les presses du réel

Stream n° 04 – Les paradoxes du vivant

extrait
Editorial
Philippe Chiambaretta


Depuis sa création, Stream est un outil d'exploration et d'analyse des grands enjeux contemporains, au premier rang desquels la question environnementale, l'avenir de notre planète, notre avenir, qu'incarne la notion d'Anthropocène. En analysant pour Stream 03 l'évolution de l'urbanisation globale depuis le début du XXIe siècle, nous avions été poussés au-delà du simple constat de notre condition urbaine vers celui plus implacable encore de notre entrée dans une ère où l'homme devenait force géologique. Malgré les débats formels, la prise de conscience de notre responsabilité et de l'ampleur des défis est maintenant générale, invitant à considérer de nouvelles façons d'habiter la Terre. Se dessinait au fil de nos échanges et recherches l'image d'une évolution ontologique des relations de l'homme à la nature. Non pas des ajustements, mais bien un basculement profond, le renversement radical des dualismes sujet-objet et société-nature aux racines de la modernité occidentale.
Comment envisager ce monde complexe, cette condition hybride, incertaine ? Nous constations que pour une génération d'artistes et d'architectes expérimentaux la figure du vivant devenait une source d'émulation et d'inspiration, non selon le modèle classique du biomorphisme formel mais par analogie avec ses processus génératifs. Poursuivant la quête des manières de cohabiter au sein de notre planète – plutôt que de chercher à la dominer à tout prix – Stream 04 part de l'idée que ce paradigme du vivant est la clé de nos défis contemporains, que la compréhension de nos relations paradoxales à ce dernier permettra de concevoir des solutions durables.
Se tourner vers le vivant est une façon de ne pas subir l'Anthropocène, de ne pas rester figé face à une condition qui impose au contraire de trouver la position pour agir au-delà des dualismes modernes en articulant de nouvelles relations au vivant, paradoxales et parfois antagonistes. Prendre en considération le vivant, penser et construire avec et pour la nature est notre nouvelle frontière. Nous avons gagné une humilité en tant qu'homme, nous n'avons plus de droit naturel et nous craignons les conséquences de nos actes, mais la situation nous force paradoxalement à considérer des moyens d'intervenir. Mais selon quelle représentation de la nature, suivant quelles approches, méthodes et interactions ?
Il s'agit de comprendre si la figure du vivant peut dépasser le registre de la métaphore pour constituer une réalité scientifique à la fois soutenable philosophiquement et source de solutions concrètes. À l'exception de leur frange expérimentale, l'architecture et l'urbanisme, concernés au premier chef par ces enjeux, n'ont pas les outils intellectuels et techniques adaptés à cette révolution anthropologique. Stream 04 exprime donc un état des lieux de ce que la connaissance du vivant apporte à la fabrique de la ville. À la manière des précédents Stream, ce recueil de paroles prospectives explorera l'ensemble des champs traitant du vivant, les philosophes autour de l'évolution de nos rapports à la nature, les biologistes sur les avancées de la connaissance du vivant, les chercheurs au sujet de l'impact urbain des nouvelles technologies, les paysagistes pour le rôle de la nature dans la ville, les architectes autour des nouvelles formes et process durables ou les artistes pour leurs expériences de création avec le vivant. Stream les invite à aborder le sujet autour de trois thématiques principales : l'évolution de la place de l'homme par rapport au reste du vivant, ses rapports aux autres êtres et à la biodiversité ; les limites mêmes du vivant, aujourd'hui bousculées, hybridées par les développements des technologies numériques, des nano-biotechnologies et de l'intelligence artificielle ; les conséquences urbaines du passage d'une vision machinique de la ville à des analogies organiques et physiologiques qui réactivent des approches métaboliques complexes de celle-ci.
Quels sont les fondamentaux théoriques et philosophiques de la métaphore du vivant ? Quels croisements s'opèrent à la frontière des savoirs et des technologies, des théories et des pratiques ? Quel rôle pour le numérique dans ces nouvelles alliances ? Comment les artistes travaillent-ils avec le vivant ? De quelle façon les paysagistes, architectes, urbanistes et l'ensemble des concepteurs techniques prennent-ils la mesure de ces mutations scientifiques, écologiques et sociales ? Quelles leçons tirer des processus du vivant pour penser la croissance et l'hybridité des villes ? Comment concevoir autrement l'ensemble des artefacts pour revisiter la relation onto-géographique de l'humanité à son territoire ?
Entre nouvelles technologies et révolution de la pensée, les réponses du vivant à un monde globalisé et perturbé posent les jalons de l'entrée dans une ère de la responsabilité et du bien commun, du « faire avec » plutôt que du « faire contre », où le pilotage se substitue à la maîtrise. Dans la réinvention de sa manière d'occuper et d'habiter, l'homme établit de nouveaux partenariats, en particulier avec le vivant, comme modèle, outil et allié. Notre futur repose sur ces modalités d'interactions qui passent par une considération et compréhension du vivant, mais aussi par la recherche de façons d'agir sur lui, de l'orienter sans l'enfermer, de lui donner un cadre durable sans le dominer, d'initier avec lui des processus hybrides et évolutifs.


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