les presses du réel

Paradis ordinairesL'artiste au jardin public

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Introduction : les usages du jardin
(p. 7-17)


Étymologiquement parlant, l'urbanité, c'est la politesse du citadin, c'est une qualité qui appartient à l'homme des villes. On lui donne souvent pour synonyme l'affabilité, du latin affabilis, « à qui l'on peut parler » : l'urbanité est une sociabilité active, communicative, celle des passants qui échangent un sourire, un salut, quelques mots. Mais il est une autre urbanité qui s'abstient des mots, des signes, de quelque échange que ce soit : politesse à distance, politesse de la distance, c'est l'urbanité elliptique du XIXe siècle, l'art de se respecter en s'ignorant. Elle est à l'image de la ville haussmannienne avec ses avenues larges, évasées qui dissuadent le contact. La civilité démonstrative de l'Ancien Régime – que l'on repère dans les vues de Paris gravées par Perelle ou par Rigaud, avec ses figurines empanachées qui se font des révérences comme des acteurs de théâtre – laisse la place à la sociabilité paradoxale de la feinte indifférence dans les gravures du même genre datant du XIXe siècle (1). On est particulièrement frappé du changement dans ces lieux de sociabilité par excellence que sont les jardins publics : sous l'Ancien Régime, on y vient pour s'y montrer et pour se saluer ; au XIXe, on s'y croise, on va surtout chercher un endroit à l'écart, on s'y rend pour les chaises et les bancs. Si c'est un théâtre que nous montrent les gravures du XIXe siècle sur le Luxembourg et les Tuileries, c'est un théâtre muet de spectateurs assis : les comédiens ont disparu.
Les peintres de la modernité, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, n'ont pas manqué ces lieux hautement représentatifs du Paris nouveau. Nombreuses sont les vues de squares et de jardins publics qui prennent place dans les « tableaux parisiens » de l'impressionnisme, de ses parages et des courants qui lui succèdent, néo-impressionnisme, nabisme, naturalisme photographique, aux côtés des scènes de boulevard, de gares, d'hippodromes, de brasseries etc. Le visiteur de musée contemple ces vues à l'égal de paysages, ce qu'ils sont d'une certaine façon – paysages urbains. Mais il omet trop souvent d'examiner les personnages qui les habitent, les figures et le jeu des figures entre elles, trop vite assimilées à des figurants, à des accessoires destinés à animer le décor citadin. Car ces vues de jardins municipaux, dès qu'on y prête attention, peuvent également se lire comme des portraits de groupe, voire comme quelque conversation piece à ceci près que leurs participants ne se parlent pas, se regardent à peine, paraissent ignorer mutuellement leur présence – soigneusement mise en scène : théâtre de la retenue, cérémonie du cérémonial absent. Devant un Piero della Francesca, un Poussin, un Watteau, on suit la gestuelle des figures comme un langage à part entière. Ici, point de gestes : on en conclut que rien ne communique. Erreur : l'interaction s'est seulement déplacée, elle est passée dans la posture et dans les intervalles. Elle a appris l'art des distances, celui de faire dire à la complète indifférence que l'on n'est nullement indifférent à qui vous remarque, de regarder ostensiblement ailleurs pour faire savoir qu'on se sait vu – Proust a méticuleusement relevé le solfège elliptique de ces approches à distance, en particulier lorsqu'il décrit le manège de Charlus. Regardons de plus près les peintures. Par exemple cette œuvre de William Merritt Chase où l'on voit une élégante solitaire assise sur un banc (A City Park, vers 1887).[fig. 1] Comment est-elle assise ? Pas au centre mais décalée, laissant une place à côté d'elle. Elle est tournée vers nous, son regard semble nous dire de loin que cette place est pour nous, qu'elle nous y attend. S'asseoir seul sur un banc ne signifie en rien que l'on ne s'adresse à personne.
