les presses du réel

Locus SolusImpressions de Raymond Roussel

extrait
Le gros lot le plus étourdissant : Raymond Roussel
François Piron
(extrait, p. 29-32)


Portant la main à son crâne, avec une touchante simplicité, il en souleva le couvercle et je vis, proprement vissée à la glande pinéale, la machine poétique. C'était une sphère de métal suspendue, à la Cardan, creuse et remplie, à ce que je compris, de milliers de minuscules lames d'aluminium, sur chacune desquelles était gravé un mot différent. La sphère tournait sur ses deux axes, puis s'immobilisait en laissant tomber un mot par une ouverture inférieure. On la fait tourner ainsi — par la puissance de ce qu'ils appellent la pensée — jusqu'à ce que l'on ait tous les éléments nécessaires à la constitution d'une phrase (1).

Consacrer une exposition à Raymond Roussel (1877–1933) a pu sembler longtemps une entreprise paradoxale : de cet auteur, on n'a longtemps presque rien su. Quelques lettres et fragments de manuscrits conservés par Michel Leiris, quelques photographies collectées par John Ashbery dans les années 1950 à Paris. Avec les témoignages des Surréalistes, ces maigres documents constituaient la seule mémoire de cet écrivain qui s'était gardé tout au long de son existence de livrer la moindre information sur sa vie et sur la genèse de ses œuvres, jusqu'à la publication de son testament littéraire, Comment j'ai écrit certains de mes livres (1935), écrit, selon son propre aveu, « dans l'espoir que j'aurai peut-être un peu d'épanouissement posthume à l'endroit de mes livres ». Car, malgré une certaine célébrité scandaleuse acquise de son vivant avec les adaptations théâtrales de ses romans Impressions d'Afrique en 1911, Locus Solus en 1922, suivies par deux pièces écrites pour le théâtre, L'Étoile au front (1924) et La Poussière de soleils (1926), son œuvre est restée confidentielle, très loin de la « gloire » à laquelle il aspirait à vingt ans, en écrivant un premier roman en vers, La Doublure (1897). C'est pourtant à la poursuite de cette gloire qu'il consacra l'essentiel de son temps et de son importante fortune à son œuvre littéraire, malgré son insuccès.
En 1953 seulement a paru une première Étude sur Raymond Roussel, par l'écrivain Jean Ferry, et en 1972 une biographie, due à François Caradec. Entre-temps, grâce notamment à la republication de ses œuvres complètes à partir de 1963 par l'éditeur Jean-Jacques Pauvert, Roussel connaît enfin un regain d'intérêt. Marcel Duchamp, sorti de son long silence par une notoriété tardive, mentionne à de nombreuses reprises Impressions d'Afrique comme la source majeure de son « Grand Verre » ; Michel Foucault lui consacre un ouvrage (1963) et une génération d'écrivains, du Nouveau Roman aux poètes de l'Ouvroir de Littérature Potentielle, voient en lui un précurseur du « roman moderne ». Ses principaux ouvrages sont traduits en anglais, en allemand, en espagnol, et bien qu'ils ne bénéficient pas d'une reconnaissance académique, ils circulent plus largement, souvent par le biais d'artistes qui s'emparent de cette œuvre en apparence anachronique et insaisissable.
De Roussel n'a souvent été retenu que son « procédé » d'écriture qui projette une ombre sur son œuvre et empêche parfois qu'elle soit lue. Autant que les anecdotes sur le train de vie fastueux et parfois excentrique de l'auteur, le « procédé » a durablement fasciné les exégètes de Roussel. S'il constitue indéniablement la singularité de son écriture fondée sur le pouvoir de dédoublement des mots, il ne doit pas éclipser ce à quoi il sert : la production d'un « monde complet » où « l'imagination est tout », où « le domaine de la conception » l'emporte sur celui de la réalité.
