les presses du réel

Le lacéré anonyme

extrait
Préface (p. 7-11)


Bas les masques, lâchez tout ou le cri des murs contre le style de l'art

Lorsque Villeglé publie en 1977, son quasi manifeste du Lacéré anonyme (1), il prend clairement position pour la poésie partout, pour tous et par tous, selon le voeu de Lautréamont, retraversé par le Rimbaud des Illuminations (enluminures urbaines), des peintures idiotes et des enseignes ; revivifié par André Breton et le Surréalisme et, tout particulièrement, par Aragon dans Le Paysan de Paris et les projets de déambulations parisiennes (2). Dans les années 1930, Cassandre, initié au Bauhaus, maître en typographie (les catalogues des vins Nicolas) et en affiches publicitaires, publie, préfacé par Blaise Cendrars – sensible depuis 1910, au lyrisme publicitaire des murs peints, des affiches urbaines et des réclames diverses (menus de restaurant, revues et dépliants touristiques) – , Le Théâtre est dans la rue (3).

Villeglé (qui a une vingtaine d'années en 1946) tout juste « piéton de Paris », avec son complice Hains, assiste aux divers débats et polémiques autour des avant-gardes, avec le retour du surréalisme, la naissance de Cobra (en faveur d'un surréalisme révolutionnaire, contre le Bauhaus qui renaît dans les années 1950 à Ulm et contre un surréalisme ésotérique), l'apparition sous la forme du mouvement lettriste (dès 1946), mené par Isou, d'une nouvelle avant-garde intempestive et radicale, proclamant la novation systématique par la lettre et le signe. Quasiment en même temps, la fondation par Dubuffet, de la compagnie de l'Art brut (en faveur d'une culture directe et spontanée, celle des autodidactes – le facteur Cheval –, des fous et des médiums) et l'inauguration du Collège de 'Pataphysique par Queneau et Le Lionnais. Simultanément à ces controverses quant à l'art vrai, vivant et dynamique, expressif, on assiste à l'avènement de l'abstraction lyrique (ou du tachisme, ou d'un art autre, selon Michel Tapié, qui réalise une exposition manifeste (4) : Véhémences confrontées (1951), synthétisant l'affirmation des gestes, de l'élan spontané, du hasard et du chaos contre l'abstraction géométrique qui s'est reconstituée autour du salon des Réalités nouvelles et de la revue d'architecture Art aujourd'hui de René Bloc). Dans ce climat, Cobra (1948-51) avec Jorn et Dotremont, érige un nouvel art expérimental et matérialiste en faveur d'un Bauhaus imaginiste (contre la froideur géométrique déjà représentée par la galeriste Denise René). Dans ce climat parisien controversé, Villeglé ne peut ignorer ni la publication du manifeste de la poésie naturelle (Anthologie de la poésie naturelle (1949), élaborée par Alain Gheerbrant et Camille Bryen (5) – un passeur des années 1930 qui a digéré surréalisme et dada, rencontré Ribemont-Dessaignes, Picabia et Duchamp), ni le fameux et rare incunable (à tirage limité) réalisé par Iliazd (un géorgien cofondateur de dada russe en 1919, en exil à Paris depuis 1920). Poésie de mots inconnus (une suite de planches en couleurs de poèmes phonétiques ou syllabiques de Schwitters, Arp, Bryen, Audiberti, Artaud, Hausmann, Doesburg…), où les poètes et les peintres se rencontrent. Mais que faire ? Son ami Hains, issu des Beaux-arts de Rennes, s'initie à la photographie, abandonnant toute velléité de devenir un artiste, peintre ou sculpteur ; Villeglé, issu d'une école d'architecture, n'envisage aucune carrière artistique, déjà sensible au choix du regard.