Pour le sociologue Joseph Gusfield, l'espace public se distingue de l'espace privé par son observabilité, c'est-à-dire sa disponibilité à l'observation (2). Nous ne voyons rien ou pas grand-chose d'un espace privé, à moins que nous y pénétrions : les murs en obturent la vision, seule la fenêtre, partiellement, nous en découvre un aperçu. L'espace public, lui, est apparent, largement ouvert à la vue de celui qui s'y promène. Pourtant certaines règles implicites dirigent le regard du passant. Elles imposent notamment aux gens qui se croisent un régime particulier de perception mutuelle qu'Erving Goffman nomme « l'inattention civile (3) » : il s'agit d'une vigilance sans insistance, permettant de remarquer les inconnus sans les dévisager, usage qui répond aux exigences de la circulation piétonnière mais plus encore au respect du territoire d'autrui, à la reconnaissance de la place revenant à chacun dans l'espace collectif. S'il n'a pas inventé cette politesse des distances, le XIXe siècle l'a diffusée, vulgarisée, l'a érigée en norme par le biais des manuels de savoir-vivre qui codifiaient étroitement la conduite à tenir dans tous les contextes de la cité moderne, en particulier dans la rue. « Regarder fixement tout le monde ou bien fixer une personne en particulier et surtout la fixer de la tête aux pieds est un manque de civilité qui, poussé à certaines limites, s'appelle impertinence » : c'est ainsi que débute le chapitre consacré aux relations dans la rue dans un manuel de savoir-vivre daté de 1877 (4). Dans un tableau peint l'année précédente, Gustave Caillebotte avait mis en scène cette civilité du regard évasif. Dans Le Pont de l'Europe, les quelques piétons du premier plan forment un ensemble lâche non seulement par la distance qui les sépare mais surtout par leur indifférence réciproque : ils se croisent, pas leurs regards. Cela est vrai sauf en un cas : le passant accompagné de son chien qui se trouve dans l'axe central de la composition. Il est là mais nous reste invisible, et pour cause : il s'agit de nous-mêmes. Nous nous trouvons dans la position de celui qui regarde ceux qui se gardent de se regarder, nous portons notre attention sur l'inattention mutuelle, nous scrutons ceux qui se remarquent à peine – fiction d'un passant qui se transformerait en enquêteur des relations interpersonnelles et qui, dans ce rôle, serait doué d'une acuité tous azimuts, embrassant d'un seul coup d'œil toutes les expressions et les attitudes d'un instant donné de la circulation urbaine. Que remarquons- nous ? Ces quelques personnages, à l'instant même où ils se croisent, paraissent jouer une scène ensemble où chacun tient son emplacement, sa posture, son orientation, son rôle. Étrange sentiment que ces passants sont des partenaires momentanés et que leur configuration d'une fraction de seconde formée par leur croisement n'est pas entièrement aléatoire, qu'elle pourrait se reproduire sensiblement analogue s'il leur advenait de se croiser à nouveau.
Erving Goffman écrit que les passants, dans la rue, sont dans l'action conjointe. Ils collaborent implicitement pour ne pas se heurter, ils copilotent la situation qui, sans cela (si l'on ne maintenait ses distances, moins encore pour éviter les autres que pour éviter d'empiéter sur leur territoire ou de les placer dans une position délicate en les obligeant à empiéter sur le nôtre), mettrait en danger le fragile équilibre de la vie en commun. Il faut une participation active, « confirmative », pour les moindres situations de groupe. On ne peut pas ne pas s'engager – on ne le peut positivement pas quand bien même la situation laisserait prévoir le contraire : Goffman cite l'exemple de ces pirates de l'air et de ces bourreaux montrant des prévenances à l'égard de leurs victimes qui peuvent paraître absolument incongrues et qui prouvent seulement que la civilité est une routine vitale, résistant aux circonstances les moins ordinaires.
Ce copilotage du quotidien dans l'espace public est-il réservé à l'action, aux situations dynamiques qui produisent des rencontres volontaires ou non, qui imposent des échanges verbaux ou non verbaux ? Peut-on imaginer une inaction conjointe ? A priori, la conjonction suppose un échange minimum : comment se joindre sans rien manifester, ni en acte ni en parole, de cette coopération ?
Le sculpteur américain de notre temps George Segal s'est consacré à montrer ce que donne l'inaction conjointe, en particulier dans l'espace public des parcs et des jardins. [fig. 2] Il l'a fait par le biais d'une économie de moyens qui réduit ce phénomène à sa quintessence géométrique, à son algèbre. Ce sont des gens assis sur un banc public. Selon les œuvres, le nombre de ces personnages varie, leur âge et leur sexe également, et selon les œuvres encore, la forme et le modèle du banc change aussi, passant du banc simple au banc à deux côtés, du banc élémentaire au banc muni d'accoudoirs. Ces figures en plâtres moulées sur nature, figées comme des momies, font penser à des notes sur des partitions : la barre du banc en serait la portée sur laquelle les personnages se disposeraient selon des intervalles prédéterminés, qu'on soupçonne d'être en rapport avec les paramètres du sexe, de l'âge, de la corpulence. Bref, ils composent. Ils ne sont pas ensemble, rien ne les relie sinon leurs communes solitudes mais ces solitudes, ils ont choisi de les mettre en commun, de leur faire partager le même espace réduit, et plus encore de les mettre en musique, de les faire concerter. Les intervalles ont une valeur expressive : ils signifient la pudeur, la discrétion, l'expectative, l'occupation défensive. Pour jouer chacun de ces rôles, l'usager du banc a besoin de partenaires, aussi inertes et muets soient-ils.
