les presses du réel

Valeurs CroiséesLes Ateliers de Rennes – Biennale d'art contemporain

extrait
Raphaële Jeune Les artistes et la Citrouille
(p. 16-21)
© Les presses du réel, l'auteur


Valeurs croisées est une tentative de confrontation et de rencontre entre les pratiques des artistes, qui portent un regard singulier sur le monde et donnent forme à ce regard, et des pratiques de production liées à l'économie (de biens, de services), qui appartiennent au « monde du travail », à celui de l'entreprise, grande, petite, privée ou publique.
Au cœur de la démarche artistique comme de l'activité de l'entreprise se trouve le travail, compris comme l'engagement des facultés humaines (intellectuelles, corporelles) dans un processus de transformation du réel, créateur de valeur. L'arithmétique de cette valeur dépend d'un certain nombre de paramètres et de règles qui diffèrent dans l'un et l'autre de ces champs d'activité. Valeurs croisées se propose d'explorer cette notion à l'intersection des deux, en déplaçant les frontières qui les séparent, en amenant les acteurs à se rencontrer dans leurs champs respectifs et en rassemblant des démarches artistiques qui interrogent leur propre économie en rapport avec l'économie industrielle ou entrepreneuriale.

Les œuvres des soixante-trois artistes réunis à Rennes, pour la plupart réalisées à l'occasion de la manifestation (1) et documentées dans la présente publication, témoignent de la richesse de cette problématique, qui rejoint la question du statut de l'artiste et de sa production face aux nouvelles conditions économiques de nos sociétés hyperindustrielles (2).
La période contemporaine pointe l'urgence d'interroger les conditions de travail auxquelles se sont astreints les humains dans leur construction d'un système productif qui les dépasse, et nous incite à observer des attitudes créatrices qui s'emparent – pour les détourner, les dénoncer ou les contredire – de ses traits les plus remarquables : impératifs de productivité et de performance, standardisation des pratiques professionnelles et perte de sens au travail, captation de la subjectivité par le management, précarité, devenir-marchandise des productions culturelles et intellectuelles, etc.

Si l'on remonte un peu le cours de l'Histoire, on constate que les artistes ont toujours été sensibles aux mutations du travail. A la révolution industrielle, lorsque le labeur devient une marchandise échangeable librement, le peintre choisit de s'affranchir des sujets de genre et d'utiliser à sa guise sa force de travail artistique.
Plus tard, le mouvement des avant-gardes répond à la rationalisation industrielle de la production qui a morcelé l'humain, en imaginant des systèmes globaux d'existence, comme pour retrouver une unité perdue (suprématisme, futurisme, dadaïsme, surréalisme, etc.). L'exploitation capitaliste de la propriété a fait sien le pouvoir de la représentation, ce qu'un geste radical comme le « ready-made » duchampien bat en brèche en présentant tel quel un objet manufacturé transfiguré par l'idée.
Les Trente Glorieuses voient le temps libre des travailleurs s'organiser, et la mise en spectacle du monde par les médias de masse conduit les artistes à brouiller la frontière entre art et vie pour restituer toute son importance à l'expérience vécue. En témoigne la notion de création permanente développée par Robert Filliou, lequel déclare que « l'art est ce qui rend la vie plus intéressante que l'art ».
Alors même que le marché de l'art amorce sa grande ascension, ce même Filliou dérobe en 1969 son Œuvre sans valeur au statut de marchandise auquel elle est promise. Dans sa forme originelle, suivant un principe d'équivalence cher à l'artiste, cet assemblage de fortune subit une suite infinie de transactions, permutations d'objets donnés et repris par les personnes qui l'ont entre les mains, et qui décident par ce mode opératoire de la valeur, collective et fluctuante, de l'œuvre. La modification sans fin de ses composantes par d'autres que l'auteur perturbe la cotation de l'Œuvre sans valeur. Dix ans auparavant, l'Italien Giuseppe Pinot Gallizio avait également court-circuité le système marchand de l'art en réalisant des Peintures industrielles vendues au mètre, à un prix de grand bazar. De même, en 1964, Pieter Engels réalisait sa Re-paired Chair, un de ses anti-produits qu'il cédait pour quelques florins, tel un simple commerçant. Peu après, Iain Baxter& fondait l'entreprise N.E. Thing Co., une organisation fictive foisonnante dont l'objet consistait à s'occuper de toutes choses : restauration, marquage du paysage, classification du réel en « aesthetically claimed things » (choses déclarées esthétiques) et « aesthetically rejected things » (choses rejetées comme non esthétiques), conseil auprès d'entreprises, etc. Enfin, depuis plus de trente ans, Bernard Brunon, fondateur de l'entreprise de peinture en bâtiment That's Painting Productions, confond son identité de peintre avec celle de prestataire commercial, proposant aux collectionneurs d'art et aux simples clients un même service pour un même tarif.
Plus récemment, Gilles Mahé, au travers de son entreprise Gilles Mahé & Associés S. A. (1990) ou d'autres créations (par exemple Gilles Mahé joue au golf en pensant à Rudy Riciotti), développe une œuvre qui s'apparente à un art de vivre, remettant en question les conditions de production et de diffusion traditionnelles de l'art. Et depuis 2005, Mud Office, avec son économie organique, se réapproprie les processus économiques comme principe vital, à expérimenter.

