les presses du réel

L'écran comme mobile

extrait
Introduction
L'écran comme mobile
(p. 9-11)


Si la motivation de l'écran est le pouvoir de saisir et d'afficher, les implications artistiques de la mobilité effective qu'il trouve en devenant une machine active sont ici observées et analysées dans une série d'essais. Une suite est ainsi donnée au recueil La Relation comme forme. L'interactivité en art, déjà publié par le Mamco, selon une approche historique et épistémologique explicitement attachée aux particularités d'un processus de recherche et de l'instauration d'œuvres expérimentales. Ces deux pratiques sont décrites par leurs articulations mais aussi par ce qui les distingue. Elles sont illustrées par ce qui apparaît comme le bilan d'une proposition prolongée de ce que peut être un cinéma interactif.
L'examen de la façon dont Masaki Fujihata assimile résolument ses œuvres à l'invention de médiums apporte un premier éclairage à la place trouvée par l'écran mobile (1). De la concrétude de son travail de terrain émergent d'autres principes cinématographiques. La transparence de l'espace tridimensionnel où s'expose une multiplicité d'écrans ouvre sur une lecture cartographique du temps.
La notion d'écran mobilisable est l'aboutissement de transformations qui voient l'émancipation du projecteur puis son passage à une variabilité virtuelle qui va être prise en compte par un objet numérique que l'on peut nommer visionneuse puis liseuse. Ce mobile est un appareil, c'est-à-dire un assemblage. L'écran se veut d'autant plus mince qu'il agence l'épaisseur fonctionnelle de l'ordinateur, du disque dur, du téléphone, de la télévision, de la caméra, du haut-parleur et, bien sûr, de l'afficheur. Ce mot neutre est apparu pour désigner une surface qui à la fois affiche et dissimule. C'est précisément là un caractère général de l'écran. On sait que le souvenir-écran de la psychanalyse montre pour cacher. La qualité de l'écran est d'arrêter et de transmettre à la fois. Parce qu'il opère comme limite, il est aussi un continuum. Le théâtre d'ombres est une figure signifiante. Dans l'architecture chinoise, un écran doit être contourné car il barre l'entrée directe. Il est souvent le support d'une peinture ou d'une calligraphie. Dans l'architecture japonaise, l'écran est une séparation nécessairement mobile. D'une façon générale, les écrans sont à demeure, ils s'affirment dans un contexte. Le mobile a deux pôles, ce qui peut bouger et ce qui fait bouger. Considérer la relation comme forme, c'est entériner l'affirmation philosophique qui veut que les relations soient extérieures à leurs termes. Dire que l'écran est un objet relationnel ne contredit pas, bien au contraire, une implication contextuelle amplifiée par la mobilité. L'écran mobilisable est agent de performativité. Les deux acceptions de la performance, celle des arts et celle de la linguistique, peuvent s'y rejoindre. Pour la série d'actions Les Vigilambules, l'« intelligence » de tablettes portables interagit avec l'intelligence de comportement des performeurs qui marchent et qui parlent. Sont ainsi sollicitées les pièces didactiques de Brecht mais aussi l'imprimerie et la caméra à l'école de Célestin Freinet. L'écran mobilisable est à même d'opérer le didactique qui est le centre de gravité du pédagogique, du politique et du poétique.
Si le jouable des premiers temps de l'interactivité connaît des propositions singulières, le mobilisable ne peut que composer avec un monde interactif réticulaire devenu omniprésent. Il doit probablement entériner la passibilité préconisée comme circonspection par Jean-François Lyotard, après les Immatériaux. Ainsi se confirme la condition d'immobile, celle d'un mobile fondé sur les codes. Mais, à regarder quelques cas, il semble qu'un écart, une distanciation, une aberration, un effet d'ironie, puissent la traduire en objets artistiques (2).
Le verre dépoli de l'appareil photographique classique est là pour montrer ce qui va être saisi, enregistré. Les expériences de physique des particules les plus savantes ne sauraient se passer d'écrans qui détectent. Si un écran est nommé moniteur, c'est qu'il s'emploie à contrôler, à surveiller, à mettre en mémoire. L'étymologie du mot nous le dit : moniteur partage la racine men avec mental, avec monument, avec prémonition. L'écran mobile peut servir à réfléchir, à se souvenir. Le journal de bord personnel peut alors s'imprimer de phrases et d'images issues des circonstances qu'il capte mais qui sont aussi l'effet en retour de ce à quoi il pense. L'expérience d'un tel dialogue porté à l'écran est faite avec deux mots clés : Chris Marker et Godard. Ce pourrait être une tentative de découverte d'une machine à l'un de ses détours (3).


1. Pour Deleuze, il peut exister des « inventeurs » qui sont des « intercesseurs qualitatifs ». Son exemple est pris dans le tennis : «Tout nouveau style implique, non pas un “coup” nouveau, mais un enchaînement de postures, c'est-à-dire un équivalent de syntaxe, qui se fait sur la base d'un style précédent et en rupture avec lui. Les améliorations techniques n'ont leur effet que si elles sont prises et sélectionnées dans un nouveau style, qu'elles ne suffisent pas à déterminer. » Gilles Deleuze, Pourparlers, Paris, Minuit, 1990, pp. 179-181.

2. Anne Cauquelin écrit que « l'ironie est cette figure du discours qui renverse les stéréotypes, met en doute les certitudes et ne conclut jamais, se manifeste par occasions et rencontres, et ne peut servir les arguments bien enchaînés d'une démonstration, car elle les décompose à mesure qu'ils apparaissent ». Elle remarque par ailleurs : « Dans un même mouvement, on aime et on réprouve, on prescrit et proscrit le même outil. » Anne Cauquelin, Les Machines dans la tête, Paris, PUF, 2015, p. 106 et p. 154.

3. « Suivant une formule de Nietzsche, ce n'est jamais au début que quelque chose de nouveau, un art nouveau, peut révéler son essence, mais ce qu'il était depuis le début, il ne peut le révéler qu'à un détour de son évolution. » Gilles Deleuze, Cinéma 2 – L'Image-Temps, Paris, Minuit, 1985, p. 61.


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