon improvisée, ludique et gratuite,
l'environnement de travail qui les contraint d'ordinaire
à l'efficacité. Dans les propositions de ces trois artistes,
les salariés, d'individus « fonctionnalisés », deviennent des
personnes désœuvrées, libres dès lors de faire œuvre avec
l'artiste.
Réactivant un pamphlet contre l'idéologie bourgeoise du
travail, texte qui n'a pas pris une ride, le collectif 1.0.3 a
mené, en collaboration avec un laboratoire de recherche en
réalité virtuelle, un important travail de programmation
pour donner à lire – par
Wiimote interposée –
Le Droit à la
paresse (1880) de Paul Lafargue
(4).
Jean-Luc Vilmouth nous
invite également à suspendre notre frénésie laborieuse par
le biais d'un outil rudimentaire encastré dans un trou qu'il a
lui-même servi à creuser à ses mesures : la pioche se trouve
empêchée dans sa fonction de transformation du monde, et
c'est tout notre rapport à la technique et au labeur qui est
remis en cause.
Le bouleversement permanent de la géographie industrielle,
au gré des flux de capitaux aveugles aux réalités humaines
locales, est une autre conséquence de la mondialisation sur le
travail. Le souci de compétitivité a entraîné la délocalisation
des grandes unités de production en Chine, en Inde ou en
Europe de l'Est, à la suite des pays de l'Europe méridionale
ou de Taïwan, en vogue dans les années 1980 puis devenus
trop chers. Chen Chieh-jen s'en souvient lorsqu'il réalise
Factory, tentative de redonner vie à une usine taïwanaise
abandonnée, par la présence silencieuse et attentive d'anciennes
travailleuses parmi les outils rouillés et les meubles
entreposés qu'elles ont jadis utilisés. Son film dévoile les
fruits d'une économie qui balaye tout sur son passage sans
égard pour les vies qui pourtant la nourrissent. « Capitalism
kills », martèle en écho l'œuvre au néon de
Claire Fontaine.
Les activités à faible valeur ajoutée (fabrication de biens
matériels) étant réparties dans des pays à la main d'œuvre
peu coûteuse, les pays développés peuvent se concentrer
sur la part immatérielle de la production (services, connaissance,
culture, recherche et développement), à haute valeur
ajoutée.
Dans cette logique, les entreprises concurrentielles sont
celles qui innovent, scrutent les petites et grandes tendances
sociologiques ou la moindre étincelle de nouveauté, se remettent
en question, digèrent et transforment les inventions
des autres. Cette course à l'innovation fait du « capital »
humain, facteur de créativité, la ressource par excellence de
l'économie immatérielle. Avec l'accélération des processus
de décision et de production, les salariés doivent non seulement
être créatifs, mais aussi adaptables au changement,
capables de réponses fluctuantes. Ces tendances drainent
avec elles toute une littérature managériale
(5) qui entend
faire de l'artiste, avec sa « créativité » et sa démarche « par
projet », le prototype du travailleur de demain, avalisant
plus ou moins consciemment l'idéologie néolibérale d'une
flexibilisation du travail, laquelle engendre aussi sa précaprécarisation.
Selon certains auteurs, la forme future de l'entreprise
s'apparenterait même à un flux d'énergie d'intensité
variable, sans limites fixes et toujours en mouvement, entre
réel et virtuel, au sein d'une économie immatérielle où temps
de travail et temps de vie s'interpénètrent.
Julien Prévieux
ne s'y trompe pas en mettant en jeu, dans ses réponses –
négatives – à des annonces d'emploi, des considérations
qui dépassent ses simples compétences professionnelles
pour toucher à des problématiques d'existence (
Lettres de
non-motivation). Romain Poussin, quant à lui, orchestre
l'entreprise fictive Transitway au gré des besoins, écrivant
chaque fois un nouveau pan de son histoire, animant ou
réanimant des personnages interchangeables chargés de
l'incarner temporairement avant de disparaître à nouveau
dans le grand vide virtuel. Gageons que les artistes sauront
déjouer cette tentative d'instrumentalisation par leur capacité
de dérogation.
Si l'on ne parle plus de métier dans l'art depuis longtemps,
cette notion a aussi perdu son sens dans l'économie hyperindustrielle.
Les tâches professionnelles se confondent de
moins en moins avec une transformation de matière, dont le
résultat serait facilement quantifiable en termes de productivité.
