les presses du réel

L'amateur d'oiseaux, côté jardin

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Préface
Abigail Lang
(p. 13-15)


Les hommes savent tout faire sinon les nids des oiseaux.
Ambroise Paré

Parce que le monde est chaotique, incompréhensible, insaisissable, parce que le rôle de l'artiste, disait Beckett, est dorénavant de trouver une forme qui accueille le désordre, chaque histoire de Thalia Field invente une structure qui admet le désordre et retient les pensées fluctuantes qui la traversent. Cet élan constructiviste s'annonce dès le titre de son premier livre intitulé Point and Line en référence au Point ligne plan de Kandinsky et se confirme dans une impulsion récurrente à cartographier. Il réapparaît ici dès la première histoire où un repère tridimensionnel oriente les réflexions sur l'architecture, la gravité et la narration. Visuellement, il se manifeste dans l'usage de la page comme théâtre, chaque histoire usant librement de l'espace typographique.

Une fois la scène en place, Thalia Field laisse pour ainsi dire les protagonistes échanger, l'histoire se dérouler et la pensée surgir presque par accident, au gré des collisions. En cela ses histoires relèvent à la fois de l'essai de Montaigne et de la procédure déterminée à l'issue indéterminée de Cage. Il s'agit de poser une question et de suivre les méandres des réflexions, des points de vue et des contradictions qu'elle suscite. Elles relèvent aussi de l'agon, ce concept dynamique et dialogique au cœur du débat public et de la démocratie en Grèce. Les idées s'animent, s'incarnent et s'étoffent dans l'échange. L'autorité se déplace et se disperse à mesure que les voix rivalisent, obligeant l'observateur à reconsidérer ses propres convictions. Les essais de Thalia Field raniment les idées reçues en idées vécues et le sens du livre émerge du dialogue des histoires entre elles.

Ce qui fait la singularité de ces histoires et pourra désarçonner les lecteurs de fiction, c'est la multiplicité de formes qu'y prennent les protagonistes et les péripéties, rarement aussi autonomes, stabilisés et circonscrits que dans la fiction « réaliste » qui cadre invariablement le monde à la mesure de l'homme. Thalia Field renoue avec la voix chorale, adopte le point de vue d'autres espèces, explore des échelles temporelles et spatiales inhumaines. En repensant l'acception des unités narratives, en les adaptant à l'état de nos connaissances scientifiques notamment, elle renouvelle de façon radicale l'art de raconter les histoires.

Qu'entend-on exactement par mettre en acte la philosophie ? demande le livre pour commencer. À quelles conditions la pensée et la langue valent-elles comme action ? demandent en substance plusieurs histoires de cet ensemble où l'auteur s'est donné pour tâche de parcourir la question du comportement, cette manière d'être ou d'agir qui engage la langue, le geste, l'action, comportement que nous cherchons à modéliser chez les autres espèces et où nous décelons le libre arbitre dans la nôtre.

Une question obsédante du travail de Thalia Field est celle de la limite ou, pour le dire en termes aristotéliciens, du rapport entre continu et contigu. Aussi ses histoires investissent-elles de préférence les lisières, les frontières entre les vivants et les morts, entre les espèces et les genres, entre l'individu et l'environnement, et ici particulièrement entre le milieu naturel et la captivité. Quels que soient les progrès asymptotiques de la science, le vivant résiste foncièrement à la diérèse, à la classification – tout en la suscitant manifestement. Il y a toujours de l'indécidable, de l'hybride, de l'impur.

Échapperons-nous à l'analogie ? « La métaphore est le transfert d'un nom d'autre nature, ou du genre à l'espèce ou de l'espèce au genre, ou de l'espèce à l'espèce, ou un transfert par analogie », écrit Aristote dans la Poétique mais l'analogie régit tout autant la science et la philosophie, depuis ses débuts tâtonnants lorsque Platon définissait l'homme comme un bipède sans plumes. On devine que l'auteur a préféré interrompre ses études de biologie consacrées aux insectes communautaires pour interroger la méthode scientifique elle-même, non pour contester la science mais pour lui rappeler qu'elle s'illusionne si elle pense avoir rompu avec le mythe, le récit. Histoire après histoire, Thalia Field nous fait éprouver à quel point la narration est chez nous persistante.




Appareil de transcription d'un corps en chute
(extrait, p. 19-24)


8 : 31
Qu'entend-on exactement par mettre en acte la philosophie ?