Toutes ces démarches déplacent l'action artistique depuis l'objet vers le processus transactionnel, depuis le marché de l'art vers le commerce « classique » des biens et des services, commerce dont elles partagent les mécanismes, en les interrogeant ou en les détournant. Ces artistes, acteurs parmi d'autres de la « dématérialisation de l'art », préfigurent et accompagnent la grande mutation du labeur en travail immatériel provoquée par la révolution informatique.
Celle-ci est inséparable de l'achèvement de la mondialisation du capital et de l'industrie, dont les conséquences n'ont pas échappé à l'attention des artistes, notamment celles d'une concurrence accrue qui impose aux entreprises de se montrer toujours plus réactives et modulables pour survivre.
Face à l'impératif de compétitivité qui resserre l'étau du travail, face à des mots d'ordre comme efficacité, performance, rationalisation, maîtrise des coûts, qui relèguent au second plan la part non quantifiable des actions humaines, face à la traque des temps et des facteurs « improductifs », de la lenteur, du doute et de l'imprévu, les artistes instaurent une inversion des valeurs. L'organisation mathématique de la production et l'accélération des cadences incitent Benoît Laffiché à chercher ailleurs, en Inde, une autre conception temporelle du travail. Il y filme la démolition à mains nues d'un bâtiment, par des hommes dont le rythme corporel semble s'imposer au chantier, et non le contraire. Contre l'hyperproduction et la perte de sens qui en découle, Jean-Baptiste Farkas prône « beaucoup plus de moins » avec sa marque Glitch (3), ou le remaniement de l'existant grâce à ses IKHÉA©SERVICES. Ces modes d'emploi du réel, tels le n°13, Répliques et le n°15, Corrections à la main du monde qui nous entoure, opèrent par soustraction, copie, recyclage, destruction, bâclage, et interrogent radicalement l'idéologie du « toujours mieux, toujours plus ».
Claudia Triozzi et Marie Reinert invitent des salariés à détourner leur propre gestuelle productive dans un processus musical ou chorégraphique. Alain Bernardini propose aux ouvriers d'utiliser de façon improvisée, ludique et gratuite, l'environnement de travail qui les contraint d'ordinaire à l'efficacité. Dans les propositions de ces trois artistes, les salariés, d'individus « fonctionnalisés », deviennent des personnes désœuvrées, libres dès lors de faire œuvre avec l'artiste.
Réactivant un pamphlet contre l'idéologie bourgeoise du travail, texte qui n'a pas pris une ride, le collectif 1.0.3 a mené, en collaboration avec un laboratoire de recherche en réalité virtuelle, un important travail de programmation pour donner à lire – par Wiimote interposée – Le Droit à la paresse (1880) de Paul Lafargue (4). Jean-Luc Vilmouth nous invite également à suspendre notre frénésie laborieuse par le biais d'un outil rudimentaire encastré dans un trou qu'il a lui-même servi à creuser à ses mesures : la pioche se trouve empêchée dans sa fonction de transformation du monde, et c'est tout notre rapport à la technique et au labeur qui est remis en cause.
Le bouleversement permanent de la géographie industrielle, au gré des flux de capitaux aveugles aux réalités humaines locales, est une autre conséquence de la mondialisation sur le travail. Le souci de compétitivité a entraîné la délocalisation des grandes unités de production en Chine, en Inde ou en Europe de l'Est, à la suite des pays de l'Europe méridionale ou de Taïwan, en vogue dans les années 1980 puis devenus trop chers. Chen Chieh-jen s'en souvient lorsqu'il réalise Factory, tentative de redonner vie à une usine taïwanaise abandonnée, par la présence silencieuse et attentive d'anciennes travailleuses parmi les outils rouillés et les meubles entreposés qu'elles ont jadis utilisés. Son film dévoile les fruits d'une économie qui balaye tout sur son passage sans égard pour les vies qui pourtant la nourrissent. « Capitalism kills », martèle en écho l'œuvre au néon de Claire Fontaine. Les activités à faible valeur ajoutée (fabrication de biens matériels) étant réparties dans des pays à la main d'œuvre peu coûteuse, les pays développés peuvent se concentrer sur la part immatérielle de la production (services, connaissance, culture, recherche et développement), à haute valeur ajoutée.
Dans cette logique, les entreprises concurrentielles sont celles qui innovent, scrutent les petites et grandes tendances sociologiques ou la moindre étincelle de nouveauté, se remettent en question, digèrent et transforment les inventions des autres. Cette course à l'innovation fait du « capital » humain, facteur de créativité, la ressource par excellence de l'économie immatérielle. Avec l'accélération des processus de décision et de production, les salariés doivent non seulement être créatifs, mais aussi adaptables au changement, capables de réponses fluctuantes. Ces tendances drainent avec elles toute une littérature managériale (5) qui entend faire de l'artiste, avec sa « créativité » et sa démarche « par projet », le prototype du travailleur de demain, avalisant plus ou moins consciemment l'idéologie néolibérale d'une flexibilisation du travail, laquelle engendre aussi sa précaprécarisation. Selon certains auteurs, la forme future de l'entreprise s'apparenterait même à un flux d'énergie d'intensité variable, sans limites fixes et toujours en mouvement, entre réel et virtuel, au sein d'une économie immatérielle où temps de travail et temps de vie s'interpénètrent. Julien Prévieux ne s'y trompe pas en mettant en jeu, dans ses réponses – négatives – à des annonces d'emploi, des considérations qui dépassent ses simples compétences professionnelles pour toucher à des problématiques d'existence (Lettres de non-motivation). Romain Poussin, quant à lui, orchestre l'entreprise fictive Transitway au gré des besoins, écrivant chaque fois un nouveau pan de son histoire, animant ou réanimant des personnages interchangeables chargés de l'incarner temporairement avant de disparaître à nouveau dans le grand vide virtuel. Gageons que les artistes sauront déjouer cette tentative d'instrumentalisation par leur capacité de dérogation.

