les presses du réel

Grimaces du réel

extrait
Alexandra Baudelot, Une introduction
(p. 6-9)


Depuis ses premières créations au début des années 2000, Latifa Laâbissi creuse un sillon unique dans le paysage chorégraphique en Europe. Loin des clichés, la chorégraphe fait du corps le lieu du politique, pour questionner les rapports de pouvoir et de domination. Elle le confronte au réel, l'ouvre à sa propre histoire, celle qui façonne les identités. Chacune de ses pièces et de ses projets de recherche fait ressurgir des représentations inédites d'un corps sauvage, burlesque, intime, peuplé d'images qui interpellent autant qu'elles dérangent. La figure de la sorcière, de la femme guerrière ou archaïque, celle du fantôme, d'une nudité tribale, sont autant d'incarnations qui prennent forme sur le plateau pour déplacer les attendus du spectateur, pris dans ses propres clichés. Mais à quels stéréotypes et formes de représentation se confronte-t-elle ? Où le corps du danseur, de la danseuse, du performeur est-il assez puissant aujourd'hui pour déjouer les attendus de la scène artistique et d'un monde qui, sur l'échiquier du social et du politique, penche toujours plus du côté des blancs que des noirs ? Latifa Laâbissi invente radicalement. Elle va là où il y a la différence, l'autre, l'endroit où commence la fracture, celle du langage, des gestes, des esthétiques. Là où l'identité cherche à se construire, dans les plis de sa marginalité, quand le récit historique des identités minoritaires et du colonialisme se dissout pour faire place à une nécessaire histoire faite de fragments intimes, incarnés, voire autobiographiques. Une enquête patiemment menée qui entremêle la figure unique, inquiétante et joyeuse de l'étrangeté à celle des masses informes, silencieuses et sans couleur, conséquence des stéréotypes raciaux. Ce qui se joue alors, d'une pièce à l'autre, c'est la construction de figures plurielles comme forces vives capables de drainer avec elles des formes d'émancipation individuelle et collective.
Les personnages des pièces de Latifa Laâbissi se glissent dans les failles de nos imaginaires collectifs pour faire surgir avec force la présence des identités marginalisées, ces identités à peine visibles, dérangeantes, celles que la chorégraphe désigne comme des « figures toxiques » et qui ont cette force salutaire de générer une mise en abyme critique de notre histoire collective et du regard que nous portons sur elle et sur les figures qui l'habitent. Les chorégraphies de Latifa Laâbissi ne jouent pas sur les seuls effets esthétiques ou conceptuels de la scène : elles rejouent également les signes et les effets de l'histoire, offrent une voix radicale qui perturbe notre propre regard de spectateur, déplace notre perception critique pour mieux nous confronter 9 à nous-mêmes. Car nous faisons tous partie de cette histoire, celle qui prend la mesure des effets des rapports de pouvoir sur notre quotidien, des discours où s'entrecroisent les questions de classe, de sexe et de race, en tentant de les arranger selon tel ou tel ordre, pour mieux servir telle ou telle histoire. La danse a ce pouvoir d'incarnation, et c'est précisément là que la chorégraphe et danseuse rejoue les signes pour mettre en avant les déformations, les intoxications, les cicatrices de l'histoire et les stratégies d'asservissement inscrites à même le corps.
En faisant de la scène et de la danse contemporaine le lieu d'émergence des problématiques identitaires et l'espace d'apparition de figures retranchées dans l'invisibilité, Latifa Laâbissi ouvre un territoire où se joue également une autre histoire de la danse, nourrie des déformations, manipulations et stigmates du corps, pour contourner les stratégies d'asservissement racial qui sévissent depuis plusieurs siècles. Ses références chorégraphiques s'attachent à construire une autre ligne, non plus celle qui oppose la danse savante à la danse populaire, ou la danse moderne à la danse traditionnelle comme un partage « naturel » – la danse blanche vs la danse noire ou minoritaire –, mais comme la possibilité d'inclure, dans cette histoire, d'autres régimes gestuels, issus du grotesque et du burlesque des danses noires américaines qui apparaissent sur la scène française dès le milieu du XIXe siècle et qui parcourent le XXe siècle, des gestes « tordus » propres au corps hystérique et à ses mises en scène par Charcot à la Salpêtrière, ou à ceux de la danse expressionniste allemande des années 1920 et 1930.
L'ensemble des textes et entretiens proposés ici explore les différentes strates qui constituent l'approche chorégraphique des pièces de Latifa Laâbissi, ainsi que des formats de recherche collective qui viennent ponctuer la production des œuvres pour le plateau. De la politique des corps au corps social, des figures grimaçantes qui trouvent leur origine aussi bien dans les référents gestuels et chorégraphiques cités plus haut que dans les codes de la figure opprimée par l'histoire de la colonisation, en passant par Freud, Buster Keaton, Godard, Joséphine Baker, Mary Wigman ou Toshirō Mifune, les modèles ici convoqués de manière plus ou moins visible agissent, parlent, dérangent, ouvrent des brèches dans le continuum faussement ordonné de l'Histoire. C'est à une histoire de partage entre ce qui est convoqué sur scène et l'expérience que le spectateur en fait que Latifa Laâbissi nous convie. Car la scène est le lieu où s'opèrent les glissements : celui d'un regard occidentalisé, à la fois sur un corps comme artefact culturel et témoin d'un passé qui n'a de cesse de rejouer malgré lui les formes d'oppressions raciales, et sur un corps qui revendique sa propre identité et, par elle, son autonomie passée, présente et future. Sur scène, Latifa Laâbissi déjoue par l'humour et l'excès les stratégies d'enfermement des corps, leur stigmatisation et l'intériorisation des stéréotypes racistes et féministes. Elle crée un nouvel espace d'appropriation qui ne concerne pas seulement la relation de son corps à sa propre histoire, mais aussi à la nôtre. Longtemps, la scène et le spectacle vivant ont contribué à relayer ces images d'une identité et d'un corps stéréotypés, d'une représentation idéalisée, voire conceptualisée, de l'esthétique blanche. Latifa Laâbissi la détourne pour créer des espaces d'hospitalité.

Chacun des textes qui suivent adopte un point de vue différent sur une pièce en particulier ou sur un ensemble de pièces, sur le lien existant entre les créations chorégraphiques et les projets qu'elle considère comme des espaces de recherche collective. Ils examinent la façon dont le travail de Latifa Laâbissi repense l'histoire des minorités raciale et celle des régimes gestuels et chorégraphiques de l'histoire de la danse. Une part de cette monographie est également consacrée à la scénographe et plasticienne Nadia Lauro, qui collabore avec Latifa Laâbissi depuis ses premières créations. Les auteurs ayant participé à cet ouvrage accompagnent le travail de Latifa Laâbissi depuis plusieurs années, certains d'entre eux étant également des collaborateurs privilégiés qui participent directement aux projets de l'artiste.
Ce livre s'inscrit dans la continuité du travail que Latifa Laâbissi a mené entre 2013 et 2015 aux Laboratoires d'Aubervilliers et de l'espace de réflexion qu'il nous a été donné de partager ensemble, au cours de ces trois années. Il nous a semblé nécessaire, aux Laboratoires, d'initier et de porter cette première monographie consacrée à son travail afin de rassembler, de prolonger et de rendre visible un ensemble de points de vue critiques, de prises de position et de débats aujourd'hui salutaires dans le domaine de l'art et de la danse contemporaine.


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