les presses du réel
extrait
Renaissance d'un concept
Cyrille Simonnet
(architecte et docteur en histoire de l'art, professeur à l'Institut d'architecture de l'université de Genève, rédacteur en chef de la revue d'architecture suisse Faces, auteur d'ouvrages et de nombreux articles)
p. 5-8


Le nom d'une agence n'est jamais innocent. À la fois logotype et micro manifeste identitaire, il en dit long avec peu. Voici donc Tectoniques, terme déjà chargé d'histoire mais toujours actif, clair et signifiant, pour une agence résolument engagée dans une voie en accord avec les connotations de ce pseudonyme exigeant.

Il faut rappeler le pedigree du terme, qui se joue en deux actes. La tectonique est d'abord un concept développé par la culture allemande au milieu du XIXe siècle, alors que l'architecture traverse un important débat philosophique au niveau de ses enjeux esthétiques. L'affaire se déroule dans un environnement intellectuel et artistique relativement bien délimité. La question est celle du style, concept qui s'est en quelque sorte forgé en même temps qu'on l'alimentait à travers l'archéologie, l'histoire, les inventaires. L'émergence de la notion, plurielle par essence, mettait en péril sa validité universaliste. Le style, au XIXe siècle, devenait une option, un ornement, une couleur. En quel style devons-nous construire ? (1), titre pour le moins provocateur d'un opuscule paru en 1828 sous la plume de Heinrich Hübsch, provoqua un débat vigoureux, radicalisant les camps adverses du gothique et de l'antique. En 1852 et 1860 respectivement, deux publications importantes, Die Tektonik der Hellenen (2) (La Tectonique chez les Hélènes), par Carl G.W. Bötticher et Der Stil (3) (Le Style), par Gottfried Semper, accomplissent un mouvement théorique essentiel qui portera sur le statut du visuel et du constructif dans l'architecture. Le concept inaugural de tectonique y joue un rôle majeur, tant chez les néogothiques que chez les néoclassiques. Désormais la construction s'invite dans le débat esthétique et s'autorise d'une signification visuelle essentielle à la compréhension de l'objet architectural.

Acte deux : en 1995, l'historien Kenneth Frampton publie ses Studies on Tectonic Culture (4), revisitant l'oeuvre de quelques grandes figures (Wright, Perret, Mies, Kahn, Utzon, Scarpa), qu'il passe au crible de la dimension tectonique, qu'il ressuscite en quelque sorte dans le cadre de la critique du postmodernisme. Le terme acquiert alors une certaine familiarité, tout en préservant sa puissance analytique et critique. On y perçoit désormais quelque chose d'articulé et de construit, où une certaine évidence visuelle superposerait à la fois la franchise d'un concept constructif et la clarté d'une forme plastique. Ainsi, un siècle et demi après son introduction théorique, après avoir survolé la grande révolution de la modernité (architecturale) et de ses avatars, le terme opère dans l'épaisseur d'une production de plus en plus hétéroclite, dont il cherche à caler la dimension matérielle et structurelle.


