les presses du réel

PoètemoinsAnthologie

extrait
Préface
Jacques Donguy
(extraits, p. 9-15)


Augusto de Campos, né à São Paulo en 1931, auteur d'abord du classique O REI MENOS O REINO (LE ROI SANS LE ROYAUME) (1949-1951), fut un des fondateurs du groupe Noigandres. C'est en 1952 que la revue-anthologie Noigandres a été créée par trois jeunes poètes de São Paulo, Haroldo de Campos, Augusto de Campos et Décio Pignatari, qui s'étaient connus pour la première fois fin 1948. Le terme « Noigandres » provient du Canto XX d'Ezra Pound et fait allusion à l'interrogation d'Emil Levy, le plus grand spécialiste à l'époque du provençal, sur le sens du mot « Noigandres » dans un poème du troubadour occitan Arnaut Daniel (1). Ce mot fut choisi par les poètes du groupe comme symbole de la recherche poétique. Le terme de « Poésie concrète » et la diffusion internationale du mouvement sont intervenus plus tard en 1955, après le voyage de Décio Pignatari en Europe et sa rencontre avec le poète d'origine suisse, auteur de Constellations, Eugen Gomringer. Leurs références littéraires étaient le Coup de Dés de Mallarmé, Pound pour les Cantos, le Joyce de Finnegans Wake et Cummings (2). Pour Augusto de Campos, Mallarmé, c'était « la construction pré-cubiste » (3). En se référant au poème TENSION, une définition possible de la Poésie Concrète serait : « tension de mots-objets dans l'espace-temps ». Donc spatialisation du texte.
Le recueil qui a été à l'origine du mouvement est la série Poetamenos d'Augusto de Campos rédigée en 1953. Une première version dactylographiée avec un petit nombre de copies a circulé à l'époque, réalisée avec des carbones de couleurs et distribuée aux peintres et aux amis proches. La première parution date de 1955 dans Noigandres n° 2, et c'est ce numéro de revue que Pignatari va montrer à Eugen Gomringer à Ulm. La typographie en était manuelle, disposée par l'imprimeur caractère par caractère. Le sens de « Poetamenos », « Poètemoins », est à comprendre dans l'affirmation d'une poésie différente de la poésie qui se faisait à l'époque, peut-être en référence au mallarméen « rien ou presqu'un art » dans l' « observation » relative au Coup de Dés (4). Il y a dans ces « poèmes d'amour » la juxtaposition de différentes voix matérialisées par des couleurs différentes, et donc déjà en germe l'idée d'une « matérialisation multimédia de la poésie ». Augusto de Campos, dans une « non-conférence » à Milan, utilisera d'ailleurs pour sa pratique poétique le terme de « poésie-art » (5). Composition musicale aussi, en référence à Webern, comme dans Lygia Fingers, idéogramme lyrique de la féminité et de la félinité, avec la syllabe « ly » qui assume le caractère d'une cellule thématique. Dans cidade/city/cité (1963), Augusto de Campos a incorporé au souci de structure de la poésie concrète la liberté de Cage. En effet, tous les mots qui composent le poème et qui comprennent le formant et à la fois substantif « cité » ont été organisés en utilisant l'ordre alphabétique, ce qui fait que l'auteur en perd le contrôle sémantique et fait apparaître dans le poème un critère arbitraire. Les Popcretos de 1964-66 ou Popcrets, qu'il appelle aussi « tableaux poèmes », ont été réalisés à partir de coupures de magazines et de journaux, ce qui lui a permis d'élargir les possibilités alors très limitées de la typographie. Par la suite, il utilisera différents types de letraset, ce qui lui a donné un parc typographique plus grand, et dans une autre phase plus récente l'utilisation de l'ordinateur lui permettra de travailler avec une plus grande liberté. Les Popcretos, dans le contexte du coup d'état militaire au Brésil en 1964, avaient aussi une sémantique politique. Jouant sur la typographie, nous avons de 1965 le poème LUXO, allant de la macrostructure, « LIXO » (« Poubelle »), à la microstructure, « LUXO » (« Luxe »).
Il faut parler aussi de sa collaboration avec le plasticien Julio Plaza (6) qu'il a connu en 1968 et qui a réalisé avec lui les Poemobiles ou Poèmesmobiles, des poèmes-objets en trois dimensions à lecture multiple édités en 1974, à la même époque que les poèmes spatiaux néo-concrets, ainsi qu'en 1975 Caixa preta, Boîte noire (7), autre livre objet dans un emboîtage, avec notamment un disque en collaboration avec Caetano Veloso qui a mis en musique et interprété deux poèmes, dias dias dias (8) et pulsar.

(...)