Il faudra attendre 1989 et l'apparition inattendue de neuf cartons d'archives déposés depuis le début des années 1930 dans un garde-meubles parisien, pour découvrir les archives de Raymond Roussel : milliers de pages manuscrites et d'épreuves d'impressions, centaines de photographies de famille et de voyages, dizaines de carnets où sont consignées les dédicaces faites par Roussel aux destinataires des envois de ses livres, ses notes sur des ouvrages lus à la Bibliothèque nationale, l'agenda de sa mère ou le journal de son voyage en Égypte. Et un ensemble de lettres reçues, où figurent les noms d'André Breton, de Robert Desnos, ou de Michel Leiris… La vie de Roussel est éclairée d'une myriade de détails nouveaux, et son œuvre s'enrichit de près de quatre mille pages inédites, donnant lieu à la publication en français des textes inachevés La Seine, Les Noces et L'Allée aux lucioles, qui viennent s'ajouter aux dix ouvrages publiés par Roussel, et dont Annie Le Brun, dans le présent catalogue, donne la mesure de ce que ces inédits ont révélé de l'entreprise de Roussel dans la littérature.
Ces archives permettent notamment de restituer un contexte, social et culturel, sans lequel Roussel n'est pas compréhensible. Le parti pris de cette exposition consiste en premier lieu à situer Roussel dans son époque, au tournant du XXe siècle, et à définir sa singularité en faisant la part de ce qui, dans sa culture, relève du goût d'une époque et d'un milieu social. Car, au propre comme au figuré, les œuvres de Roussel sont, à l'image de son roman Locus Solus, des « lieux solitaires », à l'écart du monde ; des « musées » où le temps est immobilisé, peuplés de collections d'objets rassemblés par des personnages souvent construits à l'image de l'auteur : savants, érudits, collectionneurs retirés du monde, pour lesquels chaque objet, chaque livre, chaque image, renvoie à une histoire, une anecdote, un souvenir, et nécessite explication. De là s'engendre bien souvent la structure de ses ouvrages, enchâssement exponentiel de récits qui alternent descriptions et explications, où la narration se construit en une « chaîne » qui mène d'un récit à un autre. La Poussière de soleils est exemplaire de cette structure où chaque relique est un indice pour la quête d'un trésor caché, et doit être lu comme élément d'un rébus.
L'œuvre de Roussel existe néanmoins pour une grande part du fait de sa réception, qui n'est sans doute pas celle qu'il avait lui-même imaginée. Si l'œuvre de Roussel est parvenue jusqu'à nous, c'est avant tout grâce à l'enthousiasme des surréalistes qui se sont faits ses ardents défenseurs tout au long des années 1920, quoique Roussel n'ait jamais été l'un des leurs et se soit toujours tenu à distance de leurs activités. À l'instar du Douanier Rousseau, auquel il a souvent été comparé, Roussel se pensait avant tout un classique et ne prêtait guère attention aux bouleversements des avant-gardes littéraires et artistiques, indifférent aux écoles et aux mots d'ordre. C'est pourtant en héros des Dadaïstes et des Surréalistes, et plus tard en précurseur du structuralisme ou de l'Oulipo que l'œuvre de Roussel perdure, à tort ou à raison. Il est frappant de constater que, pour chaque écrivain ou artiste qui s'est inspiré de Roussel, les raisons et les motifs sont différents et bien souvent contradictoires. L'influence, profonde et durable, de Roussel sur nombre d'artistes trace des postérités divergentes, par exemple entre la conception para-scientifique et diagrammatique du « Grand Verre » de Duchamp et les dédoublements paranoïaques-critiques des images chez Salvador Dalí. Entre ces voies singulières, traditionnellement considérées comme antagonistes, se tient l'œuvre de Roussel, irréductible à toute interprétation univoque, et pour cette raison même sans cesse réinterprétée.
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1. René Daumal, La Grande Beuverie, Paris, Gallimard, 1938 .


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