Mais que faire ? Donner la parole aux murs de Paris ? Car, avec Hains, ils sont de fervents « piétons de Paris (6) », sensibles à la beauté sauvage des palissades, des publicités et des affiches collées sur les murs, dans la loi et hors la loi. Brassaï vient de publier un album de graffitis et traces murales et a déjà illustré l'Anthologie de la poésie naturelle : « La poésie naturelle peut être considérée comme l'expression d'une conscience immédiate n'ayant d'autre critère que sa propre existence (...), les affiches déchirées dans les rues, les pierres affectant des visages humains, les chansons de faubourgs dont quelques mots oubliés font une étrange mélopée, les peintures idiotes… » Il ne reste qu'une voie : sauvegarder et collectionner systématiquement, par des prélèvements entiers, ces tableaux anonymes, témoins du passage du temps, véritables readymades. Ainsi Villeglé va-t-il ennoblir le statut du collectionneur et de sa collecte, par un acte théorique, conceptuel : le choix est un acte créatif (et modeste) qui dans le même temps rend hommage à la foule anonyme et à la nature des éléments. Dans ce contexte polémique du débat pictural et artistique des années 1950, Villeglé et Hains inaugurent un immense espace potentiel, une nouvelle poétique. Témoin du Lacéré anonyme, depuis sa première exposition en 1957 à la galerie Colette Allendy, puis à la nouvelle Biennale de Paris en 1959, sous l'enseigne controversée du Nouveau Réalisme (une idée de Pierre Restany qui collabore à la revue de peinture Cimaise, avec Michel Ragon et Herta Wescher, fin 1950), jusqu'à la rétrospective au Centre Georges Pompidou, en septembre 2008, Villeglé n'a cessé de constituer ce trésor anonyme jusqu'à sa préservation muséale. Il est devenu un auteur, un augmentateur, un passeur, un colporteur qui transmet et donne la parole et non pas sa parole (via galeries, collectionneurs, musées, livres, vidéos) aux actes anonymes oubliés, négligés, refusés. Ni art ni anti-art, non-art (7). Pas d'œuvre, pas d'art, pas d'artiste, un outre-dépassement, un au-delà du cut-up, du collage et du montage, une épopée fragmentaire anonyme, une topographie affichée du hasard (8), un prélèvement des rumeurs visuelles des rues de Paris. Tableaux de « poésure et peintrie » trouvés troués, « poésie naturelle faite non seulement par tous, mais surtout par TOUT (9) ».

Michel Giroud,
peintre oral et tailleur en tout genre, été 2008.


1. Publié par le Centre Georges Pompidou, deuxième trimestre 1977.
2. En 1947, Maurice Nadeau publie le premier livre sur l'histoire du surréalisme, avec un livre-documents.
3. En 1954, Wolf Vostell vient à Paris pour étudier la peinture aux Beaux-Arts. Diplômé en art et métiers graphiques (Wuppertal), il est l'assistant de Cassandre à son Atelier graphique et découvre à l'automme 1954 son concept fondateur dé-coll/age, une autre aventure du signe commence, différente de celle de Hains et Villeglé.
4. C'est la naissance de l'Art informel, avec Pollock, Bryen, Wols, Hartung, Mathieu, avant la première exposition personnelle de Pollock, en 1952, à Paris.
5. Camille Bryen, Désécritures – Poèmes, essais, inédits, entretiens, Dijon, Les presses du réel, 2007.
6. Expression trouvée par Léon-Paul Fargue et titre de son livre publié en 1939 : Le Piéton de Paris, chez Gallimard.
7. Un acte d'art sans art, hors de l'art et dans l'art, dans la rue et dans le musée. Cf. le livre de Jean-Claude Moineau : L'Art dans l'indifférence de l'art, Paris, PPT éditions, 2001.
8. Un clin d'oeil à Daniel Spoerri.
9. Une nouvelle version du Lacéré anonyme est parue en 1986 à Dijon, sous le titre : Orbi et Urbi, éd.W.




