les presses du réel

Art et science-fictionLa Ballard Connection

extrait
INTRODUCTION
Valérie Mavridorakis
(extrait, p. 9-11)


Is There a Life on Earth? : la SF et l'art, passage transatlantique Alerte aux partisans de toutes les nations — Coupez les lignes-mots — Déplacez les linguales — Faites vibrer les touristes — Portières gratuites — Mot tombant — Photo tombant — Irruption dans la Chambre Grise — — — . — . — — — — — . —. —.. ..—. .—.. .—. — —. … — — — — — — — ..—. . — . —.. .—.. ..—. — (1).
William Burroughs


Cette étrange alerte est extraite de l'un des récits les plus science-fictionnels de William Burroughs, Nova Express, publié en 1964. Et c'est par ces éclats de langue que nous pouvons aborder un épisode des relations entre l'art et la science-fiction, épisode qui se situe entre le milieu des années 1950 et la fin des années 1960 et qui implique la Grande-Bretagne et les États-Unis. Il sera en effet question, à travers les textes que rassemble cette anthologie, de déplacements, de vibrations, d'irruptions.
Dans son « délire Nova », Burroughs enjoint à « déplacer les points de coordination ». Cette formule pourrait servir de fil conducteur à l'histoire qui nous occupe : en utilisant la SF comme un fonds d'images décalées, sinon inédites, et comme un outil d'analyse inusité, l'art va déplacer ses propres points de coordination – esthétiques et critiques – et s'extraire du formalisme ambiant. Durant la période envisagée, certains artistes ont emprunté à la SF et, réciproquement, il est arrivé que la SF regarde l'art de près, comme en témoigne l'un des auteurs et acteurs pivots de cet ouvrage, James Graham Ballard. Si bien que la relation entre art et SF a parfois ressemblé à un passage de relais, à un libre échange d'images, visuelles et verbales, sur la base d'une sensibilité au monde et d'un imaginaire communs. Mais ce qui nous intéresse précisément ici, c'est que certains de ces croisements révèlent un rapport ambigu à l'histoire, rapport marqué tantôt par un vif enthousiasme à l'égard du progrès, tantôt par un scepticisme profond quant à l'évolution du monde contemporain. Si la SF a pour vocation d'envisager des futurs plus ou moins fantaisistes, certaines de ses anticipations, on le sait, se sont parfois réalisées. Et l'art a connu réciproquement des intuitions historiques pour le moins significatives.
Quels sont donc les futurs qui s'esquissent au cours des années 1950 et 1960 à travers certains éléments du dialogue entre l'art et la SF ?
En suivant la piste pointée par Eugenie Tsai en 1988 (on trouvera son texte dans cette anthologie), j'évoquerai en premier lieu comment l'Independent Group britannique a puisé dans la SF certains aspects de son iconographie proto-pop pour esquisser un futur déjà obsolète. Puis comment, quelques années plus tard aux États-Unis, des artistes tels que Peter Hutchinson et Robert Smithson ont utilisé des références comparables dans leurs textes critiques pour imaginer cette fois un futur minimal, contre-offensive au modernisme. Enfin, nous verrons que R. Smithson va développer sa propre mythologie, projetant un futur entropique qui recoupe, à bien des égards, les thématiques développées au même moment par l'écrivain J. G. Ballard.

L'étude des interrelations entre un art appartenant désormais à une histoire canonique et ce que l'on a pu longtemps considérer comme une subculture présente un double enjeu épistémologique : elle permet d'abord de repérer les prémices du processus de décloisonnement qui a peu à peu effacé les frontières catégoriques entre les arts savants et les arts populaires, la culture « académique » et les sous-cultures ; elle s'inscrit d'autre part dans une histoire culturelle des arts visuels qui consiste à analyser ces derniers à la lumière de ce qu'ils empruntent à des domaines connexes et, surtout, vise à mesurer comment les idées et les symboles circulent synchroniquement d'un champ de pensée à l'autre.
« Il arrive souvent que, tel un miroir parabolique, la SF capte mieux qu'aucune autre fiction les climats d'une époque, jusque dans leur inquiétante ambiguïté », note Pierre-Yves Pétillon, spécialiste de la littérature américaine (2). C'est ainsi que l'évolution croisée des thématiques de la SF et des problématiques artistiques témoigne des réactions complexes de la culture aux données techno-scientifiques et même, plus largement, au contexte socio-politique. Futur obsolète, futur minimal, futur entropique, viennent ainsi tempérer l'inclination des Trente Glorieuses pour les utopies.

(...)



1. W. Burroughs, Nova Express [1964], trad. M. Beach, adaptation C. Pélieu, Paris, Christian Bourgois, 1970, p. 71. « [Les romans de Burroughs] sont les documents ultimes du milieu du XXe siècle, écrit J. G. Ballard, scabreux et effrayants, un bulletin de santé établi par un pensionnaire de l'asile cosmique. » « Faiseur de mythes du XXe siècle », Millénaire mode d'emploi, essais et critiques [1996], trad. B. Sigaud, Auch, Tristram, 2006, p. 160.
2. P.-Y. Pétillon, « Samuel R. Delany », Histoire de la littérature américaine. Notre demi-siècle 1939-1989, Paris, Fayard, 1992, p. 361.


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