les presses du réel

Trois Guinées

extrait
Préface
Léa Gauthier
(extrait, p. 13-14)


« Et j'espère qu'on va cesser maintenant de jouer aux jeunes gens voués au sacrifice. Toutes les façons de voir doivent changer. »
Virginia Woolf, 3 octobre 1938, in Journal intégral 1915-1941 (1)


Longtemps Virginia Woolf a hésité sur le titre qu'elle donnerait à cet ouvrage (2). En 1931, elle note dans son journal : « Je viens à l'instant, en prenant mon bain, de concevoir un livre entièrement nouveau, une suite à Une Chambre à soi (3) qui traiterait de la vie sexuelle des femmes. Je l'appellerai peut-être Professions pour femmes. Seigneur ! que cela m'excite. » (4) Virginia Woolf souhaitait inventer un genre nouveau, tout à la fois essai et roman ; la fiction y infiltrerait l'analyse et l'analyse la fiction. Les sens et la raison, les faits et l'imaginaire, travailleraient de concert, dans un même mouvement, à une expression littéraire engagée. Elle abandonna ce projet dont le titre de travail est The Pargiters (5). Cette idée donna pourtant naissance à deux publications, Les Années (6) et Trois Guinées. Mais pour l'écrivain, ces deux titres n'en font qu'un. En 1938, le jour de la sortie de Trois Guinées, elle écrit : « Toujours est-il que c'est la fin de six années de tâtonnements, de lutte et de beaucoup d'angoisse, plus quelques moments d'extase : faire coup sur coup Les Années et Trois Guinées, comme si c'était un seul livre, ce qu'ils sont bien en effet. (7) » Les Années et Trois Guinées sont bel et bien les deux faces d'une même pièce. Si l'on excepte La Vie de Roger Fry (8), Trois Guinées est l'avant-dernier livre publié du vivant de l'auteur. Elle écrira ensuite Entre les actes (9). Finalement, Trois Guinées est bien moins une suite d'Une Chambre à soi qu'un des moments du dernier geste d'écriture de Virginia Woolf (10). Ce dernier geste est éclaté en trois titres et c'est à l'aune de cette diffraction que Trois Guinées prend sa place. Virginia Woolf n'est pas de ceux qui cloisonnent pensées, sensations et émotions. Il n'y a pas de sens à scinder son œuvre entre essais et fictions. Pas plus qu'il n'y a de sens à mettre en avant la fragilité psychologique de l'auteur pour mieux minorer la portée du contexte historique et la puissance d'un engagement politique qui ne saurait se résumer au mot « féministe ». L'abolition des frontières, la quête d'une écriture-membrane où sont intimement noués le soi et le non-soi, l'intérieur et l'extérieur, la grande histoire et les petites histoires, sont les ressorts incontestables de son génie. Cet ultime geste d'écriture de Virginia Woolf est inséparable de la crise que traverse l'Europe et qui mènera à la seconde guerre mondiale. Il est inséparable du sentiment d'impuissance éprouvé par l'écrivain, ce sentiment inacceptable d'être le spectateur impassible et accablé d'une histoire dite inéluctable (11). Et c'est sans doute dans Trois Guinées qu'elle aborde le plus frontalement cette question.
(...)


1. Virginia Woolf, 3 octobre 1938, in Journal intégral 1915-1941, éditions Stock, 2008, p. 1350.
2. Les titres successifs que l'on retrouve dans le journal de Virginia Woolf sont notamment : The open door (La porte ouverte), The opening door (La porte qui s'ouvre), A knock on the door (On frappe à la porte), Men are like that (Les hommes sont comme ça), On being despite (Du fait d'être méprisée) ; P.&P., The next war (La prochaine guerre) ; Answers to correspondants (Réponses à des correspondants), Letters to an Englishman (Lettres à un homme anglais). Ce n'est qu'en 1936 que Virginia Woolf arrête son choix sur Trois Guinées.
3. A Room of One's own, Hogarth Press, Londres, 1929. Une Chambre à soi (traduction de Clara Malraux), éditions Denoël, 1977.
4. 20 janvier 1931, in Journal intégral 1915-1941, éditions Stock, 2008, p. 862.
5. Virginia Woolf travailla à The Pargiters de 1931 à février 1933. Mitchell Leaska a recomposé les six analyses dans The Pargiters, Hogarth Press, Londres, 1978. Cette édition a été publiée aux Éditions des femmes en 1984 sous le titre Le livre sans nom (traduction de Sylvie Durastanti).
6. The Years, Hogarth Press, Londres, 1937. Les Années (traduction de Germaine Delamain), Mercure de France, 2004. Les Années raconte l'histoire sur trois générations (1880-1930) de la famille Pargiter.
7. 3 juin 1938, in Journal intégral 1915-1941, éditions Stock, 2008, p. 1320.
8. Roger Fry: a biography, Hogarth Press, Londres, 1940. La Vie de Roger Fry (traduction de Jean Pavans), éditions Rivages Poche, 2002.
9. Between the acts, Hogarth Press, Londres, 1941. Entre les actes (traduction de Charles Cestre), Livre de poche, 1990.
10. « Je pense que c'est plus substantiel qu'Une Chambre à soi, qui, lorsque je le relis, me paraît un peu trop égocentrique, désinvolte, sommaire, quel que soit son brillant, sa vivacité d'allure. », affirme-t-elle d'ailleurs au sujet de Trois Guinées. 12 avril 1938, in Journal intégral 1915-1941, éditions Stock, 2008, p. 1307.
11. « Jack (Hills), ai-je lu dans la presse de ce matin, a laissé un héritage de trois mille livres seulement. Ai lu également qu'Hitler est entré dans Prague. Cela, a déclaré le Premier ministre, “ne s'inscrit pas dans l'esprit de la conférence de Munich”. En tout état de cause, mes commentaires personnels sont superflus. Nous sommes assis là en spectateurs. Hier dans Bond Street, où j'ai fini par dépenser dix livres en vêtements, j'ai aperçu un attroupement autour d'une auto à l'arrière de laquelle se trouvait un guépard retenu par une chaîne autour des reins. », 16 mars 1939, in Journal intégral 1915-1941, éditions Stock, 2008, p. 1376-1377. Les accords de Munich furent signés entre l'Allemagne (Adolf Hitler), la France (Édouard Daladier), le Royaume-Uni (Neville Chamberlain) et l'Italie (Benito Mussolini) lors de la conférence de Munich les 29 et 30 septembre 1938. Ils reflètent la lâcheté d'une politique d'apaisement menée avec l'Allemagne puisque le 15 mars, les troupes allemandes entrent dans Prague et qu'Hitler proclame la fin de la république Tchécoslovaque, sans que la diplomatie internationale ne puisse agir.


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