I. Du choix considéré (p. 13-23)

Je tiens mes distances vis-à-vis de l'acte de peindre ou de coller, et la non-préméditation pour une inépuisable source d'art, d'un art digne des musées. Je considère comme positif le résultat obtenu par un quelconque passant lacérateur d'affiches, sans qu'il y ait de sa part la moindre intention esthétique ; mais je tiens le choix en grande estime.
Au début des années 60, certains de ceux qui venaient de se grouper en « Nouveaux Réalistes » se manifestèrent en présentant comme oeuvre d'art des objets transformés par l'usage, par le temps ou divers accidents plus ou moins heureux plastiquement.
Sans pour cela subir le monde et, s'il est possible, « être bête comme la vie », ces nouveaux artistes, ces collectionneurs captèrent et mirent en valeur – leur critère primordial étant le choix – des tranches de vie. Ils n'eurent, les ayant choisies, nul besoin d'interposer quoi que ce soit entre elles et eux.
Dans sa plénitude, une oeuvre est découverte sans recourir à la reproduction ni à nulle autre bâtarde transposition :
en signant une palissade ou un fragment de tôle gratté (Raymond Hains) ;
en arrachant des palissades les affiches lacérées par les passants (Rotella, Villeglé) ;
en cadrant l'envers de ces mêmes affiches (Rotella, Dufrêne) ; en ramassant des chiffons ayant essuyé le cambouis des machines (Raphaël Anouj) ;
en proposant le pigment industriel pur (Klein) ;
en présentant des bâches de signalisations de l'armée américaine aux couleurs fluorescentes roses ou jaunes, des plaques de blindage au vernis violet ou du patchwork japonais (Gérard Deschamps) ;
en piégeant sur le plateau de la table les couverts, les reliefs d'un déjeuner (Daniel Spoerri) ;
en assumant l'une de ses vitrines passées au blanc d'Espagne (Jean-Michel Mension, laveur de carreaux par intermittence) ;
en exposant deux voitures compressées (1) en un cube d'une tonne (César).

« Que de tels objets puissent exister beaux en dehors même de l'interprétation du peintre, cela contente en nous un matérialisme inné, combattu par la raison, et sert de contrepoids aux abstractions de l'esthétisme (2). »

Est-il permis d'affirmer que la manière dont l'objet est visé est identique pour chacun des Nouveaux Réalistes ? Ravisseur, j'enregistre l'objection possible du phénoménologue. Et, sans faire fi des divers processus intentionnels de la création, je ne répéterai jamais assez que – si délaisser le faire pour le ravir n'est pas se laisser aller au jeu des préférences ; mais très exactement vouloir changer d'attitude – l'estime particulière du choix implique le refus de toute échelle de valeur entre l'objet créé et l'objet trouvé dans sa plénitude.

Certains objets trouvés furent il y a une soixantaine d'années appelés ready-made. En 1913 une Roue de bicyclette, en 1914 un Porte-bouteille furent décrétés sculptures et présentés comme telles.
Ces objets, – n'importe quoi, mais spécialement des objets manufacturés – étaient prêtés par un quincaillier, un marchand de cycles chez qui la plupart du temps ils retournaient l'exposition terminée, retrouvant là quelques exemplaires des milliers de leurs semblables qui étaient sortis de la fabrique ou allaient en sortir.

