les presses du réel

Un nid de nigauds

extrait
Préface
p. 7-11


C'est par hasard que James Schuyler et moi avons commencé à écrire A Nest of Ninnies en juillet 1952. On nous recon-duisait à New York après un week-end à East Hampton, dans l'état de New York, où nous avait invités John Latouche, le librettiste de comédies musicales. Latouche travaillait à un court métrage dans lequel nous jouions, nous et notre amie Jane Freilicher, intitulé Presenting Jane, sur un scénario de Schuyler. Quelques scènes venaient d'être tournées, dont l'une où Jane marche sur l'eau (en réalité, un ponton immergé à Georgica Pond). Le film n'a jamais été terminé, mais le scénario de Schuyler refait parfois surface. Nous étions dans une voiture que conduisait le jeune caméraman, Harrison Starr, et son père était assis à l'avant.
Comme ni Jimmy ni moi ne connaissions bien les Starr, nous nous sommes d'abord contentés de regarder le paysage de grande banlieue le long de la vieille Sunrise Highway (c'était avant la construction de la tristement célèbre Long Island Expressway). Poussé par l'ennui, Jimmy a proposé : « Et si nous écrivions un roman ? » Et comment ça ? ai-je demandé. « C'est facile, tu écris la première ligne », a-t-il répondu. C'était assez typique de lui : avoir une idée brillante, puis contraindre quelqu'un d'autre à la réaliser. Pour ne pas me laisser manœuvrer, j'ai fourni une phrase de trois mots : « Alice était fatiguée. »
Et nous étions lancés dans une aventure qui nous occuperait les mois et les années à venir. Jimmy avait tout de suite créé un autre personnage, Marshall, le frère irritable d'Alice. En traversant le village de Smithtown, nous avons remarqué une maison de banlieue typique, blanche aux volets verts, et nous avons décidé d'en faire la maison de nos protagonistes. De retour à New York, nous nous sommes revus régulièrement, parfois plusieurs fois par semaine, pour travailler au « roman ». Il ne nous est jamais venu à l'esprit qu'il serait publié un jour et que des gens le liraient. Nous étions alors de jeunes poètes inconnus qui n'avaient encore rien publié et sans lectorat potentiel, semblait-il. Mais nous nous amusions bien à combiner les personnages et les aventures, souvent soutenus par des boissons stimulantes.
Tout a continué vaille que vaille pendant trois ans jusqu'à ce que j'obtienne, à ma grande surprise, une bourse Fulbright pour la France. J'y ai vécu pendant presque dix ans d'affilée à l'exception de l'hiver 57-58 où je suis revenu à New York pour suivre un cursus académique de littérature française à la New York University et prodiguer des cours d'initiation au français dans leur campus du Bronx (aujourd'hui le Bronx Community College). Cet hiver-là, Schuyler et moi avons partagé un appartement et travaillé sporadiquement au roman. L'appartement était au septième étage sans ascenseur et notre loyer de 57 dollars par mois, ce qui a dû contribuer au mode de vie aisé que nous avons octroyé à nos personnages.
Au mois de juin suivant, je suis retourné en France pour l'été mais suis finalement resté cinq ans sans revenir aux États-Unis. Là encore, mes revenus ont été un facteur déterminant, ainsi que mon refus à l'époque de prendre l'avion. Jimmy et moi avons plusieurs fois tenté de poursuivre A Nest of Ninnies par correspondance, mais ça n'a pas marché. Nous avions manifestement besoin d'être ensemble pour écrire.
Je suis finalement rentré aux États-Unis à la fin de 1965. À cette époque, j'avais une maison d'édition, Holt, et un éditeur compréhensif, Arthur Cohen. Il a fini par me poser la question que beaucoup d'éditeurs de poètes finissent par poser : « As-tu jamais envisagé d'écrire un roman ? » Je me suis souvenu de ma collaboration avec Jimmy, à laquelle nous ne pensions plus alors que rarement, et j'en ai parlé à Arthur qui s'est montré intéressé. Cela s'est révélé être le stimulus dont nous avions besoin et nous nous sommes remis au travail d'arrache-pied. Six mois plus tard, nous avions bouclé le roman, à notre satisfaction. Pour y arriver, nous avions convenu d'infléchir un peu nos propres règles : au lieu d'alterner phrase par phrase, chacun pouvait écrire aussi longtemps qu'il le souhaitait, jusqu'à des paragraphes entiers. Arthur a apprécié le résultat final et le livre est sorti au printemps 1968 chez Dutton, où Arthur travaillait désormais.
Il y eut quelques bonnes critiques, à commencer par celle de W. H. Auden dans la Times Book Review. Il aimait notamment le livre parce ce qu'il n'y avait pas de scènes de sexe; c'est peut-être aussi pour celà que le livre n'a jamais atteint la liste des bestsellers. Il y eut aussi des critiques moins bonnes. Après quelques mois, les invendus furent pilonnés sans qu'on nous propose d'acheter les exemplaires restants, pratique dont j'ai découvert depuis qu'elle n'était pas rare du tout dans le monde de l'édition.
Sans doute était-il difficile pour une maison d'édition de présenter le livre à ses vendeurs. Le roman manquait non seulement de sexe mais surtout d'une intrigue. Dans les premiers chapitres, nous flânions, nous nous adressions l'un à l'autre à travers nos nigauds de personnages (le titre vient d'un sottisier élisabéthain que j'avais repéré dans le catalogue d'un libraire) ; après tout, nous avions commencé le roman pour nous distraire. Lorsque les perspectives de publication étaient apparues, nous avions continué de la même manière, avec l'espoir que d'autres s'en amuseraient aussi. C'est manifestement ce qui s'est passé puisque le livre a été réédité trois fois. L'une des éditions est britannique, une traduction est parue en allemand (Ein Haufen Idioten) et une autre en espagnol (Un nido de bobos).
Peut-être cherchions-nous aussi, sans le savoir, à recréer le monde de notre enfance, passée dans deux petites villes du centre de l'état de New York dans les années 1930. Les émissions de radio (en particulier Vic and Sade et Easy Aces qui offraient des parodies doucement caustiques de la vie américaine, provinciale pour l'une et suburbaine pour l'autre), les journaux (Life et Good Housekeeping), l'éclat et les paillettes de la grande ville, les affiches lumineuses des cinémas qui changeaient deux ou trois fois par semaine, c'étaient là les impressions furtives qui revenaient à la surface lorsque nous écrivions et qui justifieraient, peut-être, des notes de bas de page. Qui se souvient de Milton Cross, d'Evelyn avec son violon magique, ou de la diva d'opérette Marta Eggerth (qui, nonagénaire, a publié ses mémoires) ? Quelqu'un se les remémorera peut-être de nouveau. Ou, comme le dit Virgile : « Peut-être qu'un jour ce sera une joie de se souvenir même de cela. »

John Ashbery, 2008
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