Si l'on ne parle plus de métier dans l'art depuis longtemps, cette notion a aussi perdu son sens dans l'économie hyperindustrielle. Les tâches professionnelles se confondent de moins en moins avec une transformation de matière, dont le résultat serait facilement quantifiable en termes de productivité. Elles prennent aujourd'hui des formes plus fluctuantes, aux contours difficiles à définir. En contrepoint, on peut voir dans la Dartymobile de Pascal Rivet, comme dans tous ses véhicules, la production délibérée d'une forme encombrante et inutile, réplique en bois, fabriquée à la main, d'un fourgon « utilitaire » : un trop-plein de matière aussi antiproductif que porteur de sens, dont on devine la somme de labeur qu'il a coûtée à l'artiste. Autre véhicule, le vélo Marin de la marque Sausalito, dont le Britannique Simon Starling a refait artisanalement le cadre avec l'aluminium d'une chaise de Charles Eames et inversement, fabriquant ainsi en plusieurs mois deux objets produits industriellement en quelques heures. Le temps du travail de la matière par le corps, dans les « œuvres répliques » de ces deux artistes, s'oppose à l'évolution vertigineuse des schémas productifs avec les technologies numériques. La dématérialisation du travail signe la fin progressive d'une optique de métier à vie et instaure un autre rapport au temps. On ne peut plus prétendre améliorer ses compétences et accumuler de l'expérience sur toute la durée de sa vie active. La flexibilité contemporaine exige des travailleurs une capacité d'adaptation qui rend difficile le récit de leur histoire.
Devant les mutations des rythmes et la précarisation des formes de l'emploi, le sociologue américain Richard Sennet signale le danger d'une « perte de la mémoire de l'expérience » et le besoin d'un récit de soi au travail, fondateur de repères identitaires dans la fluctuation des rôles et les ruptures de situations. Les petits films glanés par Jean-Marc Chapoulie sur Internet, des autoportraits anonymes réalisés au travail, témoignent de ce besoin impérieux de représentation de soi par laquelle on reconstruit son histoire. Dans le film de Ludovic Burel et Noëlle Pujol, Rien n'a été fait, trois personnages sont occupés à perpétuer au présent leur vie passée dans une usine depuis longtemps fermée.
Aujourd'hui, l'identité professionnelle ou l'ancienneté se trouvent moins valorisées que l'aptitude à faire évoluer ses compétences, c'est-à-dire à devenir interchangeable. Comment l'artiste peut-il répondre à cette situation si ce n'est en interrogeant sa place, son rôle, ses propres compétences et incompétences ? Avec Cushy Job (1996), Gianni Motti revendique le statut d'artiste dans sa fonction d'assistant d'autres artistes renommés, et la dimension subalterne de cette activité mine la question de l'auteur. Adel Abdessemed propose purement et simplement sa démission… impossible (Adel has resigned, 2001). Dans les protocoles collaboratifs qu'il propose, comme le Générateur de problèmes [[[[[ activé lors de Valeurs croisées, François Deck partage aussi bien ses compétences que ses incompétences d'artiste-consultant avec celles des participants. Les notions d'auteur, de forme, d'œuvre, se trouvent ainsi diffuses dans une production collective qui relève de l'espace public.