Je regrette donc le « fait même que Duchamp ait consenti récemment à la reproduction de treize de ses ready-mades en huit exemplaires. Si cet accordpeut être interprété comme une manoeuvre destinée à prendre au piège les admirateurs de son mythe et confère à l'objet une dignité supplémentaire en le précipitant pour la première fois dans l'indignité du commerce », il pourrait faire accroire qu'une housse de machine à écrire Underwood est une pièce non manufacturée de « caractère unique (3) ».
Le ready-made fut pourtant l'un des plus hauts moments de ce « droit de tout oser » que Gauguin voulait établir une vingtaine d'années auparavant. Il nous semble tout aussi passionnant, plutôt que de voir ou de revoir l'un de ces objets banals ou sa réplique, de simplement lire qu'en 1914 Duchamp signait Pharmacie un vulgaire chromo « comme on couronnait, non sans arrière-pensée, le ‘Roi des fous'… où qu'il préconisât l'usage d'un Rembrandt comme planche à repasser à titre de ready-made réciproque (4) ».
Les affiches lacérées, choisies, exposées, ont été assimilées au ready-made par une critique paresseuse : l'objet de Duchamp, « produit manufacturé », ne devenait oeuvre d'art que « par la grâce de cette unique imposition des mains (5) », contrairement à l'affiche lacérée, quant à elle production non manufacturée, objet d'art avant même d'être reconnu pour tel par le choix du collectionneur (la personnalité de celui-ci pouvant, à la rigueur, lui apporter une dimension supplémentaire).
Hors l'exaltation du « choix strictement individuel et souverain qui n'a de compte à rendre à personne », le lien qui pourrait exister entre l'oeuvre de Marchand du Sel et l'affiche lacérée se tient dans cette distance, qu'avec l'humour et la parodie, l'homme prend face au travail. Car, il faut dénoncer cette démagogie qui voudrait faire croire que l'artiste se rend à l'atelier comme l'ouvrier à la chaîne.
« Mon atelier, c'est la rue », déclare Hains. Le côté « exemplaire » du ready-made ne réside pas uniquement dans le fait qu'un objet est choisi en fonction d'une réaction d'indifférence visuelle mais aussi dans le fait que cet acte d'indifférentisme mécanique est sacralisé par un rendez-vous pour tel jour, telle heure, telle minute ; cette sorte de rencontre, hasard objectif provoqué, qui a préoccupé passagèrement Duchamp pouvait, tout aussi bien, être combinée par personne interposée.
Si l'appropriation indifférenciée d'un urinoir fut signalée comme étant à la source de notre option, par contre le déterminisme architectural par lequel Le Corbusier expliquait le Parthénon fut passé sous silence. Et pourquoi la bouffarde de série de la coopérative « La pipe », le frein avant Delage, la turbine de 40 000 Kw, qui ne flattent pas seulement un sentiment nouveau-né de la mécanique, et avec lesquels l'architecte illustrait ses théories, compteraient-ils pour rien (6) ?
L'Indifférent et le Déterministe veulent également produit manufacturé et création artistique. Si pour le Déterministe, Duchamp a « des yeux qui ne voient pas », (son choix est de l'anti-choix, ne serait-ce que parce qu'il est dada) avouons que le geste de l'anonyme échappe à l'organisation fonctionnelle du constructeur par le hasard heureux ou malheureux (veine ou déveine), inhérent à la déchirure qui ne prétend pas au Beau comme finalité, mais, oserais-je dire, au monde libertaire de l'indéterminé.
En mars 1930, Aragon semble prévoir l'échappée finale ; ayant ouvert le procès de la personnalité de l'artiste, et après avoir mentionné les balbutiements dadaïstes, n'écrit-il pas dans La Peinture au défi : « L'on voit naître de ces négations une idée affirmative qui est ce que l'on a appelé la personnalité du choix…» C'est lui-même qui souligne.
Au cours de la génération qui nous précéda, également s'ouvrit, à un horizon que ne bornait plus nulle considération de pays, ni d'époque, « le musée imaginaire » : « Le hasard brise et le temps transforme, mais c'est nous qui choisissons. » La prise de conscience du choix était désormais assurée (7). Dans l'Esthétique généralisée allant d'une nature à qui l'on reconnaît souvent des qualités de peintre à ceux des peintres auxquels il arrive non moins souvent qu'on les nie, Roger Caillois, trente ans plus tard, tente de considérer le problème dans sa plus grande généralité.
« L'homme est normalement sollicité de rechercher la beauté aussi au-dehors de l'univers du mérite et de la réussite, c'est-à-dire en dehors de la création consciente et délibérée. Il a plusieurs fois pressenti que n'importe quel objet pouvait devenir oeuvre d'art par le seul fait qu'il le déclarait tel, c'est-à-dire qu'il le choisissait, qu'il l'isolait, qu'il l'encadrait et éventuellement qu'il le signait, ou encore parce qu'il en avait favorisé l'apparition en libérant à l'abri d'influences étrangères les forces capables de le produire. Il revendique alors la responsabilité de l'objet promu. Il s'en déclare l'auteur, c'est-à-dire, selon l'étymologie, l'augmentateur, celui qui confère la portée et l'importance. Voici mis au niveau de l'acte même de créer, l'acte seul de choisir soit une donnée procurée par la nature, soit les moyens d'appeler à l'existence, simplement en laissant faire, un aspect à peine prévisible d'une matière soumise à un traitement incontrôlable (8). »
Malheureusement, dans ses développements, Caillois, d'une part, enfermé dans un certain manichéisme, repoussera tout entendement entre les « matières triomphantes » aux formes nettes et tranchées et les « matières dégradées » aux contours dilués et comme dissoutes ; d'autre part, il ne saura différencier du choix l'automatisme gestuel ou dripping. Il ne va pas au bout de son sujet, du nôtre du moins, il effleure l'augmentateur, l'homme qui choisit. Caillois ne voit pas l'abîme qui sépare le sélectionneur des objets dégradés par le hasard de l'usure, du temps et des éléments de l'artiste inconscient ou non, qui met ses facultés au service du hasard de la transposition picturale. L'inconscience du peintre expérimenté ou de l'anonyme de la rue crée tout aussi bien que Juan Gris le plus réfléchi des cubistes.
Avec son manque de décision, Caillois paraphrase tout au plus Alberti : « Ce quelque chose qui nous plaît dans les choses les plus belles et les plus exquises vient ou bien d'une inspiration rationnelle de l'esprit ou de la main de l'artiste, ou bien la nature le produit à partir de ses propres matériaux. La tâche de l'esprit réside dans le choix, la division, et la mise en ordre de cette espèce qui confèrent à l'oeuvre sa dignité. »
Il ne fera donc pas de l'appropriation sélective une méthode, une première règle critique de création. De plus, pour illustrer cette esthétique, il escamotera les sélections de ses aînés les plus proches et de ses contemporains, au profit des septaria, des agates, des paesine ou marbres-paysages de Ferrare qui furent en vogue au cours des XVIe et XVIIe siècles. Non qu'il ait tort de prendre certains de ses exemples dans le passé et de citer K'iao Chan artiste japonais du XIXe (9) qui signa, après l'avoir cadrée, une plaque de marbre et lui attribua un titre, mais du moins faudrait-il que, profitant des aventures qui ont été entreprises depuis, il braquât un éclairage nouveau sur ces créations sélectives (10).

