les presses du réel

Not for SaleA la recherche de l'art relationnel 1982-2000

extrait
Préface

Les textes miraculeusement rassemblés dans le présent ouvrage sont un élément essentiel, sinon indispensable, à la compréhension du travail de Piero Gilardi et, plus largement, à son rapport perpétuellement discursif avec les cultures de son temps. Tandis que l'histoire de l'art redécouvre aujourd'hui avec stupéfaction le travail incroyablement ample de cet italien né en août 1942 à Turin — où il réside toujours — ses écrits, qui ponctuent et parsèment une vie en forme de périple, éclairent fort utilement les choix qu'il opéra constamment dans un parcours où la décision de fuir le confort et les certitudes lui fit office de gouvernail.

Gilardi a, en quelque sorte, été le greffier de sa propre histoire ; l'écriture reste dans le développement de son engagement la seule forme fiable qu'il n'ait jamais remise en question. Car toutes les autres se sont trouvées, à un instant ou à un autre, dévaluées par une quête exigeante de sincérité et d'adéquation de la forme à retenir pour mettre en œuvre une pensée. Tandis que depuis l'année 1964, ses « Tapis nature » (dont la redécouverte aujourd'hui le range indiscutablement parmi les plus grands inventeurs formels) connaissaient un certain succès, il s'éloigne poliment en 1967 du règne de l'objet dont il a eu très tôt le pressentiment de la domination inconsidérée qu'il exercerait sur l'avenir de l'art comme sur celui des relations humaines. C'est précisément ces relations qu'il choisira d'explorer, abandonnant toute production d'objet au profit de la transformation de sa propre personne en une sorte d'interface avant la lettre, entre les artistes européens et américains ouvrant de nouvelles brèches dans les certitudes du jeu artistique. Ce n'est qu'aujourd'hui que l'Histoire lui rend justice du rôle déterminant qu'il joua dans la construction d'un nouveau regard sur l'art de la fin des années soixante, et dont il laissa d'autres s'emparer sans opposer de résistance. Le concept d'art « micro-émotif », qu'il forge alors, indexé principalement sur la participation du public et la gestion des relations, peut aujourd'hui être mis en perspective avec ces « esthétiques relationnelles » qui caractérisent les pratiques actuelles.

Peu d'artistes autant que Piero Gilardi ont été mu par la conviction absolue que l'art pouvait changer la vie, que l'art devait changer la vie. Son horizon a toujours été à la fois esthétique et existentiel, avec une priorité sur ce dernier terme. La traduction immédiate de cette conviction aura été une rupture prolongée avec le « monde de l'art » traditionnel, pour travailler avec des groupes dans des hopitaux psychiatriques ou dans des tribus indiennes : en témoigne ici la publication des animations conduites à l'école indienne de la réserve Mohawk de Akwesasne (1983) ou au Faubourg S. Judas de Managua (1982).

Son retour à Turin lui révélera le portrait d'une ville en pleine « désindustrialisation », où les usines Fiat avaient, en 1982, licencié plus de 20 000 personnes, éjectées par la mécanisation des chaînes de montage. Cette semi-robotisation sera vécue par Gilardi comme une « véritable amputation du corps social et humain ». Comme d'ailleurs les artistes du collectif avec lequel il travaille, il ne se pardonnera jamais de ne pas avoir plus tôt « mis les pieds dans les nouvelles technologies », accablé par les modifications irréversibles qu'elles avaient déjà entraînées dans les domaines de la production comme de la gestion sociale. Dès lors, l'ordinateur deviendra à la fois son compagnon et son adversaire, un interlocuteur dont il tentera d'apprivoiser le langage virtuel pour lui apprendre à restituer des émotions. « Ixiana », méga-sculpture de trente mètres de long, se présente comme le corps symbolisé d'une petite fille, jardin où se promène le visiteur à la recherche de ses cinq sens perturbés par l'informatique. Le texte relatif à ce projet, ici republié, marque cette étape après laquelle le travail de Gilardi complètera l'opposition Naturel/Artificiel qui habitait ses « Tapis Nature » par l'opposition Virtuel/Réel », qui n'en est jamais que l'adaptation contemporaine.

La volonté d'assujettir la technologie au profit d'une connaissance profonde des mécanismes humains (les sens, les relations inter-humaines, la subjectivité) reste aujourd'hui son objectif prioritaire : le rassemblement de ses écrits dans le présent ouvrage en dévoile en partie les origines. Redistribuer les prérogatives de la technologie, aux dépens de la guerre et au bénéfice de la vie : voici schématiquement le programme qui fonde l'action de Piero Gilardi, et la simplicité de ce projet comme à la fois son énormité n'est pas étrangère à l'admiration infinie que ne peut que susciter aujourd'hui une vie en forme d'œuvre, que l'écriture enregistre – et transforme en fichiers informatiques, sur l'écran d'un ordinateur.