Le « capital humain » est donc considéré par le capitalisme comme une ressource à faire fructifier. Face à la récupération de la subjectivité par le management, face à la demande de forte implication personnelle des salariés dans des projets éphémères et rapidement obsolètes, les artistes suggèrent de reconsidérer la place du sujet dans son rapport à l'économie, en interrogeant le lien de subordination : le sujet au service de l'économie ou l'économie au service du sujet ? Dans leurs propositions, ils introduisent la notion de désir, comme Boris Achour qui détourne les tuyauteries d'une usine pour y faire transiter les flux du conatus, cette aspiration de l'être à persister dans son existence. Ils racontent la puissance d'invention des individus, comme Olga Kisseleva, dont la série de films Ma double vie fait témoigner des employés sur la façon dont leur job et leur pratique artistique se nourrissent mutuellement ; ou le collectif Au travail / At work, un groupe anonyme de « perruqueurs » qui utilisent leur lieu de travail comme résidence artistique, à l'insu de leur patron. D'autres artistes ouvrent des espaces de paroles, telle l'invitation, lancée par Jean-Louis Chapuis et Gilles Touyard auprès de « toute personne en situation de travail », à livrer une pensée du jour pour dissémination ultérieure dans l'espace public ou sur les murs des entreprises ; ou encore les affiches de l'écrivain Jean-Charles Massera, placardées sur des panneaux publicitaires dans la ville de Rennes avec des citations sur le travail, récoltées auprès de différentes personnes, notamment celle de Maria F., infirmière psychiatrique : « On nous demande de quantifier et de monétariser tous nos actes. On ne peut pas quantifier et monétariser la relation à l'humain. »
La difficulté d'évaluation du travail aujourd'hui vient d'un anachronisme entre la situation réelle et des schémas de quantification rationnelle obsolètes. Gabriel Tarde, penseur de la fin du xixe siècle avait déjà compris la dimension « psychologique » de la valeur du travail, incluant les affects (désirs, peurs, etc.) et les croyances de la personne, qui manquaient à la théorie économique marxiste et relèvent de l'incalculable (6). Pourtant, les formes d'évaluation aujourd'hui s'appuient encore principalement sur des critères de productivité transposables en chiffres. L'artiste Martin Le Chevallier interroge ce phénomène en se prêtant au jeu de faire évaluer par un professionnel, sur des paramètres d'efficacité et de compétitivité, sa propre démarche artistique, laquelle ne saurait se plier à une telle procédure sauf à se trahir ; tandis que Samuel Bianchini transpose en valeurs chiffrées le libre mouvement des corps des personnes devant son installation interactive Valeurs croisées. « Le sujet désirant est-il en mesure de reprendre la main sur les forces économiques qui l'instrumentalisent ? Si les frontières se brouillent entre l'être travaillant et l'être vivant, comme elles se sont brouillées, pour de nombreux artistes, entre l'art et la vie, ce phénomène prend-il la forme d'une ascendance de la vie sur le travail ou d'une emprise du travail sur la vie ? Le concept d'« économie élargie » de Georges Bataille – qui considère les échanges humains au sens large – en contrepoint d'une économie restreinte où le travail est réduit à sa dimension comptable, est-il à inscrire au chapitre des illusions perdues ? En écho à cette interrogation, Nadia Lichtig formule, par la conjugaison au futur de propos recueillis auprès de salariés des transports en commun rennais, une oscillation poétique entre déterminisme économique et liberté des individus à disposer d'eux-mêmes dans leur activité : « Mon nom sera Frank. J'aurai quarante-deux ans et je serai conducteur… »

