les presses du réel

L'affaire des 1052 m2Les vitraux de la Cathédrale de Nevers

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Du sacré dans l'art ?
Jean de Loisy
(p. 8-12)


Celui qui connut les pierres pâles de la cathédrale soumises à la clarté blafarde des grandes grisailles qui les défendaient rentrant dans le monument restauré s'exclamera peut-être avec la voix itérative de l'opérateur de cinéma : « lumière ! ». L'histoire de ce livre est en effet celle des péripéties qui survinrent quand fut décidé de donner au sanctuaire des couleurs qui témoignent de notre temps et de la création des grands artistes qui, parfois pendant plus de vingt ans ont cherchés à trouver l'accord juste qui unirait les 1052 mètres carrés de fenêtres.
Mais, au-delà des histoires de l'histoire, un point, une énigme supplémentaire doit être signalée. Si ces créations témoignent de notre temps, qu'en disent-elles ?
Il fut dit que la grande époque du vitrail s'était achevée avec l'apparition du sourire dans l'art occidental. Cette formule efficace à la vertu d'installer cette technique, à la charnière de deux moments cruciaux pour l'histoire des relations entre l'esthétique et la société d'hier, tout comme la réussite de Nevers, surmontant cette affirmation, nous oblige à rechercher la transformation qui permet aujourd'hui cette nouvelle splendeur. Le sourire qu'évoque André Malraux est celui de l'humanisme naissant, ce basculement ou la vue se substitue aux visions, ce moment ou l'intérêt pour l'exploration du réel dépasse l'inquiétude du surnaturel. Cette rupture qui fit délaisser les verrières dont la taille ne convenait pas encore à l'homme curieux de lui-même et plus tout à fait à l'idée d'un dieu compassionnel devenu fils de l'homme, fut un changement de monde aussi radical que celui que souligna le moine Théophile au xii e siècle, quand il notait dans son fameux traité que le vitrail s'oppose à la mosaïque byzantine aussi profondément que celle-ci à la forme implacable de Rome. Là où Byzance avait apportée la représentation de souverains ou de saints montrés dans leur invincible éternité et subjugués par la rigidité d'une conception strictement théologique du monde, l'art du vitrail faisait au contraire entrer le bâtiment dans le rythme changeant de la création. Il accordait les monuments aux heures et aux nuages, aux saisons et les grands coloristes trouvèrent là le plus puissant moyen d'expression jamais mis à la disposition de la peinture. Après les belles verrières et les grandes roses, il faudra attendre Delacroix, Van Gogh, Gauguin puis Matisse pour retrouver une telle confiance faite à la couleur. On mesure à Nevers grâce à l'unique confrontation des deux chœurs de la cathédrale ce que fut ce passage d'un monde roman encore emprunt de byzantinisme, où la fresque qui représente le maître du ciel et de la terre, prisonnier d'une abside à peine animée par les clartés sourdes qu'a su si fidèlement réinventer Raoul Ubac, se confronte au chant puissant du chœur gothique continûment transformé par les variations du ciel illustrant, comme au temps des fêtes païennes, la communion du chrétien avec les cycles de la nature.
L'ensemble médiéval de Nevers qui nous fut dérobé par l'histoire, obéissait probablement à la grande symbolique révélée par l'abbé Suger. La lumière qui traversait les baies sans en briser le verre montrait la manière dont l'Esprit put féconder la vierge sans que l'hymen soit déchiré ; les rayons pourtant imperceptibles mais qui font bouillonner la pierre prouvaient l'action mystérieuse de Dieu sur les choses. Ce moment de conjonction parfaite entre une technique et une philosophie s'est ensuite distendu. Giotto, la narration, l'importance croissante du temps historique au détriment du temps mythique et l'humanisme donc, firent délaisser ce medium, en dépit des progrès de la technique et particulièrement de l'invention du jaune d'argent puis de la sanguine qui permirent au début de la Renaissance de se rapprocher des effets de la peinture. La Contre Réforme souhaitant éclairer les nefs ne voulut plus que du verre blanc et il faudra attendre le début nostalgique du xix e siècle, l'influence de John Ruskin en Angleterre pour lequel le gothique était le vrai style du catholicisme et son écho inspiré dans l'œuvre de Victor Hugo pour refaire des baies colorées. Mais c'est surtout le début du XXe qui nous permet d'assister à un renouveau convaincant sous l'aiguillon de l'industrialisation du verre et de l'intérêt pour cela des grands créateurs. Ce fut l'extraordinaire développement du vitrail civil au tournant du XXe siècle. Les grands architectes, les artistes, les ateliers, en France à Nancy, aux Etats-unis autour de Wright ou en Écosse sous l'autorité de MacIntosh, puis l'apparition du verre américain inventé par Tiffany et diffusé à partir de l'exposition universelle de 1889, par ses textures et ses jeux de surfaces firent l'objet d'inventions permanentes liées au désir d'alors de renforcer les liens entre création et industrie dans tout l'occident.
