les presses du réel

Graffiti et arts scripturaux à l'aube de la modernité anglaise

extrait
Introduction
(extrait, p. 9-12)


Es handelte sich darum, aus einem Gedicht
Ein Halsucht zu machen.
[« Il s'agissait de changer en fichu une poésie. »]
Walter Benjamin, lettre à Gretel Adorno.

Cet ouvrage se propose d'explorer les pratiques scripturales que sont le graffiti, le tatouage et l'inscription de vers sur des objets d'usage courant (vêtements et autres) dans l'Angleterre du début de l'époque moderne. L'impact du graffiti à cette période n'a jamais vraiment été étudié ; personne ne soupçonne l'existence du tatouage ; et les objets inscrits, s'ils sont souvent préservés avec soin, ne sont généralement pas considérés comme des œuvres littéraires. Ma motivation repose d'une part sur un intérêt pour les documents d'archives mais aussi sur une curiosité théorique liée à l'essence de l'écriture et sur la conviction que nous avons tendance à sous-estimer l'étendue des implications sociales des pratiques de la lecture et de l'écriture (littérature y compris) à des époques aussi éloignées. Dans le premier chapitre de ce livre, j'avance que l'Angleterre du début de l'époque moderne était victime d'une pénurie de papier. De ce fait, les actifs (toutes classes sociales confondues) écrivaient sur les murs, meubles et autres surfaces appropriées (généralement avec de la craie, du charbon ou un stylet, fig. 1). Cette hypothèse entraîne non seulement des conséquences sur l'interprétation des statistiques concernant l'alphabétisation à cette époque (certaines personnes étaient peut-être capables de signer à la craie mais pas à la plume), mais aussi sur l'histoire de l'éducation (cela pourrait expliquer l'absence de pupitre dans les salles de classes élisabéthaines). Dans une plus large perspective, les graffitis de la période élisabéthaine nous invitent à imaginer une pratique ne distinguant pas entièrement l'écriture et le dessin, la page ayant cessé d'être un cadre fondamental. Découvrir l'étendue de cette pratique et son imbrication dans les archives orales et picturales de l'époque, c'est à nouveau se demander : « Qu'est-ce qu'un texte ? », mais aussi, et avant cela : « Qu'est-ce que l'écriture ? Quels types de compétences de lecture et d'écriture – compétences qui nous échappent aujourd'hui dans une large mesure – constituaient l'alphabétisation à cette époque ? »
Les mêmes questions surgissent face à la description d'un jeune Henry VIII, apparaissant devant Catherine d'Aragon habillé de satin pourpre « dont toutes les poches étaient ornées des lettres H. et K., chaque rebord frisé d'or, et chaque vêtement couvert de poésies brodées en lettres d'or fin (1) », ou face à celle d'un manteau acheté en 1414 par le roi de France Charles VII, orné de 1 500 perles dont un tiers reprenaient les paroles et la partition d'une chanson intitulée « Madame, je suis plus joyeulx (2) ». Contempler une chanson faite de perles ou une « poésie (posy ou poysee) brodée en lettres d'or fin » – ou encore un livre miniature fixé sur un ruban porté à la taille – revient à être incapable de différencier un poème d'un bijou, d'une structure acoustique ou encore de la prouesse d'un brodeur. Durant la Renaissance anglaise, le langage entretenait des relations avec le monde matériel d'une manière qui peut aujourd'hui surprendre le lecteur moderne. Nous avons souvent ignoré les traces subsistant de ces relations – un poème composé sur une fenêtre, par exemple (A Valediction on my name, in a window de John Donne). On considère souvent les surfaces sur lesquelles ces poèmes auraient été écrits comme imaginaires, et leur évocation au sein même de ces poèmes comme relevant du « trait d'esprit ». Cependant, dans l'Angleterre du XVIe siècle, le papier n'était pas forcément le support d'écriture le plus évident ou le plus adéquat (et n'était pas non plus en l'occurrence aussi « immatériel » qu'il le deviendrait par la suite). Au sein d'une société où le choix des supports matériels appropriés pour le texte ne va pas de soi, ces derniers demeurent visibles et engendrent par là-même une série de questions rarement posées dans notre propre économie de l'écriture.
(...)


1 Joseph Hall, Chronicles, Londres, 1809, p. 517, cité par Joan Evans, English Jewellry from the Fifth Century ad to 1800, Londres, 1921, p. 78-79. Evans décrit plusieurs bijoux à emblèmes contenant des inscriptions et ayant appartenus à Élisabeth I, parmie lesquels on trouve un ensemble de boutons en or émaillé offert par Sir Christopher Hatton, ornés de lettres en petites perles reproduisant l'inscription « Tu decus omne tuis », ainsi qu'un collier rehaussé du mot Durabo et des nœuds d'amour eux aussi faits de perles.
2 Leroux de Lincy, Paris et ses historiens, Paris, 1867, p. 475, cité par Marina Warner, Joan of Arc: the Image of female Heroism, New York, 1981, p. 170 : « Sur les manches est escript de broderie, tout au long, le dit de la chanson, Madame, je suis plus joyeulx, et notté tout au long sur chascune des-dittes deux manches – 568 perles pour former les nottes de ladite chanson, ou il a 142 nottes, c'est assavoit pour chacune notte 4 perles en quarré etc. »


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