La pensée de Gabriel Tarde permet également d'analyser une autre forme d'influence de la subjectivité sur les paramètres économiques. Alors que la « science économique » se veut d'une rationalité mathématique, les valeurs qui la composent sont indexées, comme les valeurs « humaines », à la confiance ou la défiance qu'elles inspirent sur la base de critères qui ne sont pas tous rigoureusement scientifiques. D'ailleurs, à une époque où le langage des affaires emploie l'expression « création de valeur » pour désigner une mécanique financière tournée vers l'actionnariat, il ne faut pas oublier que le capitalisme boursier repose sur les affects de ses opérateurs, qu'il tente de capter, comme la caméra de Delphine Doukhan placée au plus près des visages, des écrans, des combinés de téléphone appuyés sur l'oreille des brokers de la City, dans le film Richard's Office. « How much money do you have in your fingers within one day ? » (7) A la question volontairement directe et naïve de l'artiste répondent les chiffres de la valeur manipulée par les brokers, ces agents multiplicateurs qui énoncent sans embarras les fondamentaux de la spéculation : lorsque le chômage monte, le cours de la Bourse suit. Comment une science peut-elle conduire à une conséquence aussi peu « raisonnable » ?
On retrouve cette présence des affects au cœur du calcul économique dans le film de Harun Farocki, Nicht ohne Risiko, vision « voyeuriste » d'une âpre négociation financière. Désir de réussite, crainte, quête du pouvoir et goût du risque des négociateurs se répondent dans une théâtralité qui nous tient en haleine. On le comprend à travers toutes ces œuvres, les artistes s'efforcent de scruter les parcelles de singularité et d'expression du sujet dans la grande matrice économique qui organise les mouvements productifs des hommes. Ils le font d'autant plus facilement qu'ils y participent eux-mêmes, sous une forme d'exception – le marché de l'art – dont beaucoup remettent en question la dimension spéculative.
L'art a toujours consisté à produire des signes, mais aujourd'hui, alors même que le degré de transgressivité d'une œuvre donne la mesure de sa valeur marchande, et que la « critique artiste » se voit irrémédiablement réintégrée et digérée par le capitalisme comme source d'autolégitimation, comment continuer à faire signe, « comment s'en sortir sans sortir », comme dirait le poète Ghérasim Luca ? De plus en plus d'artistes choisissent de mettre en forme les termes de la contradiction en s'immisçant dans la contradiction même, parfois jusqu'à l'ambiguïté, dont ils usent comme d'une ruse ultime, face à la toute-puissance industrielle du signe, comme la britannique Carey Young avec sa vidéo I am a Revolutionary. Dans le bureau d'un immeuble d'affaires, aidée par un « coach », l'artiste répète avec difficulté un discours d'autopromotion dont on ne sait s'il vante la dimension révolutionnaire d'un produit ou s'il annonce la révolution du système social dans son ensemble. Les mots semblent avoir perdu leur sens, les prononcer encore et encore n'aide en rien à le leur restituer.
Le conte de Macedonio Fernandez, « La Citrouille qui devint Cosmos » (8), nous prévenait déjà en 1944 : le légume est saisi d'une irrépressible pulsion de croissance et dévore l'intégralité de ce qu'il trouve à proximité, jusqu'à anéantir tout « extérieur ». On peut y lire une parabole – sous-titrée non sans humour « conte de la croissance » – de la capacité d'intégration fondamentale du capitalisme, lequel n'a de cesse de transformer toute étincelle de résistance en énergie pour sa propre prolifération. L'artiste, dont le moteur est un besoin de répondre à des impossibilités par une approche singulière et sensible, agit donc à l'intérieur du système, grâce à une capacité d'emprunt et de décalage qui rend visibles ses excès et ses dysfonctionnements, mais aussi ses dynamiques créatrices.
Jean-Luc Moulène s'immisce dans les chaînes de production industrielles dont, selon ses propres mots, il « lève le contrôle pour garder la qualité », et invente un processus d'usinage déviant, où l'objet industriel, ainsi légèrement modifié, devient sculpture. Pierre Huyghe agit en guérillero de l'espace commercial lorsqu'il pénètre dans un supermarché pour y « dévoler » un objet lui appartenant, qu'il dépose comme un don pirate dans le rayon approprié.

