les presses du réel

Écrits complets – Volume 4La Ruse de l'innocence – Chronique d'une sculpture perceptive 1973-1980

extrait
Postface
(p. 283-285)



La sculpture minimaliste est-elle évidente ? Est-ce qu'elle rend tout commentaire sur celle-ci superflu parce qu'elle ne veut qu'incarner une simple présence ? Ce sont ces questions que Rémy Zaugg aborda au printemps 1976 avec Dieter Koepplin, conservateur du Cabinet des estampes du Kunstmuseum de Bâle, qui préparait à ce moment l'exposition Donald Judd, Zeichnungen/Drawings, 1956-1976 et rédigeait un texte pour le catalogue. Zaugg mit en question l'apparente simplicité et fit le pari qu'il pourrait parler pendant une heure exclusivement de la sculpture de Judd Untitled, Six steel boxes, exposée depuis 1972 au musée de Bâle et acquise par celui-ci en 1975. La conférence que Zaugg tint alors au musée le 9 juin 1976 porta le titre Essai de reconstruction compréhensive et analysa l'élément de base, le cube avec la longueur de ses arêtes, le nombre de cubes, leur alignement horizontal et la distance entre eux. Toutes ces décisions esthético-formelles participaient à l'effet général. L'impression d'évidence et de banalité propagée par les minimalistes était donc trompeuse.
En 1976, Zaugg terminait le livre Du même à l'incertain (Écrits complets, vol. 3), dans lequel il analyse sa gravure avec la représentation d'un cube troué et de ses six faces. Il était donc d'une certaine manière un expert pour ce qui touchait aux cubes et au nombre six.
La conférence de Bâle fait partie des textes qui composent le livre La Ruse de l'innocence. Des indications très précises sur les dates, données dans la table des matières, informent sur l'emboîtement de Du même à l'incertain et de La Ruse de l'innocence. Trois extraits assez longs de Du même à l'incertain furent repris dans le nouveau livre. La Ruse de l'innocence fut terminé en 1980 et publié en 1982 par les éditions du Stedelijk Museum d'Eindhoven en traduction allemande lors de la documenta 7 à Cassel, à l'initiative de son commissaire, l'historien de l'art néerlandais Rudi Fuchs. Placé dans un contexte aussi éminent, le livre bénéficia d'une grande attention. De plus, il pouvait non seulement être lu comme un livre, mais être perçu également comme une sculpture : pendant la documenta 7, il fut exposé dans une vitrine du bâtiment principal, le Fridericianum.
Dans les textes et conversations ultérieurs, Zaugg ne cessait de se référer à ce livre. Parce qu'il traite abondamment du contexte muséal et architectonique qui détermine largement la perception et l'interprétation des œuvres d'art, beaucoup d'architectes le lurent aussi. Ainsi, le cabinet d'architectes de Berne Atelier 5 invita Zaugg à collaborer aux travaux d'extension du Kunstmuseum de Berne. Le livre fit également une forte impression sur les architectes Jacques Herzog et Pierre de Meuron, nés en 1950 ; ils considérèrent tous deux cette lecture comme une première collaboration – fictive – avec Zaugg. Ce n'est qu'en 1997 que le livre parut à Dijon dans sa version originale française. En 2004, la version allemande fut réimprimée par le Kunstmuseum de Bâle.
Zaugg et Judd – ces postures artistiques si opposées semblent depuis être liées. En 1995, on osa même mettre en vis-à-vis, dans l'exposition Carnegie International à Pittsburgh, des sculptures de Donald Judd et des peintures en grand format de Zaugg : là, la présence physique directe, ici, les allégories complexes de la perception existentielle.
Zaugg décrit deux manières de percevoir l'œuvre de Judd. La première, réaliste, voit six objets cubiques, qui représentent des objets banals en forme de cube. L'autre, idéaliste, voit six corps géométriques. Ce qui est décisif, c'est la mise en espace de l'œuvre et le voisinage avec d'autres œuvres d'art, qui soutiennent l'une ou l'autre de ces conceptions. Et surtout, Zaugg reconnaît que l'œuvre de Judd produit une illusion : techniquement, elle se compose de cinq faces qui nous font percevoir un cube à six côtés. Pour que l'objet soit identifié comme tel, il aurait fallu l'inverser, critique Zaugg dans une note de bas de page (p. 274), simple et modeste. La mise en évidence de cette inconséquence, au sens du principe minimaliste fondamental, n'a sûrement pas plu à son aîné de quinze ans.
Pour Zaugg, l'œuvre de Judd était un exemple qui lui permettait de démontrer sa perception formée par la sémiologie – une perception artistique qui a besoin de l'écriture pour insister, répéter, et approfondir. Ainsi, le livre eut un caractère d'exemplarité. Finalement, il rend hommage au Kunstmuseum de Bâle et à ses collections, puisque toute une série d'œuvres de référence y sont mentionnées : celles de Beuys, Andre, Dubuffet par exemple. À côté de Untitled, Six steel boxes, ce sont surtout les six Bourgeois de Calais de Rodin qui jouent un rôle essentiel. Illustrés plusieurs fois dans le livre et photographiés par l'artiste Balthasar Burkhard sous des angles différents, les six démontrent une volonté évidente de représentation, alors que dans l'œuvre de Judd, présentation et représentation se superposent de manière à semer le trouble – un phénomène qui fut également étudié de manière intensive dans la peinture de Zaugg des années 1970 et 1980, par exemple dans Une feuille de papier.

Eva Schmidt


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