Pour ma part, en 1947, lors de mes premières sélections d'objets, je voyais avec le ready-made , non le calembour à trois dimensions, mais la démystification de l'art, le divorce entre l'éthique et l'esthétique, la vision annihilée au profit de la conception. Un déséquilibre. L'indifférence visuelle que prône l'anartiste, l'anti-rétinien, lors de ses appropriations n'a que faire de révéler la beauté non indifférenciée qui crève les yeux ; sa bouderie aristocratique n'a que faire de prendre avec rage la nature sur le fait, en « flagrant délit » pour ainsi dire. Le ravisseur d'affiches, lui, tente un nouvel amour et une réintégration dans la société. « Le monde qui est le nôtre transpire à travers elles (les affiches) et leurs lacérations correspondent à la colère, à la rage, plus qu'à des gestes gratuits (11). »
« Jusqu'au XIXe siècle l'affiche est demeurée avant tout un document officiel, instrument de l'autorité administrative ou émanation de la propagande du régime. L'affiche utilitaire est fille de la révolution industrielle et sa prolifération est le reflet des transformations économiques et sociales de l'époque », rappellera Pierre Restany à l'occasion de l'une de nos expositions (12).
Quoique le maquettiste d'affiches publicitaires soit dans l'obligation de payer son tribut à la clientèle, ce dont s'est libéré l'artiste depuis la commande de la Ronde de nuit, et qu'il en découle que ses esquisses, soumises aux servitudes optiques de la rue, évoluent techniquement selon la plus importante des masses des consommateurs, « il y a concept d'art incontestable…, un fait plastique d'un ordre nouveau et un équivalent des manifestations artistiques existantes quelles qu'elles soient (13) ».
Par ailleurs, le colleur d'affiches est dit le « plus grand des poètes modernes » ; sous l'Ancien Régime la dignité de maître de cérémonies lui avait été conférée par les échotiers (14). À cause de cette dignité, sans doute, le père noble fut surnommé, dans l'argot de théâtre du XIXe, colleur d'affiches. Car ce bénisseur qui déverse des conseils, des bénédictions, des pleurs sur la tête des jeunes gens étend ses mains en avant comme s'il collait des affiches au mur. Mais ce « journal du monde de la rue », le ravisseur ne se l'approprie que lorsque, lacérée, l'affiche échappe au commerce, à la politique, les images se métamorphosent en coq-à-l'âne, les mots font leurs jeux, deviennent illisibles. C'est alors par le quiproquo que flâneur aux palissades « tu lis… les affiches qui chantent tout haut.
Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux (15). »