Elles prennent aujourd'hui des formes plus fluctuantes,
aux contours difficiles à définir. En contrepoint, on peut voir
dans la
Dartymobile de
Pascal Rivet, comme dans tous ses
véhicules, la production délibérée d'une forme encombrante
et inutile, réplique en bois, fabriquée à la main, d'un fourgon
« utilitaire » : un trop-plein de matière aussi antiproductif
que porteur de sens, dont on devine la somme de labeur
qu'il a coûtée à l'artiste. Autre véhicule, le vélo
Marin de
la marque Sausalito, dont le Britannique
Simon Starling
a refait artisanalement le cadre avec l'aluminium d'une
chaise de Charles Eames et inversement, fabriquant ainsi
en plusieurs mois deux objets produits industriellement
en quelques heures. Le temps du travail de la matière par
le corps, dans les « œuvres répliques » de ces deux artistes,
s'oppose à l'évolution vertigineuse des schémas productifs
avec les technologies numériques. La dématérialisation
du travail signe la fin progressive d'une optique de métier
à vie et instaure un autre rapport au temps. On ne peut
plus prétendre améliorer ses compétences et accumuler de
l'expérience sur toute la durée de sa vie active. La flexibilité
contemporaine exige des travailleurs une capacité d'adaptation
qui rend difficile le récit de leur histoire.
Devant les mutations des rythmes et la précarisation des
formes de l'emploi, le sociologue américain Richard Sennet
signale le danger d'une « perte de la mémoire de l'expérience »
et le besoin d'un récit de soi au travail, fondateur de repères
identitaires dans la fluctuation des rôles et les ruptures de
situations. Les petits films glanés par
Jean-Marc Chapoulie
sur Internet, des autoportraits anonymes réalisés au travail,
témoignent de ce besoin impérieux de représentation de
soi par laquelle on reconstruit son histoire. Dans le film
de
Ludovic Burel et Noëlle Pujol,
Rien n'a été fait, trois
personnages sont occupés à perpétuer au présent leur vie
passée dans une usine depuis longtemps fermée.
Aujourd'hui, l'identité professionnelle ou l'ancienneté se
trouvent moins valorisées que l'aptitude à faire évoluer
ses compétences, c'est-à-dire à devenir interchangeable.
Comment l'artiste peut-il répondre à cette situation si ce
n'est en interrogeant sa place, son rôle, ses propres compétences
et incompétences ? Avec
Cushy Job (1996),
Gianni Motti
revendique le statut d'artiste dans sa fonction d'assistant
d'autres artistes renommés, et la dimension subalterne de
cette activité mine la question de l'auteur.
Adel Abdessemed
propose purement et simplement sa démission… impossible
(
Adel has resigned, 2001). Dans les protocoles collaboratifs
qu'il propose, comme le
Générateur de problèmes [[[[[ activé
lors de
Valeurs croisées, François Deck partage aussi bien
ses compétences que ses incompétences d'artiste-consultant
avec celles des participants. Les notions d'auteur, de forme,
d'œuvre, se trouvent ainsi diffuses dans une production
collective qui relève de l'espace public.
Le « capital humain » est donc considéré par le capitalisme
comme une ressource à faire fructifier. Face à la récupération
de la subjectivité par le management, face à la demande de
forte implication personnelle des salariés dans des projets
éphémères et rapidement obsolètes, les artistes suggèrent de
reconsidérer la place du sujet dans son rapport à l'économie,
en interrogeant le lien de subordination : le sujet au service
de l'économie ou l'économie au service du sujet ? Dans leurs
propositions, ils introduisent la notion de désir, comme
Boris Achour qui détourne les tuyauteries d'une usine pour y
faire transiter les flux du
conatus, cette aspiration de l'être
à persister dans son existence. Ils racontent la puissance
d'invention des individus, comme
Olga Kisseleva, dont la
série de films
Ma double vie fait témoigner des employés
sur la façon dont leur job et leur pratique artistique se nourrissent
mutuellement ; ou le collectif Au travail / At work,
un groupe anonyme de « perruqueurs » qui utilisent leur
lieu de travail comme résidence artistique, à l'insu de leur
patron. D'autres artistes ouvrent des espaces de paroles,
telle l'invitation, lancée par Jean-Louis Chapuis et Gilles
Touyard auprès de « toute personne en situation de travail », à
livrer une pensée du jour pour dissémination ultérieure dans
l'espace public ou sur les murs des entreprises ; ou encore
les affiches de l'écrivain
Jean-Charles Massera, placardées
sur des panneaux publicitaires dans la ville de Rennes avec
des citations sur le travail, récoltées auprès de différentes
personnes, notamment celle de Maria F., infirmière psychiatrique
: « On nous demande de quantifier et de monétariser
tous nos actes. On ne peut pas quantifier et monétariser la
relation à l'humain. »
La difficulté d'évaluation du travail aujourd'hui vient d'un
anachronisme entre la situation réelle et des schémas
de quantification rationnelle obsolètes. Gabriel Tarde,
penseur de la fin du xixe siècle avait déjà compris la dimension
« psychologique » de la valeur du travail, incluant les
affects (désirs, peurs, etc.) et les croyances de la personne,
qui manquaient à la théorie économique marxiste et relèvent
de l'incalculable
(6). Pourtant, les formes d'évaluation
aujourd'hui s'appuient encore principalement sur des
critères de productivité transposables en chiffres. L'artiste
Martin Le Chevallier interroge ce phénomène en se prêtant
au jeu de faire évaluer par un professionnel, sur des paramètres
d'efficacité et de compétitivité, sa propre démarche
artistique, laquelle ne saurait se plier à une telle procédure
sauf à se trahir ; tandis que
Samuel Bianchini transpose en
valeurs chiffrées le libre mouvement des corps des personnes
devant son installation interactive
Valeurs croisées. « Le sujet
désirant est-il en mesure de reprendre la main sur les forces
économiques qui l'instrumentalisent ? Si les frontières se
brouillent entre l'être travaillant et l'être vivant, comme elles
se sont brouillées, pour de nombreux artistes, entre l'art et
la vie, ce phénomène prend-il la forme d'une ascendance de
la vie sur le travail ou d'une emprise du travail sur la vie ?
