les presses du réel

Le fil d'UlysseRetour sur Maguy Marin (+ CD / DVD)

extrait
L'intranquille
Clinamen
(p. 11-13)


« On naît, on meurt, ce temps qu'on a, c'est tout. Il y a nos contemporains, et il y a nos grands-pères, le premier homme... Beaucoup en arrière, et beaucoup au devant. Ça m'impressionne. » Maguy Marin parle, avec une sorte d'urgence contenue, et une simplicité sans détour, de ce qui fait la matière complexe de ses pièces. Nous sommes au Centre chorégraphique national de Rillieux-la-Pape qu'elle dirige depuis 1997, un bâtiment en bois, inattendu, comme poussé au milieu des barres HLM de cette banlieue lyonnaise. S'il tranche dans le paysage, ce n'est certes pas qu'il soit intimidant, rien d'un temple de l'Art. C'est plutôt, clairement, un lieu de travail et d'expériences partagées, aux murs à claire-voie ouverts de tout côté sur l'extérieur. Une cour de récréation à côté envoie ses éclaboussures sonores. La vie, quoi, et un bouturage réussi sur un quartier pas d'emblée facile.
La vie, la vie malgré tout, malgré les forces de destruction qui peuvent ravager des existences, ou menacent de les rendre inhumaines, comment s'y prendre pour en témoigner ? Ce souci traverse sans répit Maguy Marin, fille de républicains espagnols réfugiés en France au moment de la défaite devant le fascisme, jamais résignés : continuer le combat, et ce sera les maquis de la Résistance, puis le militantisme. A propos de Description d'un combat, sa dernière pièce, grave, créée à Avignon l'été dernier, elle dit : « Tous ceux qui ont résisté à ces poussées terribles, deux guerres, comment s'en sont-ils remis – et est-ce qu'ils s'en sont remis ? On est abasourdi de ce gâchis, parce que ça continue, ailleurs. Qu'est-ce qu'on fait de ça, nous ? Il fallait trouver comment en parler. Pas pour des commémorations, mais parce que ça fabrique des gens qui ne sont plus pareils. »
Affaire à la fois très intime – c'est sa mère, aujourd'hui très âgée, que Maguy Marin a interrogée, pour qu'elle lui raconte, les détails, ce qui s'est passé, la lutte, le déracinement, s'adapter, survivre – et éminemment collective: tant de gens on traversé cela. Des gens pris dans les tumultes de l'histoire, des batailles. Et alors c'est l'Iliade, qui donnera son fil à la pièce. L'Iliade où dans l'énormité du chaos de la guerre, se raconte aussi l'histoire intime et personnelle de chaque guerrier. Et à travers cela, ce qui pourrait être nos histoires, et même notre présent, dans cette geste épique.
L'intrication de l'intime et du plus communément partagé, sur le mode non de la confidence complaisante, mais du questionnement jamais clos, voilà sans doute le moteur le plus profond de la danse de Maguy Marin. Et ce qui constitue aussi la texture de son rapport sans faux-semblants à ceux avec qui elle travaille, parle, cherche. C'est comme ça qu'elle s'adresse à vous, et ça ne peut pas vous laisser tranquille, bien à l'abri dans votre quant-à-soi. Lorsqu'elle évoque des éléments privés – la naissance de son fils, et l'incidence de cela sur une de ses pièces, Babel, Babel, en 1982, ou bien sa fille de 18 ans, ou des rencontres –, c'est pour se demander « ce que ça bouge » en elle, et tout de suite ajouter qu'il s'agit surtout de ne pas rester « bloquée dans sa petite histoire ».
Cela donne une méthode de travail, et une forme artistique. Qui souvent dérangent, les spectateurs, les interprètes, Maguy elle-même, comme le note Antoine Manologlou, administrateur de la compagnie depuis vingt-cinq ans, présent comme une sorte de «frère ou de cousin », dit-il. Il ajoute : « Le travail de Maguy, c'est sur le fil du rasoir. Vous le voyez ou d'un côté, ou de l'autre, mais c'est au sommet. » Ulises Alvarez, quant à lui, interprète dans la compagnie depuis 1987, dira que « chaque pièce dévoile quelque chose à elle, à nous, qui la laisse inquiète en tant que personne. Ce fil qui la traverse, c'est intéressant de faire partie de ça ».
Bien loin des débats oiseux sur le fait de savoir si oui ou non c'est encore de la danse ce que propose Maguy Marin, ou bien du théâtre – débats que balaye d'une phrase Antoine Manologlou, en faisant remarquer que ce type de partage dans les arts de la scène n'a guère de sens, pas plus que le clivage entre corps et mots, puisqu'il ne renvoie à rien de plus qu'à des lignes de financement séparées, à une classification bureaucratique en somme qui formate les attentes –, la méthode cherche à produire la justesse et l'accordage des présences scéniques, et la forme artistique fondamentale sera celle de la fugue. La fugue, forme musicale s'il en est : « Une voix qui apporte un thème qui se décline à l'infini sans jamais perdre le premier thème. La variation sans limite. » La question même du commun, infiniment pluriel, et ainsi toujours singulier, le choral possible: «On fait la même chose, ce n'est jamais pareil. Même dans la survie, on a les basiques en commun. La faim, le sommeil. Quand je pense à ça, je suis émue. »
« Ça », c'est toute la trame déjà de May B, une des premières pièces, tragique et drôle, créée à partir de l'univers de Beckett. Pièce qui continue, beckettiennement, la même et toujours une autre, « établi » pour les autres pièces, depuis près de trente ans. Pièce aussi de rupture, dit Maguy Marin, formée d'abord à la danse classique, puis bouleversée par l'expérience de Mudra, l'école pluridisciplinaire de Béjart, « avec ce que je ne supportais pas dans la danse, même chez Maurice : la jeunesse, la beauté, la performance. Quelle place dans ça pour le chant, la danse populaires ? » Pour juste cette expression humaine universelle, tôt transmise par une mère qui « chantait tout le temps, des tangos »...
La musicalité agit donc au coeur du propos de Maguy Marin. Elle articule les collaborations au long cours, fait naître les formes, dit le monde et notre être au monde. Denis Mariotte, compagnon de vie et de travail depuis vingt ans, lui-même venu de la musique, explique comment tout le travail repose sur ce socle des rythmes, sur l'exploration exigeante de la complexité des rapports entre des tempi multiples. Ceux des corps entre eux, ceux des mots qui dans quelques pièces, les plus récentes surtout, sont d'abord texture musicale et physique, matière de mouvement. Ainsi l'art pourra-t-il circuler, et s'adresser à tous et à chacun. Et quelques défis magnifiques relevés: c'est en grec moderne que, pour seulement deux représentations à Athènes, Turba, grande pièce de danse arrimée à des textes de Lucrèce, sera donnée à voir et entendre...
Une membrane sensible, et traductive qui, au moyen de l'invention vibratile de formes scéniques toujours renouvelées, diagnostique notre présent en devenir, en remue les strates, et questionne sans relâche ce que nous sommes, ainsi existe Maguy Marin. En mouvement, toujours. N'est-elle pas une danseuse ?


Ce texte est paru en novembre 2009 dans le Libé des philosophes. Il fut le déclencheur de ce livre – le clinamen pour utiliser le terme de Lucrèce désignant l'aléatoire « petite déviation » qui vient imprimer au cours des choses un tour nouveau et imprévu.


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