En France, en dépit des audaces de l'industrie verrière, de l'art nouveau puis des artistes des arts décoratifs, l'invention touchera peu les édifices religieux alors qu'ils bénéficièrent pourtant de commandes importantes avant-guerre, liées aux nouvelles dévotions comme Notre Dame de Lourdes, l'Immaculée Conception ou encore le culte de Jeanne d'Arc, puis, après la première guerre grâce aux considérables crédits dévolus aux bâtiments religieux par la loi de reconstruction, ce qui aurait du être un nouvel âge d'or de la lumière colorée devint pour l'essentiel et pour de multiples raisons un ramassis de consternants pastiches. Seul le vitrail civil connut alors un renouvellement passionnant. Les ateliers d'art sacré tentèrent de répondre à la médiocrité de l'art religieux d'alors en s'appuyant sur des artistes. Ce fut un échec partiel, et les réactions désabusées de Claudel dont est reproduite ici la célèbre « lettre sur les causes de la décadence » montre bien la difficulté de cette voie qui se confrontait à la fois à la sécularisation de la société, au profond divorce entre le public et l'art de son temps et à l'attitude conservatrice de l'Eglise de France. Ailleurs, en Allemagne à la suite des experiences philosophiques des artistes de la chaîne de verre, en Suisse avec les splendides réalisations théosophiques d'Augusto Giacometti, en Italie après la seconde guerre mondiale dans la fièvre là aussi de la construction de centaines d'églises pour répondre aux migrations du sud, des propositions essentielles apparaissent dont celles de Fontana. En France, pour l'essentiel les belles réalisations de l'après-guerre, Matisse, Rouault, Braque, Léger, Chagall, Manessier, Bazaine, Bissière… seront dues à la pugnacité du père Couturier et du père Ladey, convaincus comme l'écrivit le premier qu' « il est plus sur de s'adresser à des génies sans la Foi qu'à des croyants sans talent ».
Cette phrase, souvent reprise, conduit celui qui regarde aujourd'hui l'espace, toujours sacré et à nouveau vibrant, de Nevers, à explorer la grande énigme de cette création contemporaine dans un monument religieux. Si les peuples fervents, hier, à Constantinople, à Chartres où aujourd'hui encore dans un hounfor haïtien par exemple, expriment par leurs créations, leur engagement, leurs prières, leur soumission au sur-monde, comment l'artiste, volontiers incrédule, en une époque déserté par les dieux anciens, peut-il atteindre une justesse qui permette, encore une fois, de ressentir l'élan qui tirait l'humanité d'autrefois, si haut au-dessus d'elle-même ?
En quoi ces immenses fenêtres profanes puisque nées après la sécularisation c'est-à-dire après la disparition de la foi collective qui autrefois structurait la société remplacée par une conception purement personnelle de la croyance, en quoi donc ont-elles encore à voir avec le sacré ?
Nevers nous répond peut-être. Nevers qui est une réussite comme l'a été en 1975, la réalisation si neuve à l'époque des vitraux de Noirlac par Jean-Pierre Raynaud, puis de Bourg Saint Andeol par Jean Pierre Bertrand, ou encore ceux de la cathédrale de Dignes par David Rabinovitch ou encore tout récemment, ceux de Conques par Pierre Soulages, pour choisir quatre exemples français correspondant à cette catégorie curieuse dans l'art occidental récent qu'est l'art contemporain et que l'on ne peut confondre avec l'art des contemporains.
Ce dont témoignent les verrières de la cathédrale est d'une spiritualité toute différente de celle qu'inspirait aux artistes ce Dieu, dont la présence luit devant le tabernacle. En fait, l'évidence sacrale de cet immense projet est produite par la dévotion des créateurs d'aujourd'hui à la création elle-même. C'est-à-dire à l'effort essentiel des artistes allant chercher au plus loin, en des territoires inexplorés par l'esprit, une beauté qui adviendrait pour la première fois et qui dirait avec éclat que celle imaginée par les hommes du passé peut encore aujourd'hui être reconnue et prolongée, celle que ces artistes inconnus ont su produire et qui nous atteint encore si vivement huit siècles plus tard. Or, les voix qui aujourd'hui entonnent ce chant puissant, à l'instar de leurs prédécesseurs, se sont à leur tour dépouillées de leur ego. Aucune expression psychologique ou personnelle de l'artiste ne brouille le message de ces immenses peintures. Contrairement à l'évolution de l'art qui depuis le xix e siècle a souvent privilégié l'expression de soi, ici, jamais les artistes de Nevers aux noms fameux aujourd'hui, mais, forcément oublié bientôt, n'ont mis en avant de leur œuvre leur personne leurs émotions, leurs inquiétudes. Soumis au projet, aux rythmes du bâtiment pour Honegger, aux significations des écritures pour Alberola, aux nécessités de la couleur pour Viallat, à l'enchevêtrement des structures des fenêtre et aux exigences des liaisons pour Rouan, tous ont rejoint l'anonymat des grands artistes du Moyen Âge. C'est sans doute ce retrait, que l'on devine aussi à Cologne en regardant la grande verrière de Richter qui rend possible un grand art monumental aujourd'hui. Comme si l'art du vitrail qui selon Malraux devait disparaître après la naissance de l'humanisme réapparaissait quand l'homme sait à nouveau se retirer de ses œuvres pour servir un projet plus éternel que lui. Et ainsi, cet art certainement profane, entièrement dédié à célébrer l'idée même de création et donc de l'homme dans ce qu'il a de plus exigeant et de plus généreux, cet art donc, soulevé au-delà de lui-même n'en est pas moins sacré à nos yeux.


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