L'inaction conjointe a une histoire, intimement liée au développement des jardins publics dans la seconde moitié du XIXe siècle. La paix du jardin, c'est le contrat social qui se passe des débats, c'est l'harmonie si évidente et unanime qu'elle ne demande aucune manifestation, c'est le versant impassible de la concorde civile. Nombreux seront les artistes, sous la Troisième République, qui célébreront la civilisation du jardin à travers la civilité de ses visiteurs, du vieux monsieur qui lit son journal, des élégantes qui papotent, des ouvriers qui se reposent, des nourrices qui pouponnent, le silencieux concert des différences sociales miraculeusement conciliées par la grâce du jardin.
La représentation dominante du jardin, qui constitue une véritable imagerie dans la peinture fin de siècle, répercute cet idéal avec une foi républicaine et progressiste. Les plus anodins tableaux parisiens du Luxembourg et des Tuileries ne sont pas sans recéler un discret message de propagande en faveur des bienfaits de la vie collective, de l'hygiène pour tous, du bien-être de l'enfance s'adonnant à ses jeux. D'autres tableaux remettent en cause cette image idyllique et sourdement politique : les représentations parlementaires suscitent leurs démentis anarchistes, nihilistes, qui s'emploient à dépeindre un autre parc, un autre square, un jardin obscurément travaillé par les antagonismes sociaux, par le sexe et par la violence. Si les portraits-charges et la caricature sont des genres très prisés en cette période marquée par la polarisation des idées, il existe aussi des paysages urbains qui relèvent de la satire, grossissant le trait pour faire advenir une réalité que les artistes masquent généralement sous d'aimables tableaux des séjours du loisir. C'est pourquoi il vaut la peine de consulter les archives municipales pour mesurer le degré de fiction que comporte l'abondante iconographie du jardin public en ces temps militants de la fin de siècle.
Parallèlement, le jardin public des peintres de la modernité se voit concurrencé par un jardin d'un autre type : le jardin primitif des naissantes avant-gardes, le « doux pays », « l'âge d'or », le « temps d'harmonie », le « bonheur de vivre », autant de jardins d'Éden qui balaient les loisirs étriqués du jardin municipal au nom d'un paradis futur. Le parc urbain, ce lieu hautement symbolique de la modernité, de La musique aux Tuileries de Manet à la Grande Jatte de Seurat, du Parc Monceau de Monet aux Jardins publics de Vuillard, va progressivement devenir le symbole d'une histoire arrêtée. Peindre squares et jardins publics en 1920, 1930, 1950, c'est n'être plus de son temps ou bien faire preuve d'esprit de contradiction en peignant délibérément une histoire à rebours. Jardins et squares maintiennent leur tradition de l'inaction conjointe, ils préservent entre leurs grilles un microclimat Belle Époque qui fait marcher l'histoire en sens inverse à l'heure où il n'est de salut que dans le nouveau ou dans le renouveau, dans la table rase ou dans la renaissance. Il arrive ainsi que l'anachronisme du jardin public soit volontairement utilisé pour contrer le chronomètre des avant-gardes – Hélion n'en fait pas mystère lorsqu'il plante son chevalet au Luxembourg. D'autres artistes et d'autres écrivains déjouent la carte postale en percevant dans le banal square, avec ses pelouses, ses pigeons et ses petits vieux, une trouée temporelle dans la mécanique du changement permanent. Se dessine alors une étrangeté du jardin public qui, loin de toute nostalgie, de tout arrêt de l'histoire à telle ou telle époque donnée, remet en cause la foi même en l'histoire, en sa linéarité ou en son progrès inexorable. Surgit l'image d'un temps autre, non d'un autre temps : le modeste jardin public devient le carrefour de lignes temporelles autonomes et divergentes. Par cela même qu'il est habituel dans un monde où la routine est bannie, le site privilégié de l'habitude se mue en zone paradoxale de dépaysement. Contre toute attente, le vieux square devient un lieu de science-fiction.
Certains paysages urbains racontent. Ils racontent les petits métiers, le départ d'un train, la place un jour de marché, les maçons sur un échafaudage, les haleurs sur les quais de la Seine. La peinture glane de l'événement dans le quotidien, parfois même de l'aventure quand il s'agit d'une manifestation, d'une rixe, d'une compétition. Difficile d'en dire autant des scènes de square où, en fait d'événement ou d'incident, rien ne se produit qui ne soit arrivé la veille, l'assurance de cette répétition à l'identique faisant l'attrait même du site pour ceux que l'on nomme si justement les « habitués », ces spécialistes du recommencement.