Eric Troncy


Introduction

J'ai choisi le titre de ce livre en songeant à une affiche que j'ai dessinée récemment, sur laquelle on peut lire : Not for sale. Seattle. L'image de l'affiche présente un assemblage de fragments photographiques de notre planète sinistrée et de groupes humains vivant au Sud. Je pense qu'il y a une correspondance très nette entre la nouvelle conscience géopolitique et écologique exprimée par le mouvement radical ayant manifesté au meeting du WTO de Seattle et le caractère relationnel, aussi bien de mes expériences artistiques de ces vingt dernières années, que des recherches des artistes des années 90, annexées par Nicolas Bourriaud à sa propre « esthétique relationnelle ». Je pense que l'âme du mouvement né à Seattle, loin d'exprimer seulement la volonté de remplacer les valeurs d'échanges par les valeurs d'usages, est l'expression d'une profonde aptitude à l'intersubjectivité, qui va bien au-delà des limites d'une dimension tout simplement humaine.

Il y a dans cet ouvrage un fil conducteur établissant une sorte de continuité entre les réflexions et les documents autobiographiques du livre que j'avais publié en 1981, dont le titre était De l'art à la vie, de la vie à l'art. Je me rappelle que lorsque j'ai eu entre les mains le premier exemplaire de cet ouvrage, j'ai presque eu la sensation d'une pierre tombale qui serait tombée sur moi. Pourtant, me voilà à nouveau en train de parler de mes recherches théorico-pratiques, concernant cette fois-ci les vingt dernières années, et d'expliciter les réflexions que les événements de cette période ont suscité en moi. Les textes dont ce livre est composé sont assez différents entre eux : il y a des pages de mon journal concernant certaines expériences artistiques, des interventions à des séminaires ou à des tables rondes, des interviews et des articles pour des revues d'art et de culture.

Le premier chapitre reprend des pages de mon journal de voyage concernant les expériences de trois animations artistiques réalisées dans des contextes « autres » par rapport à notre culture. Il s'agit pour moi d'autant de vérifications positives des hypothèses sur la créativité collective que j'ai partagées avec le mouvement de la contre-culture des années 70. Après avoir expérimenté les modalités et la signification de la créativité collective dans des ghettos urbains, dans des institutions psychiatriques et dans les communautés en lutte pour leurs propres droits, c'est à un niveau pour ainsi dire anthropologique, que j'ai cherché la confirmation de la possibilité pour chaque sujet d'être le partenaire d'un art choral. Il s'est agi d'expériences théâtrales ponctuelles, développées d'après le module d'une dramaturgie « jeu-rite-jeu » (où le terme « jeu » a une valeur essentiellement ludique). Dans ces expériences communautaires, l'art a fait ressurgir les identités étouffées et de nouveaux besoins, qui apparaissent de telle sorte que le cercle de l'énergie collective se recompose pour changer la condition existentielle commune.

Ce sont justement ces expériences qui m'ont aidées à comprendre le rapport entre l'art et la vie, lequel, loin d'être une fusion ou une confusion (ainsi que le pensaient sans doute les situationnistes et Marcuse), est un enchaînement séquentiel dans le courant ininterrompu de l'existence. Aussi, l'art se situe-t-il, tout en gardant sa propre autonomie et sa liberté subjective, après la phase où les conditions naturelles de la vie ont suscité une tension obscure et indistincte vers un changement dont les contenus se révèlent d'abord dans l'expression artistique. C'est d'un commun accord qu'immédiatement après, ils se codifient dans des projets de vie et dans des actions collectives synergiques aptes à les réaliser, le plus souvent d'une façon conflictuelle.

Le deuxième chapitre comprend des dialogues ou des réflexions sur les vicissitudes de l'art, de la culture et de la société dans les années 80, c'est-à-dire dans la période « postmoderne » caractérisée par la fin des utopies et la déconstruction des « narrations historiques ». En 1981, dans les conclusions de mon premier livre, j'avais écrit que la conscience politique était une acquisition irréversible. Même si par la suite, les dynamiques sociales et culturelles des années 80 n'ont fait que démentir la possibilité de l'action politique, j'ai toujours été d'avis que le point de vue politique est fondamental : c'est avec satisfaction que je constate aujourd'hui chez les nouvelles générations ce qu'on pourrait appeler un réveil politique, ayant naturellement de nouvelles logiques et de nouvelles caractéristiques adaptées à notre actuelle société globalisée, lesquelles échappent souvent à notre compréhension.

Dans les textes de cet ouvrage, il y a plusieurs allusions à l'idéologie politique occulte du système de l'art de ces dernières années, par exemple, dans le chapitre où je prends mes distances par rapport à la position de Beuys au moment même où, après sa mort et les honneurs qui à juste titre lui ont été rendus, on aurait pu être tenté de faire l'apologie, en les déformant, de ses positions réelles et de ses limites en tant qu'artiste du groupe Fluxus. En guise de conclusion, on peut lire à la fin de ce chapitre un texte de 1998, où de nouveau, est fait allusion à la révolution sociale, conçue comme une révolution « quantique », révélée par l'art des nouveaux médias. Cette hypothèse, développée lors d'entretiens au sein du Groupe de discussion sur le Moi virtuel de Turin, a été proposée lors du débat sur l'« infowar », lancée en 1998 par le festival Ars Electronica.