1. Il faudrait dire « comprimée », « compressée » étant un néologisme. À ce propos je signale que René Huyghe laisse son éditeur lui donner la réputation d'avoir créé une psychologie de l'art permettant de définir notre temps et ses problèmes et préfère trahir un artiste plutôt que d'employer ce néologisme. Il dira « automobile « broyée ». Les Puissances de l'image, Paris, Flammarion, 1965 (Images et Idées) p. 238.
2. Marcel Proust, À l'ombre des jeunes filles en fleurs, Paris, N.R.F., 1920, Paris, Gallimard, 1959 (Bibliothèque de la Pléiade) p. 847.
3. Alain Jouffroy, « Les Objecteurs », Quadrum, n° 19, Gand, 1965, p. 8.
4. Lettre de Gauguin à Georges-Daniel de Montfreid, Atuona, Îles Marquises, mai 1902.
5. Robert Lebel, Sur Marcel Duchamp, Paris, Trianon, 1959.
6. Le Corbusier-Saugnier, Vers une architecture, Paris, G. Crès, 1923.
7. André Malraux, Les Voix du silence, Paris, N.R.F., 1951, p. 55.
8. Roger Caillois, Esthétique généralisée, Paris, Gallimard, 1962, p. 9.
9. Roger Caillois, « Où commence l'art ? » et « Le Débris promu oeuvre d'art », Arts et Spectacles, Paris, n° 787-788, 14 et 21 septembre 1960 ; n° 850, 3 janvier 1962.
10. Lors de la parution de cette esthétique l'indignation de Pierre-Henri Simon, Le Monde, 27 juin 1962, fut des plus amusantes : « Aucun symptôme, je l'avoue, ne me paraît plus grave, aucun spectacle plus consternant que celui des plus beaux et des plus forts esprits de notre époque ainsi partout affrontés au crime rituel d'abaisser et de tuer l'esprit : Après la mort de Dieu, voici partout proclamée, joyeusement, dirait-on, la fin du dieu dans l'homme. » Et
avec bien du superlatif en vérité, Il terminera son feuilleton littéraire par une des grandes affirmations humanistes, dira-t-il, de Valéry oubliant que pour une raison de majeure euphonie, le père de Monsieur Teste invertissait « complètement » le sens d'un vers et affirmait (sans preuve) que Racine « n'eût pas hésité, à l'occasion, à en faire autant pour le caractère de Phèdre ».
11. Alain Jouffroy, Une révolution du regard, Paris, Gallimard, 1964, p. 191.
12. Pierre Restany, L'Affiche lacérée, élément de base de la réalité urbaine, Milan, galerie Schwarz, avril 1963. Texte repris dans Les Nouveaux Réalistes, un manifeste de la nouvelle peinture, Paris, Planète, 1968, p. 59.
13. Fernand Léger, Fonctions de la peinture, Paris, Gonthier, 1965, p. 57.
14. Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, Amsterdam, 1789.
15. Apollinaire, Alcools, Paris, Mercure de France, 1913.


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