les presses du réel
extrait
Marianne Lanavère – Miniatures d'un monde : fenêtres, contours, échelles, indices
(p. 7-11)


Guillaume Leblon occupe une position singulière en tant que jeune artiste français. Bien qu'ayant étudié à l'École nationale des beaux-arts de Lyon jusqu'en 1997, il a depuis principalement vécu et exposé hors de France. Plusieurs expositions aux Pays-Bas, en Belgique, en Italie et en Allemagne ont conduit l'artiste à confronter ses recherches à différentes pensées, sans pourtant appartenir à l'une ou l'autre des communautés artistiques. Pourtant, la précision et le mode opératoire des œuvres de Guillaume Leblon semblent également marquer quelques-uns de ses contemporains français (1), la plupart travaillant aussi à l'étranger. Loin des considérations propres à la génération précédente – l'intérêt pour de nouveaux modes de production, le détournement de systèmes économiques, l'« efficacité » sociale de l'œuvre… – aujourd'hui, ces artistes, nés entre 1970 et 1975, préfèrent à nouveau se référer à l'abstraction picturale, l'architecture moderne, la sculpture américaine des années soixante, l'art conceptuel, le process art, le cinéma structuraliste… pour développer des approches, qui, bien que formellement éloignées, proviennent d'une même conception : l'œuvre comme indice, si ténu soit-il, susceptible d'évoquer à lui seul un faisceau de références, une construction, une histoire, un univers.

Parler du caractère indiciel de l'œuvre de Guillaume Leblon ne relève ici pas du lieu commun. L'artiste procède par indices dans la manière même de penser une œuvre, dans sa faculté à ne retenir d'un lieu vécu ou visité qu'une bribe chargée d'une signification particulière. L'œuvre est conçue comme une partie d'un tout, un signe suffisant à reconstituer mentalement un ensemble plus vaste. C'est dans ce sens que peut ainsi être lu le fragment d'architecture dans l'œuvre de l'artiste, comme en témoignent les installations Equipment (2002) à l'Arti Museum d'Amsterdam, Elévation (2002) au MAC de Lyon, ou plus récemment Mur Barasti (2003) au Frac Bourgogne, reproduction du toit d'une habitation conçue par l'architecte égyptien Hassan Fathy et adaptée à l'échelle de l'exposition. La plupart des objets réalisés par l'artiste se présentent à leur tour comme des indices, ou plus encore comme des énigmes ouvrant sur des hypothèses de narration. Ainsi la paire de chaussures Contact (2000), aux semelles « restaurées » au sintofer – enduit pour carrosserie automobile – peut être perçue comme la tentative de rendre visible l'usure liée à leur histoire. Indice d'ordre temporel, dans l'exposition AZIMUT au Frac Bourgogne, le tapis roulé (Volume d'intérieur, 2004) renvoie par sa simple présence à un état antérieur de l'espace, celui d'une exposition précédente.

Lorsqu'ils sont mis en forme par l'image, ces indices, si restreints soient-ils, ont la capacité de dépasser le champ narratif qui nous est proposé, nous amenant hors du cadre spatial et temporel de cette image. Les deux photographies intitulées Chapelle (2002) présentent des vues de hangars dans lesquels ont été stockés divers meubles et objets formant un débarras mystérieux. Agissant comme autant d'indices d'une éventuelle utilisation future, ils élargissent ainsi le cadre temporel de l'image qui nous est donnée à voir initialement. Par le hors-champ qu'ils convoquent, les films 16 mm de Guillaume Leblon contribuent eux aussi à étendre ce cadre : le travelling sur une rangée de maisons inondées dans April Street (2001) nous donne le sentiment d'une extension à l'infini du déluge. Poursuivant cette logique, dans le nouveau film présenté au Frac Bourgogne, l'objet principal, l'éclair, se déplace vers la lueur d'une des maisons de la colline. Ces images mettent en évidence une relation entre la présence des choses ou des faits, et leur absence, entre leur apparition et leur disparition. L'éclair pourrait en être un emblème, d'autant plus que son apparition fugace trouve un écho dans le phénomène de projection cinématographique, accentué par le dispositif lumineux de l'exposition.

Sous l'angle de cette dialectique d'apparition et de disparition, le plein, défini dans les espaces et les objets créés par Guillaume Leblon, renvoie immanquablement au vide formé par leurs contours.Titre d'une de ses œuvres, le contour est souvent chez l'artiste l'objet d'un jeu sur le contenu et le contenant, comme en témoigne l'œuvre Contours (2001) composée d'un néon dessinant le contour d'un lustre. Dans le film Villa Cavroix (2000), la caméra de l'artiste frôle les murs décrépis de la villa de Robert Mallet-Stevens, faisant ainsi exister mentalement le volume extérieur de cette architecture abandonnée. Procédant du contraire, dans l'installation Intérieur-façade (2001) présentée à Public> à Paris, l'artiste a rehaussé le sol et englobé les murs existants de l'espace en en gommant le relief intérieur, le transformant en volume plein, doué de nouveaux contours. Contour d'un autre type, la fenêtre est un élément récurrent dans l'œuvre de Guillaume Leblon. À l'instar d'autres dispositifs, telle l'installation de brouillard s'échappant d'un mur de l'exposition AZIMUT (qi, 2003) ou l'ouverture en demi-cercle permettant au chien du jardin voisin du Frac de s'infiltrer dans l'espace d'exposition, la fenêtre contribue à lier intérieur et extérieur. Mais tandis que ces deux dernières œuvres ont valeur d'intrusion du dehors dans le dedans, le dispositif de la fenêtre ouvre au contraire sur le monde. Elle ouvre l'espace domestique sur un cosmos, souvent réduit à ses éléments premiers, sur une pluie perlante dans l'installation Essai gris (2000) à W139 à Amsterdam, ou sur deux feux dans Ordinaries (2000).