Le concept d'« économie élargie » de Georges Bataille – qui
considère les échanges humains au sens large – en contrepoint
d'une économie restreinte où le travail est réduit à sa
dimension comptable, est-il à inscrire au chapitre des illusions
perdues ? En écho à cette interrogation, Nadia Lichtig
formule, par la conjugaison au futur de propos recueillis
auprès de salariés des transports en commun rennais, une
oscillation poétique entre déterminisme économique et
liberté des individus à disposer d'eux-mêmes dans leur
activité : « Mon nom sera Frank. J'aurai quarante-deux ans
et je serai conducteur… »
La pensée de Gabriel Tarde permet également d'analyser
une autre forme d'influence de la subjectivité sur les paramètres
économiques. Alors que la « science économique »
se veut d'une rationalité mathématique, les valeurs qui la
composent sont indexées, comme les valeurs « humaines », à
la confiance ou la défiance qu'elles inspirent sur la base de
critères qui ne sont pas tous rigoureusement scientifiques.
D'ailleurs, à une époque où le langage des affaires emploie
l'expression « création de valeur » pour désigner une mécanique
financière tournée vers l'actionnariat, il ne faut pas
oublier que le capitalisme boursier repose sur les affects
de ses opérateurs, qu'il tente de capter, comme la caméra
de Delphine Doukhan placée au plus près des visages, des
écrans, des combinés de téléphone appuyés sur l'oreille
des
brokers de la City, dans le film
Richard's Office. « How
much money do you have in your fingers within one day ? »
(7)
A la question volontairement directe et naïve de l'artiste
répondent les chiffres de la valeur manipulée par les brokers,
ces agents multiplicateurs qui énoncent sans embarras les
fondamentaux de la spéculation : lorsque le chômage monte,
le cours de la Bourse suit. Comment une science peut-elle
conduire à une conséquence aussi peu « raisonnable » ?
On retrouve cette présence des affects au cœur du calcul
économique dans le film de
Harun Farocki,
Nicht ohne Risiko,
vision « voyeuriste » d'une âpre négociation financière. Désir
de réussite, crainte, quête du pouvoir et goût du risque des
négociateurs se répondent dans une théâtralité qui nous
tient en haleine.
On le comprend à travers toutes ces œuvres, les artistes s'efforcent
de scruter les parcelles de singularité et d'expression
du sujet dans la grande matrice économique qui organise les
mouvements productifs des hommes. Ils le font d'autant plus
facilement qu'ils y participent eux-mêmes, sous une forme
d'exception – le marché de l'art – dont beaucoup remettent
en question la dimension spéculative.
L'art a toujours consisté à produire des signes, mais
aujourd'hui, alors même que le degré de transgressivité
d'une œuvre donne la mesure de sa valeur marchande, et que
la « critique artiste » se voit irrémédiablement réintégrée et
digérée par le capitalisme comme source d'autolégitimation,
comment continuer à faire signe, « comment s'en sortir sans
sortir », comme dirait le poète Ghérasim Luca ? De plus en
plus d'artistes choisissent de mettre en forme les termes
de la contradiction en s'immisçant dans la contradiction
même, parfois jusqu'à l'ambiguïté, dont ils usent comme
d'une ruse ultime, face à la toute-puissance industrielle
du signe, comme la britannique
Carey Young avec sa vidéo
I am a Revolutionary. Dans le bureau d'un immeuble d'affaires,
aidée par un « coach », l'artiste répète avec difficulté
un discours d'autopromotion dont on ne sait s'il vante la
dimension révolutionnaire d'un produit ou s'il annonce la
révolution du système social dans son ensemble. Les mots
semblent avoir perdu leur sens, les prononcer encore et
encore n'aide en rien à le leur restituer.
