les presses du réel

Jocelyne SaabLa mémoire indomptée

extrait
Préface
La mémoire sous le lit
Jocelyne Saab
(p. 13-14)


Lorsqu'une jeune étudiante diplômée en philosophie et histoire de l'art, alors étudiante en cinéma à l'ENS de Lyon, Mathilde Rouxel, est venue me trouver à Beyrouth durant l'été 2013 pour étudier mon travail filmique, les bombes explosaient à tous les coins de rue. Elle n'avait pas l'air de s'en soucier et insistait pour me rencontrer ; un entretien mené par Guy Hennebelle en 1975, paru à l'occasion de la sortie en salles à Paris du Liban dans la tourmente, mon premier long-métrage documentaire, avait attiré son attention. Mon audace l'avait visiblement intriguée. Un second entretien plus récent avec Olivier Hadouchi guidera les premiers pas de sa recherche .
J'étais alors en pleine préparation du festival de films de résistance culturelle que je montais à partir de rien pour réagir face à la lourde situation politique et sociale dans laquelle avait à nouveau sombré le pays. Dans l'urgence d'agir, je lui ai proposé de m'accompagner dans cette entreprise, lui donnant par-là une chance de comprendre un peu le pays et mes raisons d'agir comme je le faisais. En me suivant dans cette aventure, elle a pu déceler ce qui motivait mon engagement, et a su retrouver dans mes films, mes photographies et mes vidéos ces lignes de force qui parcourent de bout en bout mon travail d'artiste.
Mathilde Rouxel avait alors à peine 21 ans et s'est avérée une précieuse collaboratrice. Après cette expérience exaltante qui avait pour objectif de « panser les plaies [d'une ville en guerre] sur grand écran », Mathilde s'est jetée à corps perdu dans mon travail, dans mes images, en quête de ce qu'elle a décelé comme étant ma « volonté tenace de reconstruire une mémoire en voie de disparition, d'exprimer une vérité impossible à rattraper, […] guidée par cette recherche intérieure d'une identité qui justifie sa place et son rôle dans un monde qui se déchire et qui plonge dans l'oubli ».
J'habitais alors à Aïn Mreissé, en haut de la pointe la plus avancée de la ville sur la mer, dans une petite chambre sur un toit prêtée par un couple d'amis mécènes. Dans cette petite bicoque aux allures romantiques, le seul espace dont je disposais pour ranger mes films était un grand lit en bois sous lequel je glissais de lourdes malles métalliques pleines de mes souvenirs.
Dans ce pays noyé de contradictions où votre personnalité n'est jugée qu'en fonction de l'argent dont vous disposez et de vos liens oligarchiques et familiaux, les réalisations, les performances ou les valeurs humaines sont mésestimées, voire méprisées. Je gardais malgré tout l'illusion que ces malles métalliques pouvaient protéger un vécu fait d'authenticité, d'aventures humaines et de passion, et qui constituait, profondément, mon identité. J'ai mis des mois à trouver le courage – psychologique plus que physique – de m'étaler au sol dans cet espace exigu et de me glisser sous le lit pour en tirer une à une les cassettes vidéos de mes films, les bobines de pellicules, les DVD, pour les confier à Mathilde. Je ne me doutais pas qu'elle réussirait aussi bien à redonner vie à quarante ans de témoignage.
Ce qui m'a le plus touché à la lecture de cette première monographie, où Mathilde, comme le dit Nicole Brenez, revient sur ma façon d'exalter l'art dans le document, c'est la subtilité avec laquelle elle a su voir, au-delà de la simple information documentaire, équilibrée par la subjectivité détonante qui me caractérisait ; elle a su saisir ce qui m'avait taraudé tout au long de ma carrière dans ma capture d'images : la recherche d'un « pacte narratif établi entre la caméra et le monde réel » né d'abord d'un contact humain, d'un regard bienveillant. C'est une définition que l'on m'a toujours refusée – que je filme Beyrouth en pleine guerre civile ou que j'aborde par la fiction des tabous sacrés comme avec Dunia en Égypte, on a souvent fait de moi une banale sorcière gargantuesque, en raison de l'impact imprévu de mes films sur la société. Je ne suis pourtant pas plus haute que trois pommes, mais toujours prête à braver le feu ; Pasolini n'écrivait-il pas « Faire du cinéma c'est écrire sur du papier qui brûle ». Je suis ainsi redevenue, grâce à cette lecture – lucide – de mes films ce que j'ai toujours été : une femme engagée pour le droit à la vie à travers les images.
Mathilde Rouxel par ce livre, aura contribué à la création d'un instrument de travail, indispensable pour mettre à jour une partie de la mémoire collective d'un pays toujours en déni de son passé.
Je remercie Nicole Brenez d'avoir demandé à Mathilde Rouxel de me consacrer une recherche monographique exhaustive et la persévérante éditrice de Dar an-Nahar Jana Tamer, sans lesquelles cet ouvrage n'aurait pas existé.


 haut de page