les presses du réel

Face au chaosPensées de l'ornement à l'âge de l'industrie

extrait
Avant-propos
(p. 5-11)


Le chaos, c'est ce qu'ont vécu, à partir de l'essor de l'ère industrielle à la fin du XVIIIe siècle, tous ceux qui se sont laissés affecter par un sentiment nouveau de désorientation, aigu au point de prendre les formes de l'angoisse. Dans leur rapport au temps, l'ombre du relativisme historique a étendu son emprise jusqu'à les inciter à ne voir dans la destinée des civilisations – et du monde en général – qu'un entremêlement de réalités hasardeuses et éphémères, efflorescences aléatoires d'on ne savait plus quelles indéfinissables forces originaires – ou pas. L'idéologie du progrès fut bâtie pour contrebalancer ou plutôt pour conjurer, avec la dureté croissante d'une injonction fantasmatique, cette fréquente perte de repères : on a voulu croire qu'un regard autoritairement tourné vers des lendemains qui chantent mettrait sous le boisseau le vertige monté de la stratification absurde des configurations naturelles et humaines, s'entassant et s'imbriquant les unes dans les autres au cours du temps.
Un tel vertige, les conceptions de l'art l'ont accusé avec une intensité plus violente, sans doute, que dans aucun autre domaine. Même par rapport aux conceptions du sacré – elles aussi sujettes à des ébranlements majeurs –, l'historicité qui s'est creusée toujours plus dans notre rapport avec les œuvres a touché directement les perceptions, engagé le corps et enraciné l'inquiétude en amont de l'activité consciente, dans le tissu des liens les plus intimes que les individus nouent avec ce qui les entoure. Désormais est apparue avec une évidence croissante la cohérence interne d'une indénombrable multitude de systèmes esthétiques, qui n'a fait qu'aviver, en retour, l'idée (ou plutôt la sensation) de l'incohérence de leur succession ou de leur coexistence. Car sur ce plan symboliquement essentiel des valeurs artistiques, la pensée du progrès a manqué de prise : le rêve énergique et unique d'une renaissance de l'Antiquité, dans la mesure où il avait fondé d'emblée la promesse d'un progrès sur une rétrospection, a mieux que jamais laissé voir sa contradiction spécifiquement historique ; à partir de là, une impression d'engloutissement dans les labyrinthes aussi insensés qu'infinis du passé s'est installée au premier plan de notre perception des formes. D'où l'écœurement (en fait, une forme d'affolement) souvent manifesté par les observateurs de l'époque à l'égard de ce qu'ils ont nommé l'éclectisme – juxtaposition désordonnée de styles venus d'autrefois ou d'ailleurs à laquelle rien ne semblait pouvoir mettre fin qui fût de l'ordre d'un futur soi-disant lumineux, à l'inverse de ce que les champs de la politique et de l'économie, peutêtre, des sciences et des techniques, certainement, faisaient quant à eux miroiter.
Parce qu'ils forment le cadre immédiat de la vie, perçus sans être forcément regardés ou a fortiori réfléchis, les arts appliqués et l'architecture ont constitué le terreau le plus constant, le plus concrètement vécu, dans lequel ont prospéré ces impressions obscures de chaos, ces inquiétudes latentes qui rongent minute après minute, dans les activités et les déplacements du quotidien, la carapace d'un rapport d'autant plus fébrilement conquérant avec le monde que cette incessante conquête de tout a, sans le dire, des allures de fuite et de rejet de soi. Le chaos, ce fut donc en premier celui des objets et des bâtiments multipliés par l'essor tous azimuts de la production manufacturée et de la construction, matière dans laquelle l'absurdité emmêlée de l'histoire s'est établie en tant qu'incessante expérience existentielle, plus en profondeur qu'aucune représentation. Le système de l'industrie a rapidement donné lieu, en effet – au moins dans les sphères de la bourgeoisie où cherchait à se formuler le sens de l'époque –, à une accumulation qui est devenue un entassement plutôt qu'une composition ordonnée du cadre de vie. De toutes parts, un peuple un peu macabre de tentures, de meubles, de vaisselles et de bibelots en tous genres, industriellement produits, lançait des tentacules qui étranglaient l'espace, occupaient les surfaces et paralysaient dans leurs filets de matière une humanité pourtant énamourée de cette incroyable force productrice qu'elle venait d'inventer. La quantité n'était pas seule en jeu ; l'était aussi la qualité intrinsèque de ces choses devenues objets, étrangement dépersonnalisées, jetées dans l'extériorité par la technique qui les avait engendrées. Aussi fascinant soit-il, un objet industriel produit en série se définit d'abord négativement, dans le monde occidental moderne, par la perte de la capacité qu'avait l'ancienne chose ouvrée à se donner comme charnière entre la vie de ceux qui l'avaient fabriquée et celle de ceux qui se l'appropriaient. De corps à corps vivants, on avait de bonnes raisons d'imaginer que circulaient dans les choses d'avant des courants d'incarnation, en quelque sorte, dont, à tort ou à raison, on a immédiatement désigné l'effondrement dans les objets modernes. Là, en revanche, la palpitation de la main ne laisse plus de marques et la reproduction du même menace forcément la possibilité d'une personnalisation affective des rapports d'usage – d'où l'emballement panique des phénomènes d'accumulation chez des propriétaires qui se sont enorgueillis plus ou moins durement de leurs monceaux de richesses payées au prix de la désagrégation d'une immémoriale participation des choses à leur sentiment d'être au monde.
