les presses du réel

Brisures... 2010, 2011, 2012, 2013

extrait
La déambulation, le temps d'arrêt, la quête de l'inattendu dans un espace quotidien où l'on pressent qu'il s'est passé quelque chose – c'est un dialogue secret, complice, presque affectueux qu'entretient Pierre Laniau avec tous ces objets délaissés sur les trottoirs, ces petits riens dépenaillés, vite escamotés par les autorités urbaines, qu'inlassablement il photographie. Il y a chez lui une manière obsessionnelle, irrésistible, de considérer, puis de capturer, ou mieux d'intercepter les choses. Les choses, car la figure humaine est absente, à l'exception de rares portraits, généralement sans visage. Ou, si cette figure est présente, c'est de l'autre côté, hors champ. Ce sont des brisures, des figures équivoques. Laniau joue toujours de leur fragilité. Dans sa façon de les inventorier, il s'avance les mains nues. Je veux dire qu'il n'use d'aucun artifice, ne se protège sous aucun parapluie. Il rencontre certes des problèmes importants (ceux de la forme et de l'espace, de l'équilibre et du déséquilibre, de l'unité et de l'éclatement, et d'autres encore). Mais il les signale sans trop y insister, avec un certain détachement. Un exercice de dénuement, qui suppose une mise en retrait. Car ce n'est pas de «modèles» dont il serait d'abord question ou qui se trouveraient ici impliqués. Il ne s'agit ni de techniques ni de matériaux, « pauvres » ou « riches ». Nous est soumis avant tout le type de rapports et de rencontres que ces objets suscitent. Peut-être même ces photographies ontelles foncièrement mission d'entraîner l'esprit en une circulation inaltérable et ininterrompue d'images. En reprenant sans cesse des éléments qui reviennent d'oeuvres en oeuvres, en une série virtuellement infinie de combinaisons, il réalise à sa manière des constructions imaginaires qui associent les courbes, les arcs, les ellipses fragmentées des rampes, aux obliques, aux losanges, aux trapèzes. Ces formes réitérées constituent une géométrie complexe, une perspective déformée, une calligraphie, un vertige éprouvé, générateur de tensions, exprimant des forces contenues. Cette logique du retour du même comme du toujours différent, cette prédilection pour les variantes et les variations, donne aussi une forme de « musicalité » à toutes ces images. Pierre Laniau arrache, en vérité, l'art à l'ordre de la valeur du sens, pour le restituer au plaisir du voir. C'est dire qu'il trouve une nouvelle destination à tous ces objets délaissés, celle de l'imagination. «Chaque chose, disait Saint-Pol-Roux, est une idée ayant sur elle la poussière de l'exil. »

Emmanuel Guigon


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