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extrait
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La patrie de Luigi Ontani
Andrea Bellini
(extrait, p. 228-229)


« Un homme qui se respecte n'a pas de patrie » (1) énonce un célèbre aphorisme d'Émile Cioran. Luigi Ontani le transfuge, le fluide, l'ambivalent, n'a certainement pas de patrie, si ce n'est toujours un ailleurs. Qui est cet artiste sinon la négation vivante d'une fixité, d'un genre, d'un mode et même d'une époque ?

Luigi Ontani écrit sur lui-même : « Je suis absolument présent – ange infidèle, androgyne, éphèbe, hermaphrodite, hybride, sagittaire (…) (2) ». C'est le génie d'une transmigration continue, le symbole d'une résistance fantasque et poétique aux conventions sociales et aux tabous qui limitent la dimension naturelle de la vie. Depuis ses débuts, l'artiste est engagé dans un voyage à travers la géographie et les cultures, entre Orient et Occident, entre sacré et profane. En partant de son propre visage et de sa propre personne, il incarne à chaque fois des identités passées, de Léonard de Vinci à Krishna, de Christophe Colomb à Pinocchio. Le corps de Ontani est fondamentalement un corps disposé à se vêtir de la peau du monde (3), comme instrument et aboutissement d'une métamorphose constante, comme un voyage dans l'espace et dans le temps.

Il n'y a pas jusqu'à ses premières œuvres, les oggetti pleonastici (1965-1970), qui ne soient utilisées par l'artiste comme une espèce d'extension de son propre corps. Il s'agit d'une série de moules d'objets « domestiques », comme une boîte de talc, un porte-savon, une bouteille de parfum, une barquette pour les œufs, réalisés en stuc (4) et peints à la main avec des couleurs vives à la détrempe. Ce serait une erreur de voir dans le choix du matériau un rapprochement avec les modes et les poétiques de l'Arte Povera, même si Ontani est entré en contact avec la galerie Notizie de Luciano Pistoi et avec d'autres représentants du groupe dès les années soixante, pendant sa période de service militaire à Turin. Les objets pléonastiques font plutôt référence à une dimension ludique de l'objet plastique et non à une idée d'exemplarité et de radicalité de la forme. Les références au sujet de ces premières œuvres doivent être recherchées ailleurs, dans le futurisme, dans le surréalisme et peut-être dans le nouveau réalisme. L'objectif de l'artiste est de créer quelque chose qui ne soit ni de la sculpture, ni de la peinture, ni du design, et qui échappe à l'académie de l'art même du point de vue de la typologie de l'objet et du matériau utilisé. Et pourtant, comme nous le disions, il s'agit d'œuvres fondamentales pour la définition et le développement de sa recherche. Si la catégorie du pléonastique annonce la dimension du frivole et du jeu (5), les sculptures mêmes deviennent le motif et le prétexte pour le développement ultérieur de son langage. Ontani les place dans l'espace afin de constituer des ambiances, il les suspend aux arbres comme des décorations de Noël, s'en revêt comme si elles étaient une peau, jusqu'au geste de l'onanisme. La nécessité d'enregistrer avec une série de clichés photographiques ce comportement (6), de documenter cette relation entre son corps et les objets, produit une série d'images qui finissent par apparaître à ses yeux plus intéressantes que les sculptures elles-mêmes. De ces premières « photos-souvenirs » naît donc l'idée de pouvoir produire une image emblématique, qui serait le fruit d'une relation directe entre l'art et la vie. Au cours de la seconde moitié des années soixante, l'artiste réalise une série d'œuvres en découpant des cartons industriels ondulés et de la mousse d'emballage (7). Il en retire différents stylèmes et des motifs ornementaux qu'il installe dans le milieu ou dont il s'habille, ainsi qu'il le fait dans Autoritratto (Mascherone leggio), 1968, ou bien dans Gorgiera corazza, 1969. En s'habillant des formes de ces bustiers découpés dans les cartons, l'artiste commence à se décorer lui-même comme un prince de contes de fées ou comme une idole surréelle et vaniteuse (8). Au lieu de l'action et de la performance comme événement dans le temps et comme vitalisme, Ontani se dirige vers une idée d'image vivante comme peinture et comme œuvre, en choisissant en fait l'immobilité, l'instantanéité de la pose.

Le narcissisme de fond qui porte Ontani à célébrer son visage et son corps prend aussitôt la direction d'un ailleurs, se dirige vers les lieux de la fable et du mythe, du récit du monde. À la fin de la décennie, l'artiste commence à réinterpréter des images hors du quotidien, en choisissant comme terrain d'élection celui de l'histoire de l'art, et commençant avec lui un dialogue-confrontation qui dure encore aujourd'hui. De cette période naissent les premières poses célèbres comme le San Sebastiano (1970), qu'il annonce comme des œuvres « d'après » (9). Ontani rappelle à la mémoire une œuvre célèbre de l'histoire de l'art et il en assume la pose, en fournissant une interprétation inédite. La photographie est mémoire du tableau, elle enregistre l'apparition de l'image et elle « rejoue » le tableau sans en être un. Le « San Sebastiano » en particulier, premier simulacre de sa propre vanité, devient très vite une sorte d'autoportrait, une image « incarnée » appartenant à la vie même de l'artiste. Dans Meditazione d'après de La Tour (1970) il remet en scène une célèbre toile du XVIIe siècle de Georges de La Tour, il fait de même – la même année – avec Bacchino, une relecture du célèbre Bacchus de Caravage (1597), et avec Maya vestita e Maya desnuda, inspirée par la Maya desnuda de Goya (1800). Une relecture physique, différente et personnelle, des chefs-d'œuvre du passé, dans laquelle le corps de l'artiste devient le matériau premier de l'œuvre. À partir de ce moment, le corps de Ontani traverse la culture visuelle, la docte et la populaire, avec ironie et légèreté ; c'est un corps qui expérimente les variantes du temps, qui s'identifie et donc se désincarne ; il ne répète pas un geste quelconque mais le geste de l'art et, en conséquence, il revient de façon continue vers l'unique forme d' « infini » qu'il nous est permis – à son avis – de connaître : celle de l'œuvre.

(...)


1 Émile Cioran, Écartèlement, Gallimard, Paris, 1979.
2 Luigi Ontani, in Flash Art n°44-45, avril 1975, p. 11.
3 Cf. Francesca Alinovi, « Luigi Ontani », Flash Art, n°105, 1981.
4 La scagliola est une technique de production de colonnes, de sculptures et d'autres éléments architecturaux en stuc, imitant le marbre, originaire d'Italie (NdT).
5 Selon l'artiste, cette dimension est la seule dans laquelle l'art peut naître et devenir source d'un plaisir à la fois physique et culturel.
6 Bien que le premier témoignage de ce comportement de Luigi Ontani doive se situer au début des années soixante, lorsque – pendant la période de son service militaire à l'hôpital militaire de Turin – il se fait photographier posant en compagnie d'un squelette.
7 Présentés en 1970 à l'occasion des expositions : Oggetti Pleonastici + Stanza Similitudini, Galleria San Fedele, Roma ; Stanza Similitudini, Galleria Paludetto, Turin; Cartondulato, Galleria Ferrari, Verone.
8 Cf. Renato Barilli, L.O., Catalogue Galleria San Fedele, Milan, 1970.
9 En français dans le texte.


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