Cela dit, ce règne total de l'objectivité, assuré glorieusement par la technique industrielle en tant qu'accomplissement de l'idéalité des sciences européennes, n'a pas eu pour seul effet la mélancolie qu'on associe volontiers – et à juste titre – aux sociétés de l'ère de l'industrie. La rupture violente des liens anthropologiques entre l'intériorité des individus et le monde environnant a pu conduire à la négation même de cette intériorité et à l'assimilation désastreuse des humains, jetés dans le chaos de l'histoire, avec les masses matérielles sorties d'usines toujours plus performantes. A l'inverse, cependant, elle a aussi ouvert la voie à des réflexions plus aiguës que jamais sur l'énigmatique tension entre le sentiment intérieur de la vie et le monde en tant qu'objet. Cette sensibilité ne s'est pas aussitôt reconnue ellemême, sinon chez des penseurs isolés, mais elle n'en a pas moins parcouru comme souterrainement les représentations collectives au XIXe siècle, affleurant avec une évidence croissante vers sa fin. Ainsi s'est ouverte la brèche d'un autre chaos, non moins inquiétant mais saturé d'énergie : celui de la vie comme intégralement étrangère à toute histoire, comme expérience intérieure incontrôlable et indéfinissable, esseulée, plongée dans une nuit où aucune visée ne peut la rejoindre – et c'est en ce point que l'ornement s'est offert comme un champ de pensée fondamental.
L'âge industriel, en effet – et plus particulièrement la seconde moitié du XIXe siècle, lorsque la mutation techniciste des sociétés contemporaines a révélé à tous l'ampleur définitive de ses conséquences sur tous les plans de la vie –, a correspondu à une intensification inouïe, sans équivalent dans l'histoire, des pensées sur l'ornement. C'est que les enjeux recelés par cette question n'étaient pas seulement esthétiques, pour déterminer en quel style, refondé sur des bases neuves, on devrait désormais bâtir ou décorer le monde et pour mettre ainsi fin aux incertitudes fiévreuses de l'éclectisme, dans le miroir duquel les sociétés contemporaines se reconnaissaient douloureusement incapables d'inventer un corpus de formes à l'unisson d'un présent mutant. À l'intérieur de ces questions de forme, toute réflexion sur l'ornement, puisqu'elle est vouée à exercer un impact sur des produits commerciaux, implique aussi de s'interroger sur l'organisation du travail de production et donc sur les besoins indispensables à l'équilibre moral et politique d'une société. Et puisque, par ailleurs, la nature mimétique de la création perd, dans l'ornement, la force contraignante qu'elle a longtemps conservée dans les beaux-arts, penser l'ornement conduit à repenser à nouveaux frais l'origine et la légitimité première du processus de création visuelle, en le rattachant à un amont des apparences – structure fondamentale de l'être ou énergie vitale individuelle. En somme, situé exactement à la croisée des points les plus névralgiques de la crise moderne, l'ornement exigeait de ceux qui s'attachaient à le penser et à le réformer de tenir ensemble, sur un mode à la fois analytique et prescriptif, une esthétique, une politique, une métaphysique et une anthropologie. On verra que l'horizon ultime de ces pensées croisées pourrait être adéquatement ressaisi par ce qu'on ne nommait pas encore une phénoménologie de la vie.
