les presses du réel

Écrits complets – Volume 1Constitution d'un tableau – Journal – 1963-1968/1988

extrait
Postface
(p. 209-212)


En tant qu'artiste confronté aux tableaux et à leurs conditions, Rémy Zaugg (1943-2005) a écrit toute sa vie – d'abord pour lui-même, c'està- dire pour se connaître soi-même, ensuite surtout pour les autres. Le premier volume des Écrits complets offre une approche impressionnante à l'univers de ce travail d'écriture et montre comment le discours artistique, fait de mots, fut directement motivé par des tableaux.
Né en Suisse dans le Jura francophone, Zaugg a grandi dans le petit village de Courgenay et fréquenté les Écoles dans la ville voisine de Porrentruy avant de poursuivre ses études à l'école des arts et métiers de Bâle. Souvent évoquée par l'artiste et tout autant soulignée par d'autres, sa rencontre avec le tableau monochrome monumental Day Before One (1951) de Barnett Newman au Kunstmuseum de Bâle fut pour lui une expérience décisive. Ce tableau eut une influence si profonde sur lui qu'il se sentit contraint de s'en éloigner et de faire un détour. Il décida d'étudier le langage de la peinture, et c'est dans ce contexte que le tableau de Cézanne La Maison du pendu (1872-1873) ou, plus exactement : une reproduction de ce tableau, joua un rôle important. Pourquoi Cézanne, pourquoi ce tableau, pourquoi une reproduction ? Comme Van Gogh, Picasso, Matisse ou Braque, Cézanne occupait pour le peintre débutant une position picturale bien connue grâce aux livres d'art qui familiarisaient le jeune Jurassien avec l'art moderne. Ce n'est pas un tableau typique de Cézanne. Mais ce qui sans doute paraissait intéressant à Zaugg pour l'analyser, c'était le caractère enchevêtré et fermé de la vue d'un village, et le drame évoqué de manière mystérieuse par le titre. Le plus facile pour lui était le recours à une reproduction qui avait l'avantage d'être en permanence à sa disposition et l'aidait, par une forme de travail qui voulait être intensive, à se soustraire aux contraintes institutionnelles d'un musée ; de plus, le fait que l'original se trouvait dans un lieu éloigné (à l'époque le Louvre, aujourd'hui le musée d'Orsay à Paris) ajoutait un élément d'intérêt. Les Esquisses perceptives (complètement illustrées dans A Sheet of Paper II, Paris-Dijon-Bruxelles, art & art, Les presses du réel, 1992) ne sont pas seulement le compte-rendu de cette confrontation avec une peinture d'un autre siècle, mais accompagnent une évolution de cinq ans pendant lesquels Zaugg se libéra de sa formation d'origine et devint un artiste-écrivain. L'utilisation de différents papiers témoigne de ce processus. Les premières esquisses furent produites sur les pages détachées d'un cahier d'écolier (jusqu'à l'esquisse no 14/15). Lorsque les pages du cahier, y compris sa couverture, furent complètement remplies, d'autres papiers furent choisis, d'abord des papiers calque à format oblong (esquisses nos 16 et 19) puis d'autres papiers à dessin plus grands, également à format oblong (à partir de l'esquisse no 20), qui correspondaient à peu près au format de l'original. Dès le moment où le procédé cartographique commença à se transformer en un texte écrit en continu (à partir de l'esquisse no 23.4), ce sont des feuilles de grand format A3 qui furent utilisées et couvertes d'écriture de haut en bas, ligne après ligne – comme du papier à lettres.
Les 27 esquisses sur 48 feuilles déploient une dramaturgie très spécifique. Sur la première feuille, des désignations d'objets sont reportées à l'intérieur du format dessiné du tableau, ensuite couleur, forme et composition sont décrites de manière toujours plus complexe en incluant le contexte immédiat et éloigné. La vingt-troisième esquisse s'étend sur plus de 25 feuilles. La suite s'achève avec l'esquisse no 27, en monochrome vert. Sur la dernière feuille, les proportions du tableau de Cézanne sont toujours encore indiquées, mais au lieu de reporter les formes colorées dans leurs relations au sein du tableau, 48 endroits sont définis comme « verts ». Le détour par le tableau de Cézanne conduit à un monochrome qui rappelle de nouveau Barnett Newman, mais d'une manière lointaine : un tableau léger, transcendant, dans lequel l'épuisement se ressent comme résultat du travail antérieur et dont le « vide » est rempli par d'innombrables images de mémoire. Le parcours conduit ainsi d'un processus carto graphique visant ce qui est représenté, à un processus cartographique reconnaissant la valeur propre de la couleur, en passant par un texte écrit en continu.