Plusieurs sujets sont traités au troisième chapitre, depuis l'épistémologie de l'art néo-technologique de la fin des années 80, jusqu'au concept de quelques-unes de mes installations, en réalité virtuelle, des années 90. Des textes théoriques se mêlent aux débats de l'association Ars Technica que j'ai fondée à Paris en 1998 avec Claude Faure et Piotr Kowalski et qui pendant quelques années, a constitué un réseau international d'artistes, de critiques, de savants qui se sont engagés avec enthousiasme à tisser le nouvel art interactif, en partageant avec la science les paradigmes de la technologie de l'information. Dans les textes des années 90, mes idées et mes analyses interfèrent avec l'élaboration culturelle de l'association Arslab, née en tant que filiale italienne d'Ars Technica et à laquelle Franco Torriani a donné l'impulsion de sa créativité. La conclusion très courte de ce chapitre n'est autre que la fiche technique de ma dernière installation, réalisée en collaboration avec Ennio Bertrand, un artiste qui depuis plusieurs années a accepté de partager avec moi sa compétence concernant l'utilisation de programmes informatiques et multimédias.

Au quatrième chapitre, j'ai groupé une série de comptes-rendus, de reportages et d'interviews concernant les événements et les protagonistes du circuit culturel de l'art des nouveaux médias, déjà publiés dans l'édition italienne de la revue Flash Art. C'est dans cette même revue, initiée par Giancarlo Politi avec beaucoup de courage et de bonne volonté, que j'avais publié dans les années 1967-68 une série de correspondances d'abord depuis New York et la Côte Ouest, ensuite depuis quelques villes européennes où j'entretenais des rapports personnels avec les jeunes protagonistes du mouvement artistique qui allait ensuite s'imposer au commencement des années 70 sur la scène internationale de l'art.

C'est sans doute à cause de cela que le directeur de la revue m'a toujours eu en grande estime, même si nous étions souvent radicalement en désaccord. Même dans la décennie où je cherchais dans le domaine du social les formes d'une relation créative communautaire, j'ai pu parfois publier dans Flash Art des articles « hors norme » où je soulignais la force sémantique de la culture de base, et mettais en évidence les « lignes de transmission » entre celle-ci et les courants artistiques accrédités sur la scène du système de l'art, tels que la wild painting et la trans-avant-garde.

Les textes proposés dans ce dernier chapitre ont été écrits surtout ces dernières années et illustrent des événements, des structures opérationnelles et des expériences singulières dans le domaine de l'art des nouveaux médias. Il s'agit d'un domaine dont le rayonnement est international et où je suis connu plutôt comme organisateur et théoricien que comme créateur.

La raison qui m'a amenée à suggérer à mon éditeur ce chapitre au titre ironique « Retour au futur », découle du caractère particulier de mon projet artistique. Bien avant que les réseaux télématiques n'atteignissent leur diffusion actuelle, j'aimais à me définir comme « artiste de réseau ». En fait, depuis la fin des années 60, j'ai toujours conçu mon activité comme une pratique artistique relationnelle. Pendant les années 60, j'ai tout mis en œuvre pour établir un lien entre les nouveaux artistes, et ce, depuis mon groupe d'origine, celui historique, de l'Arte Povera ; en développant pour ces interactions un travail de relationship. Pendant les années 70, j'ai œuvré pour faire naître la créativité dans les communautés de tous âges et parmi la foule anonyme des espaces urbains.

Je considère cette rubrique dans Flash Art comme l'un des parcours de ce réseau d'interactions : en particulier comme un « pont » d'incitations et de connaissances lancé entre les deux univers culturels, encore séparés, de l'art contemporain et de l'art des nouveaux médias.

En conclusion, je voudrais, par ce livre, présenter le fonctionnement de mon choix personnel et fondamental, qui est celui de vivre l'art comme un processus structurellement relationnel. C'est ce choix qui exige, parmi d'autres sacrifices, le renoncement à consolider la poétique subjective qui confère à un artiste de l'épaisseur, de la force, de l'identité. Par ailleurs, je suis conscient des limites de ma propre créativité : à propos des « tapis-nature » (œuvres qui mieux que les autres m'ont fait connaître sur la scène de l'art) je crois que loin de constituer une proposition artistique fondatrice, en mesure de « faire école » par son originalité, ils représentent plutôt une élaboration et une mise à jour des problématiques du Pop Art et du Nouveau Réalisme. Mes « tapis-nature » se rattachaient en substance au courant artistique qui, issu de la poétique du soft d'Oldenburg, a développé quelques prémices aussi bien de l'Arte Povera que – tout à fait in nuce – de l'art actuel des nouveaux médias. Je pense que l'intérêt de mon expérience artistique dans ses parcours multidimensionnels, découle de ma participation à ce processus idéal transformant profondément la nature même de l'acte artistique, de façon non plus emblématique mais relationnelle. Cependant, ainsi que le disait un savant mythique, la vérité ne peut se trouver ni dans un seul rêve, ni dans le rêve d'un seul.
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