les presses du réel

Le dîner de Gulliver

extrait
Pascal Beausse
(extraits, p. 36-40)


(...)

Disons-le tout de go : agrandir un objet n'a aujourd'hui plus rien d'original. C'est même devenu l'une des caractéristiques les plus communes et répandues de l'art actuel. Le signe le plus reconnaissable, le plus petit dénominateur commun de la catégorie “ art contemporain ”, vue au travers de sa vulgarisation. Qui plus est, la publicité, le marketing et la propagande – trois forces liées aujourd'hui au sein du spectaculaire intégré pour s'adresser à un citoyen envisagé seulement comme consommateur, en générant de la misère symbolique – ont pratiqué l'agrandissement de l'objet de consommation sur la base du succès tellement “ populaire ” du Pop Art.
Mais alors, qu'y a-t-il à comprendre dans les raisons qui amènent Lilian Bourgeat à agrandir, lui aussi, à son tour, des objets ?

La nuit, l'artiste rêve d'objets immenses, et le matin il leur donne force de réalité par un montage Photoshop sur l'écran d'ordinateur, puis il s'affronte avec jubilation à leur réalisation matérielle. « J'ai toujours l'impression d'être un autodidacte », dit-il, tant chaque nouveau projet engendre des difficultés techniques nouvelles : il faut à chaque fois réinventer le processus de production de l'objet. Malgré ces difficultés, dans un désir d'abolir les limites de l'irréalisable, Lilian Bourgeat pourrait bien reproduire tout le contenu d'un supermarché ! Nous serions alors en présence d'une manifestation tangible de la futilité et du merveilleux de la profusion de choses que nous produisons, consommons et jetons chaque jour après usage.

« Je comprends tout », est-il écrit sur la feuille de papier tenue en main par la visiteuse d'une exposition de Lilian Bourgeat, dans un dessin de Philippe Vuillemin. Les collisions entre l'intention de l'artiste, l'interprétation par les accompagnateurs professionnels de son travail et la réception par ses spectateurs mêmes donnent au dessinateur une matière inépuisable pour brocarder les us et coutumes du petit monde de l'art. Avec lui, l'artiste a trouvé plus qu'un critique irrévérencieux. À chaque œuvre réalisée par Bourgeat correspond un dessin de Vuillemin. Comme sorti des pages de L'Écho des savanes, le dessin prend son autonomie tout en jouant le rôle d'un cartel loufoque, mettant en dérision l'œuvre dans le lieu même de sa présentation. Les discours sur l'art, qu'ils soient érudits, pédagogiques, mondains ou communicationnels, sont mis en péril dans leur prétention à l'autorité et à la clôture du sens. C'est que l'art de Lilian Bourgeat est à double détente (voire plus, si affinités). L'agrandissement qu'il inflige à l'objet est un leurre.

(...)

L'art de Lilian Bourgeat est faussement aimable. Il vous donne l'impression d'être attirant, accueillant, ou insignifiant tout aussi bien, selon vos croyances en art, ou les critères sur lesquels vous pensez pouvoir vous appuyer pour évaluer les œuvres ; et il vous désarçonne. La séduction immédiate occasionnée par l'exposition d'objets géants, parfaitement reproduits dans leurs formes et matériaux, l'aspect “ art rigolo pour enfants de 3 à 103 ans ”, ne sont que des pièges. Bourgeat ne crée pas seulement des reproductions tridimensionnelles d'objets à une échelle démultipliée, il crée un dispositif. Un dispositif qui englobe le spectateur et se joue de lui. Un dispositif ambivalent car il a désespérément besoin de spectateurs pour fonctionner. Photographiées seules, la plupart de ses sculptures n'ont aucun intérêt ; on croit y reconnaître un objet banal, et si l'on ne dispose pas de l'indication de ses dimensions, sa parfaite reproduction le rend anodin. Mais si une personne est photographiée à ses côtés, tout change alors : non seulement la taille de la sculpture est révélée mais surtout les humains qui le jouxtent ou y prennent place paraissent ridicules.

Le paradigme swiftien fait bien sûr perdre au spectateur de sa superbe, en le privant de sa maîtrise habituelle de l'ordre des choses. Mais plus encore, ces dispositifs repoussent l'individu, l'agressent, l'éjectent hors de l'espace de monstration, lui font comprendre qu'il n'y a pas sa place. S'enclenche alors le cauchemar d'une inadaptation de l'être humain à l'environnement qu'il a engendré. Lilian Bourgeat n'a aucune prétention à réenchanter le monde. Il partage avec Vuillemin un humour noir, au trait gras, féroce et jouant d'un supposé “ mauvais goût ”. C'est l'absence de morale d'un art désignant les vanités et s'amusant dans le même temps du ridicule de situations quotidiennes amplifiées. En conviant la caricature au c œur même de son travail, il déstabilise les approches de l' œuvre, fait vaciller l'autorité de son activité et invite à une philosophie du doute. La mise en crise des dogmes, communément admis et partagés en des consensus confortables, prend ici une force provocatrice et libertaire. Par la fantaisie et l'humour, l'artiste affirme un refus de l'aliénation. De cette mise à l'épreuve des certitudes, l'on sort… grandi !
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