Culture constructive

La tectonique est donc affaire de discours plus que d'action ou de geste. Que nous conte alors l'agence éponyme dont le travail fait la matière de ce livre ? Précisément, elle inaugure (avec quelques autres bureaux sans doute) ce que l'on aimerait appeler l'acte trois de l'offensive tectonique. Celle de l'engagement, celle du faire. S'autorisant de ce patronyme rigoureux, elle fait de la constellation de sens que couvre le terme une véritable stratégie professionnelle. La démonstration désormais est moins intellectuelle que matérielle ou, osons le dire, architecturale. Feuilletons le livre que l'on tient entre les mains : l'agence Tectoniques produit une architecture dont le registre constructif traduit de façon explicite la volonté d'authenticité de ses concepteurs et de lisibilité de ses ouvrages. Cela passe par une démarche à la fois écologique et productive où le moment du chantier – celui qui a priori ne laisse pas de trace – en vient à ordonner rétroactivement le projet dans un rapport subtil entre sa dimension ouvrière (savoir faire convoqués, organisation, manipulations…) et sa dimension matérielle (matériaux, gabarits structurels, outillages). L'agence, on le voit, privilégie un matériau : le bois. On connaît les connotations avantageuses d'un tel matériau. On sait aussi les dérives qu'il suscite (que ne subit-il pas comme manipulation, modification, altération qui en font pour finir un produit industriel comme un autre). La filière bois, en France, quoique mineure au regard des ogres du béton ou du métal (le parc forestier est certes important, mais 80% de sa surface, de propriété privée, est sous exploitée), offre de bonnes conditions d'exploitation, tant au niveau des essences (gestion des domaines) que de la transformation (scieries, distribution) et de l'information (voir l'action remarquable du Comité National pour le Développement du Bois). Encore faut-il savoir s'en servir. Prêt à l'emploi peut-être, il lui faut impérativement transiter par le crayon (et l'ordinateur) des architectes, par le projet d'architecture, par l'agence d'architecture. Or de quelle pensée constructive se réclame-t-elle ? À quelle tradition technique appartient-elle ? Quelles références revendique-t-elle ? Voilà sans doute ce qui constitue la « culture constructive » d'une agence, laquelle est susceptible d'imprimer sa marque de fabrique à tout un travail, sur toute une génération. C'est une dimension subtile de l'identité architecturale, au-delà du style, en deçà de la signature. On connaît dans ce registre un modèle pour ainsi dire canonique que plus un architecte n'ignore, mais que peu sans doute savent interpréter. Il s'agit des 36 prototypes de maisons californiennes connues sous le nom de Case Study Houses, qui furent édifiées entre 1945 et 1966, sous le crayon notamment de Charles et Ray Eames, de Richard Neutra, de Craig Elwood, qui construisirent ces fameuses maisons fines et légères, toutes en transparences, au milieu des cactus géants et des arbres de Josué plantés par le paysagiste Garrett Eckbo. À la source, un projet économique, basé sur le développement de ce qui allait s'appeler la « filière sèche ». Une architecture basée sur le montage à sec d'éléments légers (cornière métallique, panneaux), au transport aisé et facile à manipuler, ce qui impliquait bien entendu une certaine stratégie projectuelle, susceptible d'intégrer ces nouveaux paramètres. La tradition domestique américaine, sa mémoire fraîche du balloon frame, s'inscrivaient assez directement dans ces splendides et pourtant discrètes réalisations. À certains égards, un Craig Elwood ou un Raphaël Soriano traduisaient leur programme selon les pures règles de la tectonique : superposition visuelle et matérielle des concepts de structure et d'espace, sous les traits d'une sorte d'évidence constructive et fonctionnelle. Ces maisons, déjà minimales, invitaient au repos domestique sous des allures de maisons de vacances éternelles, toujours ensoleillées. Or cette leçon magistrale, si fortement inscrite pourtant dans la culture constructive de l'Ouest américain des années cinquante, voici que l'agence Tectoniques la reprend, la régénère au contact d'un autre matériau, le bois, et surtout peut être, dans ce nouveau contexte, contemporain, encore trouble de l'affolement environnemental, où désormais prévalent des exigences de performance non plus seulement à l'aune de la rentabilité ou de la solidité, mais de la durabilité, avec tout ce que le concept draine notamment en matière de responsabilité.