8 : 35
Nous arrivons dans l'aire de restauration du centre commercial, prêts à penser. Toute la nuit les bâtiments ont été polis, les surfaces métalliques passées au karcher, les panneaux publicitaires nettoyés – il paraît qu'ils utilisent des prisonniers comme main-d'oeuvre.

8 : 37
Et si, au lieu de passer par le climax, Icare rampait directement dans l'eau – ailes en place, sans même chercher à voler – s'il sautait les péripéties pour s'allonger dans le dénouement ?

8 : 39
Et s'il y avait dix mille Icare rampant directement dans l'eau, les ailes intactes ?

8 : 40
Et s'il y en avait un million – décidés à purement et simplement sauter l'action dramatique pour s'enfoncer dans l'eau et se laisser flotter, trempés, en train de couler, indifférents au soleil ?

8 : 43
Les gens qui construisent de grandes villes, avec des monuments, des stades, rencontrent des problèmes imprévus. Ils font appel à leurs amis. Leurs ennemis. Mais en fin de compte, il s'agit de réfléchir. La vie de l'esprit pèse, lourdement. Considérer cela du point de vue de l'architecture ? De fait, certains de ces bâtiments ont un vrai problème de pigeons.

8 : 46
Sur le trottoir ce matin, un vieux monsieur : chapeau, canne. Tandis qu'il s'avançait entre les voitures, nous avons vu les pigeons s'élancer et s'attrouper. Il a traversé sans que nous ayons pu apercevoir son visage.

8 : 48
Si notre seul problème était les pigeons, le concours serait facile à remporter.

8 : 50
Il ne semble y avoir personne d'autre ici.

9 : 01
À quel moment une histoire est-elle finie ? Les vies s'additionnent-elles une fois arrivées à leur terme, ou pas du tout ? Autrement dit, les ailes sont bien belles mais la seule façon de voir où elles vous ont menés serait de rester un moment allongé dans le dénouement.

9 : 04
C'est en quelque sorte ce que nous sommes venus considérer en nous installant dans cette aire de restauration avec des cafés fadasses, des bloc-notes, des pochettes et un vieux livre de poche du « Corbusier ». Nous pesons et comparons les diverses ramifications du problème de la chute des corps. Les corps qui chutent produisent de la chaleur ; c'est indéniable. Si un animal brûlait entièrement, on obtiendrait la mesure de son énergie potentielle. Un Icare qui n'aurait pas chuté se noierait, glacé, son potentiel énergétique intact.

9 : 08
Dans cette vaste agora, des silhouettes au loin polissent des comptoirs. Il y a peut-être deux cents tables et quatre fois plus de chaises. C'est la plus grande aire de restauration que nous ayons jamais vue. Parasols dispersés, plantes venues d'ailleurs, point de collecte des déchets. Mais il y a là de vieux pigeons huileux et d'autres irisés qui ont l'air fringant. Beaucoup ont une patte rouge broyée ou atrophiée – à cause d'un accident de voiture ? D'une maladie ? Lorsqu'ils s'envolent, c'est au prix d'un grand effort et en frisant la collision.

9 : 17
Sur la rampe d'accès au parking nous avons vu un pigeon plat comme une feuille – un prospectus – au pied de la rambarde. Les gens se détournaient des plumes et des os coagulés.

9 : 19
Il ne s'agit pas encore vraiment d'une guerre contre les pigeons. Les vestiges d'une opinion publique refrènent encore la brutalité du gouvernement, et nous pensons que c'est la raison de notre présence ici. On ne dégaine pas encore les pistolets. Quand les employés abattent les pigeons avec des carabines à air comprimé, les supporters se fâchent. Alors ils disent : « On ne tire pas les jours de match. » Avant, les applaudissements faisaient fuir les pigeons, mais il semble qu'ils se sont adaptés. Sur le prospectus du concours, il est dit que les propriétaires ont essayé les stroboscopes, les faux hiboux, les filets.

9 : 22
Et donc, ils ont annoncé partout un concours d'idées pour susciter une prise de conscience.

9 : 23
Pas plus tard qu'hier, un garçon a installé un pigeon blessé au sommet d'un toboggan avec un capuchon rempli d'eau et un reste de sandwich. Un pigeon ou beaucoup de pigeons, le nom porte la marque du nombre dans notre langue. C'est cela qu'ils ont à affronter. Lorsque l'ennemi est un petit garçon, il est difficile de dégainer l'arme appropriée. Un nombre indéterminé de voitures monte chaque jour par la rampe d'accès. Un nombre indéterminé de pigeons reçoit de la nourriture. Où placer la frontière entre « beaucoup » et « quelques » : c'est un problème philosophique qui croule sous les anecdotes. Un groupe de moineaux trouve quelque chose à picorer à quelques tables de là. Le besoin « inné » de l'ordre, faire place nette. Est-ce là ce dont il s'agit ? Les moineaux ne gênent personne. Ils sautillent d'une table à l'autre sans qu'on leur prête attention.