On peut ici souligner la relation que les œuvres de Guillaume Leblon entretiennent au monde physique, aux phénomènes naturels dans leurs différents états, notamment climatiques, soumis à la temporalité et au hasard. Dans ses travaux récents en particulier, le monde extérieur est retranscrit par l'artiste à travers des indices – fumée, éclair ou présence d'un chien – qui n'en retiennent qu'un état élémentaire, incontrôlé, contrastant avec la domesticité d'autres œuvres.

Dans le contexte d'une exposition, comme AZIMUT au Frac Bourgogne, ces indices ont la faculté d'étendre les limites de l'espace, d'ouvrir mentalement sur un ailleurs. L'exposition est pour Guillaume Leblon l'occasion de pliages, de retournements et de basculements, générés par les œuvres, qui agissent comme des projections mentales, des transitions d'un état à un autre, allant du moins vers le plus. C'est dans cette perspective que peut être interprétée l'affiche 3 x 4 composée d'une superposition de plusieurs affiches monochromes de la couleur d'un ciel nocturne (Bleu-nuit infini, 2004). L'apparente simplicité de l'œuvre révèle ici une intensité et une profondeur iconique.

Gaston Bachelard dans La Poétique de l'espace (1957) a pointé les relations possibles entre l'intime et l'infini, le microcosme et le macrocosme, et plus précisément entre l'état de miniature et celui d'immensité. Bien qu'appliquant ses réflexions principalement à la poésie, ce texte fait preuve d'une sensibilité et d'une recherche sémantique propices à l'analyse de la démarche de Guillaume Leblon. Dans le chapitre « La Miniature », Bachelard tente notamment d'établir une correspondance entre « l'immensité de l'espace du monde et la profondeur de l'espace du dedans », et défend une « phénomènologie de l'extension, de l'expansion, de l'extase, bref une phénoménologie du préfixe » : « (…) Parfois, les transactions du petit et du grand se multiplient, se répercutent. Quand une image familière grandit aux dimensions du ciel, on est soudain frappé du sentiment que, corrélativement, les objets familiers deviennent les miniatures d'un monde. Le macrocosme et le microcosme sont corrélatifs. » (2)

C'est sur ce mode qu'opèrent nombre d'œuvres de Guillaume Leblon, tels les coffres (Trunks, 2000) qui renferment, sous une apparence minimale et opaque, l'ensemble des affaires de l'artiste dans son atelier de la Rijksakademie à Amsterdam. Autant emblématique est l'œuvre Present (2002), constituée d'un sac en papier renfermant une plante d'intérieur, comme un condensé de forêt vierge.

Plus encore, l'œuvre Models in a box (2003), est un carton ouvert au fond duquel reposent des modèles réduits d'œuvres, qu'elles soient réalisées ou à l'état de projet, mêlés à des objets aux statuts hybrides, de différentes échelles. Ces prototypes évoquent des fragments d'architecture, des paysages (un morceau de plâtre dont le plissement rappelle un relief montagneux), des hémisphères (une mappemonde de Buckminster Füller). Ils apparaissent comme autant de tentatives de domestication de la nature, telle la feuille de papier mise en boule, et dont le pliage aléatoire a été remis en forme par l'artiste. Comme le titre Models in a box l'indique, chaque miniature est une maquette, elle-même placée dans une boîte qui constitue à son tour une maquette d'exposition.

Elle agit ici comme un préfixe, une pré-visualisation de l'exposition. Par la tension qu'elle met en place entre les différents états d'un même objet, Models in a box est révélatrice de la manière d'agir de Guillaume Leblon. L'artiste a réalisé une maquette de l'exposition du Frac, dans laquelle figure Mur Barasti, élément que l'on retrouvera à une autre échelle sous la forme d'une feuille de papier pliée, ou encore à taille réelle dans son atelier. C'est cette question de l'échelle au coeur de l'œuvre de Guillaume Leblon qui détermine non seulement le rapport des œuvres entre elles et à l'espace d'exposition, mais aussi celui de l'artiste au monde. Ces « miniatures d'un monde » sont à la mesure d'un horizon que dessine l'exposition AZIMUT.


1. Je pense ici à des artistes de la même génération, tels que Dove Allouche, Isabelle Cornaro, Marie-Jeanne Hoffner, Gyan Panchal, Evariste Richer, Bojan Sarcevic...
2. Presses universitaires de France, 8ème édition « Quadrige », 2001, p. 157



Marianne Lanavère est commissaire d'expositions indépendante à Paris. Ses projets récents incluent Densité ±0 en 2004 à l'École supérieure des Beaux-Arts de Paris et à Fri-art à Fribourg, conçu en collaboration avec Caroline Ferreira d'Oliveira. Elle a présenté le travail de Guillaume Leblon en 2003 à fa projects à Londres (Suspendu) et au Centre d'art contemporain de Vilnius (Le Parc. Constructions inside out).
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