L'étonnante multiplication des théories de l'ornement, au sein des grandes puissances économiques qu'étaient le Royaume-Uni, la France et la Prusse, constitue l'indice le plus sûr de la centralité intellectuelle de ce concept à l'ère industrielle. Il faut dire qu'étaient rassemblées l'émergence concrète d'un nouveau problème et les conditions pour le résoudre ou du moins pour le déployer dans toute son ampleur. La nécessité de former des dessinateurs industriels, séparés de la production matérielle proprement dite, a induit une dynamique d'intellectualisation du métier d'ornemaniste et, par conséquent, l'apparition d'auteurs associant la maîtrise du dessin, la réflexion théorique et le savoir encyclopédique. Le développement de connaissances historiques et ethnographiques sur l'art, accessibles dans les musées et dans les livres, a favorisé un enrichissement spectaculaire des références visuelles et suscité des observations qui, par les voies du comparatisme, menaient naturellement à une réflexion transhistorique sur les fondements de la création plastique. Enfin, l'essor technique et commercial de l'imprimerie a rendu possible la mise en œuvre d'entreprises éditoriales très ambitieuses, réunissant planches chromolithographiques et textes, où la pensée pouvait donc se développer sur un double plan visuel et intellectuel.
Cette situation n'a pas seulement fait naître une vocation théorique chez des praticiens – souvent des architectes – qui ont délaissé le travail de terrain pour s'immerger dans la pensée. Elle a aussi révélé que cette pensée même, loin de maintenir ses auteurs dans des sphères déjà connues du savoir, les menait sur des rives incertaines où ils se sont d'ailleurs souvent perdus, faute d'instruments conceptuels adéquats pour pousser leur exploration jusqu'à ses ultimes horizons. La confusion qui les gagne, les contradictions qui rôdent dans leurs analyses, alliées à l'énormité de l'effort en général fourni pour construire un système convaincant, dans des ouvrages de vaste ampleur visuelle et discursive, prouvent que, dans le champ de l'ornement, se passait quelque chose d'immaîtrisé et que le penser, c'était donc bien affronter de face le chaos. Ce serait une erreur de mesurer leur éventuel échec à l'écart entre la nouveauté de ces entreprises discursives et graphiques, d'une part, et les amas d'ornements historicistes accumulés sur les façades et dans les intérieurs du XIXe siècle. Les théories modernes de l'ornement ne résolvent rien, en effet ; elles interrogent. La part directement réformatrice de leurs discours, appelant à des transformations concrètes des productions et des usages, ressemble souvent à un passage rhétorique obligé, pour marquer l'ancrage de leurs auteurs dans une pratique professionnelle ; mais souvent aussi, ces derniers avouent être sceptiques à l'égard de leurs capacités réelles à agir sur le présent. Leur énergie, leur enthousiasme n'étaient pas moindres pour autant, comme s'ils savaient qu'ils n'étaient pas en train de concevoir de simples manifestes mais que leurs plongées exploratoires en terres inconnues devenaient, en elles-mêmes, des œuvres à part entière. Les mots, les formes s'y réinventaient, fluctuaient, se troublaient mais créaient aussi des configurations nouvelles et parfois éclatantes, ouvrant des voies qu'on n'aurait pas soupçonnées au départ.
Le besoin de sortir de l'historicisme stylistique et celui d'émanciper conceptuellement l'ornement par rapport à la tradition des beaux-arts situent ces percées loin de notre présent, les relient à des enjeux propres au XIXe siècle. Il en va de même en ce qui concerne la nécessité d'articuler l'activité ornementale au nouveau contexte productif industriel, grâce à la définition progressive de la notion de design – qu'on délimite aujourd'hui assez clairement. Mais la pensée de l'ornement conduit plus en profondeur : ce qu'elle a très vite atteint, et avec une intensité qui, souvent, a inquiété ceux qui s'y vouaient, c'est la question de la place de la subjectivité dans un monde dont la forme vient toujours davantage de la marche des machines. En général, cette question obsédante a semé plus ou moins fortement le désordre dans des systèmes qui visaient précisément à la domestiquer. Quand on croyait l'avoir résolue en lui substituant la célébration d'une unité ontologique, dans l'ornement, entre la structure rationnelle de l'être – un cosmos – et l'activité nombrée de l'industrie, elle ressurgissait, pourvoyeuse d'espoir ou de panique. Alors remontaient, comme une voix du souterrain, les revendications réprimées de la subjectivité : elles n'ont jamais cessé de faire entendre le soupçon que le rêve d'un ornement parfaitement désindividualisé, sceau cristallin d'une rationalité universelle, ne soit en réalité un cauchemar – et ce soupçon qui les travaille toujours fait paradoxalement leur grandeur. La création de formes permet-elle à l'expérience vécue individuelle de se recomposer, dans un univers machinique qui en signifie la perte ? Si c'est le cas, à quelles conditions et selon quelles modalités peut s'opérer cet indéfinissable débordement de l'intériorité dans l'extériorité ? Foyer actif des pensées de l'ornement à l'âge de l'industrie, cette inquiétude fondamentale est identiquement la nôtre aujourd'hui, où l'emprise presque totale des fabrications mécaniques et la multiplication vertigineuse des images techniquement reproduites attisent continûment, en creux, une sensibilité plus ou moins consciente au reflux, dans notre environnement perceptif, des marques de la vie propres au travail ornemental.