9 : 28
Un même jour, un même pigeon peut susciter l'indifférence, l'hostilité ou la bienveillance – celle-ci le plus souvent témoignée par de jeunes enfants ou des personnes âgées. Un biscuit tombe par terre. Plusieurs pigeons réduisent les morceaux en miettes pour pouvoir les manger. Il est impossible de prédire les réactions, mais des tendances se dégagent. Les femmes réagissent comme si les pigeons leur faisaient injure. Les garçons les chassent pour qu'ils s'envolent. Les hommes ironisent. (Rats volants…) Une maison, c'est une couleur ou une odeur. Et pourtant lorsque la bibliothèque est ouverte, une chaise croule sous les sacs. Une violation de l'espace public ? Les restaurants laissent de la nourriture devant l'entrée de la cuisine. Nous avons entendu des théories selon lesquelles nous serions les enfants de la poussière stellaire. Quel autre type de vie avons-nous connu ?

9 : 37
Dans cette aire de restauration, on a l'impression que les bâtiments nous surveillent mais personne ne peut nous voir. En toute logique, nous savons qu'il y a ici des millions de salariés, et pourtant nous sentons qu'aucun contact n'est possible. Où mangent-ils ? Nous voyons la moitié d'un muffin sur une chaise.

10 : 10
Si nous avions besoin d'aide, nous ne serions probablement pas secourus à temps. Au nom de quoi ? Pour éviter une espèce de dénouement.

10 : 14
Les prospectus disaient venez donc y réfléchir et offraient un prix. Manifestement, quelqu'un souhaite que ce problème devienne le nôtre.

10 : 18
Pour commencer, nous envisageons l'architecture et les pigeons qui étaient à l'origine troglodytes. Les saillies de l'atrium montaient plus haut que les arbres. Les pigeons sauvages n'aimaient pas les arbres, mais ils s'y sont maintenant habitués. Il y a peu d'endroits où s'asseoir sans être vu, et un panneau rappelle tous les deux ou trois mètres que les tables sont réservées aux clients. Couvrir les balustrades et les vitres de barbelures n'est ni élégant ni pratique – la crotte tombe dru et s'incruste. Visiblement, ces oiseaux sont des êtres sociaux et veulent se réunir là où se réunissent les gens.

10 : 25
Mais où les gens se réunissent-ils ? Il n'y a ici aucun déchet, juste une forte odeur d'ammoniaque et d'eau sale.

10 : 30
Une autre chose à considérer (tout en continuant à boire ce café insipide), c'est qu'un corps en chute libre est un réservoir de force, il cède au cours du temps une vitesse accumulée ; c'est le produit du poids du corps et de la hauteur à laquelle il s'élèverait de la terre s'il s'élevait de la terre – où si on l'y aidait. Mais l'énergie potentielle tient plus du fait d'« être tombé » qui n'a rien à voir avec une chute libre. Et à certains égards, ce problème concerne un potentiel qui a chuté, qu'on a laissé chuter, ou la manière dont la gravité du passé menace et pollue les meilleures intentions des architectes. Quelqu'un doit travailler à tuer l'oiseau. Quelqu'un doit travailler à remonter l'horloge.

10 : 32
Les pigeons normaux ne sont pas des travailleurs forcenés. Ils paressent au soleil, se baignent sous la pluie. Ils ne vont pas loin pour trouver à manger. Ils restent en contact étroit. Des statues à la gloire des héros militaires bordent les tapis roulants. C'est à elles que l'on nous demande de penser. Les jeunes oiseaux apprennent à se nourrir en observant les adultes qui montent et descendent en sautillant sur les canons en bronze près de l'entrée.

10 : 34
Nous ne sommes certes pas des experts en architecture, nous vivons dans des maisons, pas dans un « camp de nomades » ou une roulotte de cirque. Et n'ayant pas non plus vraiment l'esprit asinien, nous envisageons la pensée selon des modèles à angles droits et projetons des investissements dont nous serons les premiers à bénéficier, avant un parent ou une espèce proches. C'est là la géométrie de la ville de demain, telle que la conçoivent les architectes.
(...)
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