De tels lieux ne sont pas loin de présenter une énigme quand tout invitait à changer. On en dira autant des artistes qui ont su en tirer une grande œuvre. De tous les peintres de l'habitude et des habitués, Vuillard est l'un des plus remarquables : il a su dépasser la texture brouillée, terne, de ces couveuses en plein air pour en montrer la vie secrète. Il aura fallu toute la patience et toute la subtilité de cet habitué mélancolique pour pénétrer le langage de la communication moindre, des relations à distance, pour saisir la signification d'un banc à moitié vide. En cela, son œuvre annonce le travail des microsociologues qui ont montré que l'essentiel de nos vies est réglé par des échanges si furtifs que nous n'en avons pas conscience alors que nous les maîtrisons et les pratiquons avec style et culture, comme une conversation.
Il est des artistes qui excellent dans la figure, dans le premier plan, et d'autres qui s'attachent au fond, à ce que l'on remarque à peine, accaparée qu'est notre attention par le devant de la scène. Les peintres du jardin font partie de la deuxième catégorie. Quel défi plus grand que de peindre ce qui passe inaperçu ? Il est vrai que beaucoup d'artistes se sont voués à la représentation de la vie ordinaire : encore faut-il distinguer entre ceux qui ont peint ou décrit ce que le quotidien présentait de significativement ordinaire, l'insignifiant typique, et ceux qui ont voulu recueillir l'ordinaire si négligeable qu'il ne se laisse pas voir, non parce qu'il ne se produit pas mais parce qu'il se produit tout le temps. En littérature, Georges Perec s'est attelé à une tâche de cet ordre :
« Il y a beaucoup de choses place Saint-Sulpice, par exemple : une mairie, un hôtel des finances, un commissariat de police, trois cafés dont un fait tabac […]. Un grand nombre, sinon la plupart, de ces choses ont été décrites, inventoriées, photographiées, racontées ou recensées. Mon propos dans les pages qui suivent a plutôt été de décrire le reste : ce que l'on ne note généralement pas, ce qui ne se remarque pas, ce qui n'a pas d'importance : ce qui se passe quand il ne se passe rien, sinon du temps, des gens, des voitures et des nuages (5). »

Les squares et jardins sont des sites privilégiés du non-événement : que s'y passe-t-il quand il ne s'y passe rien ? Telle est la question ardue et ambitieuse posée par nombre de peintres. Pour avoir peint là où il est préjugé ne rien se passer, pas plus que dans les cartes postales, on en a trop vite conclu qu'il ne se passait rien dans leur peinture. Cette étude voudrait démontrer le contraire.
Elle se développera en quatre parties : dans la première nous aborderons les prescriptions du jardin public, ce qu'en attendaient ses concepteurs ; dans les suivantes, nous évoquerons ce qu'en perçurent les artistes qui, selon les cas, avalisèrent ou non le jardin réglementaire : tout d'abord un certain espace muni de clôtures intérieures et extérieures, appelant le respect civil ou civique, ou au contraire le franchissement ludique ou délictueux ; ensuite un certain rythme, balançant entre l'harmonie et la monotonie, entre la variété ornementale de la promenade et la répétition mécanique du surplace – la vie sociale du jardin, scandée par les rituels de la civilité, l'interprétation positive ou sceptique qu'en donneront les peintres ; enfin un certain temps paradoxal, celui d'un lieu désuet qui paraît reculer, s'échapper de l'histoire, à l'heure des avant-gardes obsédées du futur. Nous conclurons sur la science-fiction : cet espace commun, anodin entre tous, est apparu aux yeux de certains peintres, photographes, cinéastes, écrivains, comme une quatrième dimension dans la ville, échappant à sa vitesse, à son bruit, à son plan – square des angles morts et des zones neutres.


1 Voir Richard Sennett, Les Tyrannies de l'intimité, Paris, Seuil, 1974.
2 Joseph Gusfield, La Culture des problèmes publics. L'alcool au volant : la production d'un ordre symbolique, Paris, Économica, 2009.
3 Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, t. II, Les relations en public, Paris, Minuit, 1973.
4 Comtesse de Boissieux, Le Vrai Manuel du savoir-vivre, conseils sur la politesse et les usages du monde, Paris, Gauguet, 1877, p. 26.
5 Georges Perec, Tentative d'épuisement d'un lieu parisien, Paris, Christian Bourgois, 2008 (1re éd.1975), p. 9-10.
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