Le conte de Macedonio Fernandez, « La Citrouille qui devint
Cosmos »
(8), nous prévenait déjà en 1944 : le légume est saisi
d'une irrépressible pulsion de croissance et dévore l'intégralité
de ce qu'il trouve à proximité, jusqu'à anéantir
tout « extérieur ». On peut y lire une parabole – sous-titrée
non sans humour « conte de la croissance » – de la capacité
d'intégration fondamentale du capitalisme, lequel n'a de
cesse de transformer toute étincelle de résistance en énergie
pour sa propre prolifération. L'artiste, dont le moteur est un
besoin de répondre à des impossibilités par une approche
singulière et sensible, agit donc à l'intérieur du système,
grâce à une capacité d'emprunt et de décalage qui rend
visibles ses excès et ses dysfonctionnements, mais aussi
ses dynamiques créatrices.
Jean-Luc Moulène s'immisce dans les chaînes de production
industrielles dont, selon ses propres mots, il « lève le contrôle pour garder la qualité », et invente un processus
d'usinage déviant, où l'objet industriel, ainsi légèrement
modifié, devient sculpture.
Pierre Huyghe agit en guérillero
de l'espace commercial lorsqu'il pénètre dans un supermarché
pour y « dévoler » un objet lui appartenant, qu'il
dépose comme un don pirate dans le rayon approprié.
C'est dans cet esprit que
Valeurs croisées a constitué pour
quatorze des artistes invités un terrain d'expérimentation :
le volet SouRCEs (Séjours de Recherche et de Création en
Entreprise), des résidences d'artistes en entreprise où s'est
éprouvée la possibilité pour l'art de s'infiltrer à l'intérieur
même du monde du travail. Il s'agissait d'occuper le terrain,
loin de la volonté colonisatrice de créer un « nouveau territoire
de l'art », dans un rapport d'échange, de confrontation
des points de vue, où l'artiste aura fait autre chose que poser
un simple regard sur un monde traversé d'enjeux humains,
sociaux, économiques, sensibles. Il s'agissait de confronter
ouvertement les registres, en invitant chaque acteur, artiste,
salarié, dirigeant, à se risquer à la rencontre
(9), sans assurance
d'un retour comptable sur investissement.
L'artiste est celui qui, au travers de formes, ou de formes de
vie, invente des mondes « hétérotopiques », des micro-mondes
qui entretiennent un rapport d'hétérogénéité fondamentale
avec le monde « réel », quel que soit le contexte — atelier ou
entreprise — qui les a vus naître. Il peut bien alors transgresser
quelques frontières pour aller travailler la matière
même du réel, quitte à interroger de l'intérieur les logiques
de la vie laborieuse, à pratiquer la « perruque », à endosser
le costume de l'entrepreneur ou encore à s'approprier, pour
les détourner, les usages et protocoles économiques dont
notre quotidien fourmille.
1. Une quarantaine d'œuvres ont été produites spécialement pour Valeurs croisées, dont
quatorze dans le cadre de Séjours de Recherche et de Création en Entreprise (SouRCEs).
2. J'emprunte ce terme à Bernard Stiegler, qui désigne par là notre société actuelle, laquelle,
selon lui, ne vient pas après l'ère industrielle (on parlerait alors de société « postindustrielle ») mais
mène l'industrialisation à son comble, c'est-à-dire à une situation où tout devient calculable.
3. Glitch est une marque qui vante les qualités négatives des articles et des prestations qu'elle
conçoit : « Glitch, c'est
Beaucoup plus de moins !, un engouement pour le négatif qui va faire
mal à la moyenne. »
4. Paul Lafargue,
Le Droit à la paresse, éditions L'Altiplano, 2007.
5. Ce phénomène a été analysé sous l'angle des sciences sociales par Pierre-Michel Menger
dans
Portrait de l'artiste en travailleur. Métamorphoses du capitalisme, La République des
Idées, éditions du Seuil, 2002.
6. Gabriel Tarde,
Psychologie économique, éd. Félix Alcan, Paris, 1902. Lire également l'ouvrage de Maurizio
Lazzarato,
Puissances de l'invention. La Psychologie économique de Gabriel Tarde contre l'économie politique,
Les Empêcheurs de penser en rond, 2002.
7. « Quelle somme d'argent passe entre vos doigts en une journée ? »
8. Macedonio Fernández, « La Citrouille qui devint Cosmos », in revue
TLE (Théorie, Littérature,
Enseignement), n° 19, octobre 2001, pp. 111-113, trad. Diego Vecchio. Texte original : « El
Zapallo que se hizo Cosmos. El Cuento del crecimiento »,
Obras Completas, tomo VII , Corregidor,
Buenos Aires, 1987, pp. 51-55.
9. Cf. le texte de l'auteur, « La philosophie des SouRCEs », p. 120.