L'esprit tectonique

L'agence Tectoniques précise souvent, dans ses courtes et limpides notices, la dimension « politique » de ce qui n'apparaît parfois que comme un simple choix technique. C'est là que se niche le terme de responsabilité. On ne choisit plus le bois aujourd'hui comme on le faisait il y a dix ou vingt ans, pour des raisons sentimentales ou nostalgiques. La notion de filière technique et matérielle appelle désormais une connaissance et une intelligence des processus de production et de transformation dans leur ensemble. Le choix du sapin Douglas par exemple ne relève pas de la logique du catalogue. Il n'est pas arbitraire. Comme l'arbre qui cache la forêt, si l'on ose écrire, il suppose précisément une connaissance de ce que signifie le terme de « forêt », dans toute sa puissance environnementale et écologique. Où poussent, comment croissent ces arbres ? Qui les exploite ? Quel parcours manufacturier ou industriel est le leur ? Quelle technique requièrent- ils pour leur mise en oeuvre constructive ? Quelle forme, quelle structure, quel genre d'assemblage ce bois particulier exige-t-il ? Autant de questions qui ponctuent le projet technique et architectural, dont les traditionnels paramètres plastiques s'estompent au profit d'une mise à plat de toutes les composantes matérielles et économiques qui le caractérisent. D'où le renversement subtil qui s'opère dans la substance même de l'acte de projeter. Enrichie et complexifiée par la remontée active de toutes les étapes qui définissent ainsi la notion de filière technique, la démarche de conception se transforme à son tour au profit d'une nouvelle rationalité qui en quelque sorte « dé-hiérarchise » le processus, valorisant le sciage de l'arbre aussi bien que les techniques de stockage ou celles de l'assemblage, ou encore les notions de flexibilité programmatique et de recyclage. Le schéma organisateur de la pensée architecturale se redimensionne à son tour, travaillant avec des contraintes qui sont toutes de même importance, au même niveau. À certains égards, c'est un peu la manière de travailler de Renzo Piano, qui commence par inventorier et dérouler sur une sorte de partition toutes les variables, toutes les données que lui suggèrent le programme et son intuition technique. L'agence Tectoniques use ainsi d'une remarquable méthode de composition lorsque la traditionnelle géométrie intuitive (qui en général cherche la solution en combinant toute une gamme des formes) cède le pas à l'inventaire systématique des données constructives et ouvrières de la désormais classique « ossature bois ». Peut-être est-ce la leçon de Semper qui resurgit ainsi, éclairée aujourd'hui par cette nouvelle sensibilité à la « durabilité ». Semper privilégiait l'acte à la chose, le processus au produit. Derrière une forme, il y avait toujours selon lui un geste, une façon d'agir, du travail, du social, plus qu'une intention artistique, aussi inspirée fut-elle (voilà ce qui l'opposait à Aloïs Riegl). Or l'ossature bois, dans l'esprit tectonique (et là nous référons aussi bien au concept initial qu'à l'agence), renvoie moins à la cohérence d'un schéma statique ou d'un graphe structurel, en l'occurrence « matérialisé » dans le bois, qu'à l'expression matérielle d'une fabrication, dans toute la complexité moderne qu'elle désigne, inscrivant le comportement mécanique de l'assemblage ou la configu-ration formelle de l'ossature dans la dépendance complexe de la « filière technique » propre au matériau choisi. L'abattage, le sciage, le stockage, le découpage, l'assemblage, le montage…, autant de gestes techniques, effectivement, qui s'alignent et s'ordonnent derrière cette notion ouverte de filière et configurent, à un degré ou à un autre, la solution préconisée. Toutes ces étapes, ordonnées par le projet, scénarisées par le chantier, composent une écriture. Une écriture, plutôt qu'une signature, que l'on peut déchiffrer dans le filigrane de l'oeuvre, quels que soient les programmes développés, et qui lui donne toute sa personnalité.


1. Heinrich Hübsch, In welchem Style sollen wir bauen?, Muller, Karlsruhe, 1828.
2. Karl G.W. Bötticher, Die Tektonik der Hellenen, Berlin, 1852.
3. Gottfried Semper, Der Stil in den technischen und tektonischen Künsten oder praktische Ästhetik (Band 1): Die textile Kunst für sich betrachtet und in Beziehung zur Baukunst, Munich, 1860.
4. Kenneth Frampton, Studies in Tectonic Culture: The Poetics of Construction in Nineteenth and Twentieth Century Architecture, MIT Press, Cambridge, 1995.


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