les presses du réel

Berdaguer + Péjus

extrait
Pascal Rousseau
Psychotropie
Architecture mentale et systèmes d'influence
(p. 12)


L'œuvre de Christophe Berdaguer & Marie Péjus est faite de multiples protocoles qui engagent le spectateur vers une expérience sensible et psychologique de l'espace. Ce n'est là qu'une entrée partielle dans leur travail, choisie ici pour l'inscrire en écho d'une histoire de l'utopie moderniste. Des formes empruntées à l'histoire, des images intérieures, des projections mentales, mais aussi des substances chimiques, des atmosphères olfactives, des systèmes d'influence et de conditionnement, des jeux sur les états modifiés de conscience… Monde intérieur / espace extérieur, les deux se frottent dans le bain d'une médecine du corps et de l'esprit, selon un horizon thérapeutique très vite situé en regard de la question centrale du trauma qui effleure à chaque moment. Mais de quel trauma s'agit-il ? Peut-être de cette fragilité toute moderne de l'art à construire les conditions sensibles d'une émancipation du sujet. Car, très tôt, l'âge moderne s'est penché sur le rôle effectif de l'art dans la réforme du bien-être individuel ou collectif : l'art en faveur d'une quête du bonheur, un « eudémonisme radical » pour reprendre les termes de Roland Barthes à propos du programme de phalanstères de Charles Fourier. Portée par une poétique mécaniste du monde reposant sur un modèle physique de l'influence à distance (des cercles d'attraction d'Athanasius Kircher au magnétisme animal de Mesmer), cette approche reconnaît aux œuvres le droit de modeler les passions et de produire un lien communautaire : un « partage du sensible », comme le dit Jacques Rancière quand il évoque le modernisme sous la forme d'une esthétisation de la relation par les moyens de l'art, en reprenant l'esthétique à ses sources étymologiques (aesthesis, sensation), le domaine du sentir, des impressions et des affects.
Que faut-il entendre là ? Rancière nous donne des pistes. Le « régime esthétique de l'art » ne porte pas sur une « distinction au sein des manières de faire » mais sur « la distinction d'un mode d'être sensible propre aux produits de l'art » (1). Cette approche revendique sa dette envers le pragmatisme de Dewey et les mouvements de l'utopie sociale du début du XIXe siècle, les cercles saint-simoniens et fouriéristes en particulier, dans leur quête d'une « harmonie sociétale » fondée sur le pouvoir des analogies. Mais cela appelle une redistribution symbolique des sens, comme a pu le faire Gabriel-Désiré Laverdant, un phalanstérien disciple de Charles Fourier, quand, renversant la pyramide classique des arts, il affirme la primauté de l'architecture, l'art le plus noble car il s'adresse au sens le plus concret, le toucher : « Le tact, contenant en quelque sorte en lui tous les autres sens, crée l'art architectural ; l'architecture enlace les autres arts dans ses bras, les recueille dans son sein […]. Le sens du tact, le plus général de tous, s'adressant à la fois au matériel et au spirituel, agissant et sur l'individu et sur la collectivité, occupe conséquemment le rang central et supérieur. L'architecture est le premier des arts, l'art roi. » (2) Laverdant parle d'un « art pivotal » (3), non seulement parce qu'il est au cœur de l'action bienfaisante sur les individus, mais parce qu'il est au centre même de l'organisation du sensible. Un art du contact. L'affaire n'est pas nouvelle et file, depuis longtemps, de nombreuses métaphores dont celle, la plus naturelle, du moule quand il s'agit de parler d'habitacle. Parce que l'architecture s'origine dans le tact, elle est un art de l'empreinte et donc du moulage — le moulage remplissant ici la fonction de plasticité des corps et des consciences plongés dans un environnement qui se chargeait de multiples champs de forces sur lequel pouvait se projeter la dynamique pulsionnelle des affinités.
(...)


1 Jacques Rancière, Le Partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000, p. 31.
2 D. Laverdant, De la mission de l'art et du rôle des artistes. Salon de 1845, Paris, La Phalange, 1845, p. 8.
3 Ibid., p. 12.


 haut de page