Ce livre est né d'un premier étonnement devant le nombre et l'importance des publications ayant trait à l'ornement au XIXe siècle et qui, émanant de praticiens architectes ou décorateurs, cherchaient à s'émanciper de la stricte pratique pour ressaisir, sinon réinventer le concept. Quand on y pénètre, l'obscurité de ce corpus monumental n'est pas moins frappante que ses ambitions, souvent exprimées par la métaphore de la grammaire, qui rattache la réflexion à une pensée du langage tout en renversant la subordination séculaire, dans l'esthétique occidentale, de l'image à la littérature. Sous d'humbles dehors pédagogiques, la pensée de l'ornement a ainsi cherché à se détacher de la tradition des images et à affirmer sa force expressive originaire. Mais alors se sont exhaussées des strates complexes de besoins et de désirs, génératrices d'une fascinante confusion.
Il ne s'agit donc pas d'enfermer a priori l'ornement dans une définition qui prétendrait en circonscrire exactement la signification, en la déshistoricisant. Ornement, ornament : prenons le mot comme il vient dans les langues des grandes puissances industrielles au XIXe siècle, l'allemand, le français, l'anglais, afin d'observer ce qu'il produit dans le contexte profondément bouleversé des représentations collectives occidentales. Pour cela, le genre de la synthèse générale, qui espère pouvoir poser un regard surplombant sur la réalité historique et, par nécessité, réduit les œuvres au statut d'illustrations passagères de telle ou telle catégorie intellectuelle, est inopérant. Au contraire, il faut écouter jusqu'au bout la résonnance des mots dans des œuvres singulières, en tenant compte de leur économie interne et de leurs contradictions – et ce d'autant plus que nombre de ces penseurs de l'ornement, aussi méconnus soient-ils parfois, furent des créateurs au plein sens du terme, y compris visuellement, avec lesquels on peut donc établir un rapport analogue à celui que l'histoire de l'art et les études littéraires ont développé depuis longtemps à l'égard d'artistes majeurs. D'où l'exigence d'être attentif, dans le tissu de leur langage et de leurs images, à leur psychologie créatrice et à ses gouffres, à tout ce qui maintient dans leurs travaux l'expression d'un rapport individuel au monde et interdit d'en faire les simples porte-parole d'une pensée ou d'un concept préétablis.
Le cœur du livre est donc occupé par l'analyse approfondie des œuvres de quatre grandes figures, en Angleterre, en France et en Allemagne, qui ont consacré leur vie à l'idée d'ornement : personnages bien connus des amateurs, comme Owen Jones ou Charles Blanc ; ou plutôt oubliés, comme Karl Bötticher ou Jules Bourgoin. D'autres, assurément, auraient pu s'y ajouter : Gottfried Semper en Allemagne, John Ruskin et William Morris en Angleterre, Louis Sullivan aux États-Unis, Victor Ruprich-Robert et Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc en France, pour n'évoquer que quelques hommes célèbres. Sans donner lieu à une étude monographique, certains d'entre eux apparaissent d'ailleurs à plus d'un détour de l'analyse et beaucoup d'autres noms les accompagnent, qui devraient contribuer à suggérer, en filigrane, l'existence d'une communauté d'esprits, en relation ou non les uns avec les autres, dont la vocation profonde fut de saisir et de remodeler à leur façon le concept d'ornement.
Ce n'est qu'après ce long passage par les épaisseurs historiques du sens, évoquées globalement dans leur contexte puis explorées dans des destins individuels, qu'une définition théorique de l'ornement pourra être proposée, en distinguant ce qu'on aura nommé une pulsion ornementale, d'une part, et un projet décoratif, d'autre part, à la charnière desquels on suggérera que se situe la forme même de l'ornement. Adossée à la philosophie de Marx, cette définition ne se détachera jamais, cependant, de la conscience de ses conditions historiques de possibilité. Située dans notre temps, elle payera sa possible productivité contemporaine au prix d'une fragilité conceptuelle assumée.
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