C'est dans cet esprit que Valeurs croisées a constitué pour quatorze des artistes invités un terrain d'expérimentation : le volet SouRCEs (Séjours de Recherche et de Création en Entreprise), des résidences d'artistes en entreprise où s'est éprouvée la possibilité pour l'art de s'infiltrer à l'intérieur même du monde du travail. Il s'agissait d'occuper le terrain, loin de la volonté colonisatrice de créer un « nouveau territoire de l'art », dans un rapport d'échange, de confrontation des points de vue, où l'artiste aura fait autre chose que poser un simple regard sur un monde traversé d'enjeux humains, sociaux, économiques, sensibles. Il s'agissait de confronter ouvertement les registres, en invitant chaque acteur, artiste, salarié, dirigeant, à se risquer à la rencontre (9), sans assurance d'un retour comptable sur investissement.

L'artiste est celui qui, au travers de formes, ou de formes de vie, invente des mondes « hétérotopiques », des micro-mondes qui entretiennent un rapport d'hétérogénéité fondamentale avec le monde « réel », quel que soit le contexte — atelier ou entreprise — qui les a vus naître. Il peut bien alors transgresser quelques frontières pour aller travailler la matière même du réel, quitte à interroger de l'intérieur les logiques de la vie laborieuse, à pratiquer la « perruque », à endosser le costume de l'entrepreneur ou encore à s'approprier, pour les détourner, les usages et protocoles économiques dont notre quotidien fourmille.


1. Une quarantaine d'œuvres ont été produites spécialement pour Valeurs croisées, dont quatorze dans le cadre de Séjours de Recherche et de Création en Entreprise (SouRCEs).
2. J'emprunte ce terme à Bernard Stiegler, qui désigne par là notre société actuelle, laquelle, selon lui, ne vient pas après l'ère industrielle (on parlerait alors de société « postindustrielle ») mais
mène l'industrialisation à son comble, c'est-à-dire à une situation où tout devient calculable.
3. Glitch est une marque qui vante les qualités négatives des articles et des prestations qu'elle conçoit : « Glitch, c'est Beaucoup plus de moins !, un engouement pour le négatif qui va faire mal à la moyenne. »
4. Paul Lafargue, Le Droit à la paresse, éditions L'Altiplano, 2007.
5. Ce phénomène a été analysé sous l'angle des sciences sociales par Pierre-Michel Menger dans Portrait de l'artiste en travailleur. Métamorphoses du capitalisme, La République des Idées, éditions du Seuil, 2002.
6. Gabriel Tarde, Psychologie économique, éd. Félix Alcan, Paris, 1902. Lire également l'ouvrage de Maurizio Lazzarato, Puissances de l'invention. La Psychologie économique de Gabriel Tarde contre l'économie politique, Les Empêcheurs de penser en rond, 2002.
7. « Quelle somme d'argent passe entre vos doigts en une journée ? »
8. Macedonio Fernández, « La Citrouille qui devint Cosmos », in revue TLE (Théorie, Littérature, Enseignement), n° 19, octobre 2001, pp. 111-113, trad. Diego Vecchio. Texte original : « El
Zapallo que se hizo Cosmos. El Cuento del crecimiento », Obras Completas, tomo VII , Corregidor, Buenos Aires, 1987, pp. 51-55.
9. Cf. le texte de l'auteur, « La philosophie des SouRCEs », p. 120.


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