Les datations jouent pour Zaugg toujours un rôle important : elles permettent de donner forme au développement du travail entrepris, grâce à la notation des points de départ et d'arrivée, des durées, des interruptions et des reprises.
Les Esquisses perceptives sont datées de 1963-1968. Les études de Zaugg ont commencé en 1963, la même année que la rencontre déjà mentionnée avec le tableau de Newman. La formation officielle achevée en 1966, les études autodidactes, elles, continuèrent jusqu'en 1968 – jusqu'à l'achèvement des Esquisses perceptives. Comme le livre avec la reproduction de Cézanne ne fut édité qu'en 1965 (Cézanne, Cologne, DuMont Schauberg, 4e édition ; aujourd'hui partie intégrante de l'œuvre) et n'est évoquée en référence bibliographique que sur la neuvième esquisse, c'est une autre reproduction qui fut utilisée antérieurement, ou bien – ce qui est plus vraisemblable – l'année 1963 indiquée comme début désigne la rencontre fructueuse avec le tableau de Newman, qui fut le déclencheur des Esquisses perceptives.
Les Esquisses perceptives rebondirent à la fin des années 1970, parce qu'elles s'avéraient utiles pour rendre plus évidente l'identité multiple des tableaux. Quelques-unes furent composées en typographie, ajustées aux proportions du format du tableau (200 x 175 cm) et transposées plusieurs fois par sérigraphie (jusqu'au milieu des années 1980 environ) sur les tableaux des séries d'œuvres Une feuille de papier et Esquisses perceptives – tableaux. Ainsi, elles prenaient de la distance par rapport au contexte de travail dans lequel elles avaient vu le jour, et devenaient dans un sens plus général une métaphore du travail de perception. Reportées et repeintes plusieurs fois, ces œuvres mettaient en évidence le caractère fragmentaire et inachevé de la perception.
En 1988, les notations se transformèrent en une œuvre autonome présentée dans les expositions Für ein Bild à la Kunsthalle de Bâle et À propos d'un tableau au musée d'Art moderne de la Ville de Paris ; en 1990, elles devinrent la propriété du couple de collectionneurs Hans et Monika Furer-Brunner (dépôt au Kunstmuseum de Bâle). Mais leurs changements d'identité n'étaient pas encore terminés grâce à des reprises, des transformations et des nouvelles interprétations. Sur une suggestion de René Pulfer, elles furent transposées en 1988 dans l'installation vidéo Quatre esquisses perceptives : sur quatre moniteurs, un tableau blanc neutre est accompagné par une voix off qui lit les mots indiqués dans les quatre esquisses nos 1, 4, 13 et 22. La même durée de 45 minutes étant prescrite pour les quatre textes de longueur différente, on ménageait des pauses plus longues ou plus courtes. De plus, les Esquisses perceptives furent produites et éditées par la galerie Mai 36 en 1990 sous forme de dessins en fac-similé dans une pochette.
Chaque médium avait sa propre expressivité et laissait apparaître les notations dans une perspective différente. Chaque transposition faisait abstraction différemment des qualités sensibles originales en y ajoutant une nouvelle qualité. Dans les années 1980, vraisemblablement en 1986, l'idée surgit de publier les notations sous forme de livre. En 1989, l'édition française du livre paraît chez art & art, écrits d'artistes à Dijon et la traduction allemande est publiée en 1990 aux éditions Wiese à Bâle. Le premier volume des Écrits complets mentionne une troisième année, à savoir 1988, parce qu'il s'agit de l'année du travail de transposition proportionnelle au format du livre et l'année du texte de la postface « Éléments biographiques. L'étudiant ». Conformément au concept des Écrits complets de ne donner la parole qu'à Rémy Zaugg, le texte de Felix Philipp Ingold concluant la première publication en français et en allemand fut supprimé.
Les esquisses originales donnent de nombreuses informations que le livre ne contient pas : les qualités du papier et du crayon, les différents formats des feuilles, les nombreuses petites esquisses et lignes indiquant des références. Mais le livre a l'avantage de rendre plus évident le développement du discours. À ce titre, on peut considérer que le travail des esquisses pendant les années 1960 et les vingt années suivantes avait sans doute un but premier : il fallait que les œuvres de jeunesse, encore introverties, soient rendues accessibles à un plus large public, et qu'elles le soient dans une forme actualisée faisant des Esquisses perceptives également une œuvre des années 1980.

Eva Schmidt


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