Avec le livre, nous étions dans l'inscription et dans la profondeur (l'enfouissement du texte dans l'épaisseur des pages), concept de profondeur (et par conséquent d'inconscient au sens freudien du terme) qui est central dans la critique littéraire. Avec les nouveaux supports, nous sommes dans la surface et dans le temps réel : défilement de la bande magnétique ou défilement des images sur l'écran. Soit une esthétique de la disparition, dans le sens de Virilio, ou de la transparence, dans le sens de Baudrillard. Avec le numérique, nous pouvons coder indifféremment texte, image, son, ce dont il faudra tirer toutes les conséquences au niveau d'une future écriture. Comme avec ce Door of EYEAR (« Eye » et « Ear »), un poème interactif visuel et sonore de 1997 pour CD-ROM, à partir d'un portique d'idéogrammes japonais et de mots anglais comme « emptiness » (« vide »), « a sound » (« un son »), « ear » (« oreille »), « heart » (« cœur »). Ses derniers livres sont d'ailleurs accompagnés d'un CD ou d'un CD-ROM, soit « l'ouverture révélatrice de l'univers virtuel que procurent les nouveaux moyens électroniques » (15).

Augusto de Campos, à travers le développement d'une œuvre rare, dans le double sens de raréfaction et de rareté, est un des plus grands poètes, au niveau mondial, du XXe et du XXIe siècle.


1. Emil Levy, professeur à Fribourg-en-Brisgau, réalisait à l'époque un dictionnaire de provençal. Ezra Pound avait visité la bibliothèque ambrosienne à Milan, comme le fera plus tard Augusto de Campos, où se trouvent deux manuscrits avec des notations musicales, dont la Sextine. Et il est allé en Allemagne à Fribourg-en-Brisgau voir Emil Levy et il lui a donné une copie. Emil Levy lui a dit : « Vous savez tout, qu'est-ce que vous voulez que je vous dise ? ». Ezra Pound lui a alors posé la question du sens du mot « Noigandres », et il a répondu, avec l'accent allemand : « Noigandres ! NOIgandres ! / Savez-vous que pendant six mois de ma vie / Chaque soir en me couchant, je me suis dit : / Noigandres, eh noigandres, / Que DIABLE cela peut-il bien vouloir dire ! ». Il y a en fait 17 transcriptions différentes avec des graphies différentes de la même chanson d'Arnaut Daniel, « Er vei vermeills, vertz, blaus, blancs, gruocs », où se trouve le mot « Noigandres ». La solution qu'Emil Levy va proposer sera de diviser le mot en deux, « enoi/gandres ». A cette époque d'oralité, il n'y avait pas de séparation entre les mots. « Enoi », « ennui », « gandres », du verbe « gandir », « éloigner », soit une fleur (évoquée précédemment) « qui éloigne l'ennui ». L'autre interprétation de Raynouard, le spécialiste français, est « noix de muscade ». Un troisième spécialiste, un américain, a proposé de joindre les deux explications. Il dit que la noix de muscade était un aphrodisiaque. En effet le poème est un poème d'amour, et une ou deux strophes après, Arnaut Daniel se propose d'être le cuisinier de sa femme. Julien Blaine, le poète de Ventabren, la patrie du roi René, objecte que la noix de muscade n'existe pas en Provence et qu'il faut aller à Grenoble pour la trouver. Il propose donc une autre solution : « Noigandres », ce serait la châtaigne muscade, piquante à l'extérieur, soyeuse à l'intérieur, châtaigne que l'on mange crue. Le mot est encore employé dans le massif des Maures à Collobrières. Soit une métaphore à l'extérieur des couilles, et à l'intérieur du sexe de la femme.
2. « Nous avons fait, à partir de cette radicalisation première de Pound, une profession de foi d'invention, et nous avions une préférence pour Pound plutôt qu'Eliot, Schwitters au lieu de Rilke, et une préférence pour le Mallarmé du Coup de Dés qui à ce moment-là était vu par la critique presque systématiquement comme un échec littéraire. » (entretien avec nous-même, catalogue Poésure et Peintrie, RMN, 1993).
3. Voir notre texte de présentation de l'exposition Les Echos de Mallarmé, Du Coup de Dés… à l'Informatique, Musées de Sens, 1998, pour le centenaire de la mort de Mallarmé (p. 6) : « Mallarmé, selon Robert Greer Cohn, prépare le cubisme… ».
4. Et non pas préface comme il est écrit très souvent. « Observation » écrite à la demande du directeur de la revue Cosmopolis.
5. A rapprocher du livre d'ApollinaireEt moi aussi je suis peintre et de son ambition à travers les Idéogrammes lyriques en 1914, notamment Lettre-Océan.
6. Julio Plaza (1938 – 2003) s'installe au Brésil en 1973 et va développer une carrière d'enseignant et d'artiste. Signalons aussi avec Augusto de Campos ce livre d'artiste publié en 1976, Re-Duchamp, qui vient d'être réédité (septembre 2009).
7. Au sens technique de « boîte noire » qui permet de reconstituer les circonstances d'un accident d'avion. Mais on songe aussi à la Boîte verte de Duchamp.
8. Pour dias dias dias, Caetano Veloso utilise un piano électrique et déforme et ralentit une chanson populaire des années 1950, Volta de Lupicinio Rodrigues. La mélodie devient reconnaissable dans la partie finale de l'interprétation.
15. Entretien avec Claudio Daniel, Suplemento Literario de Minais Gerais n° 56, février 2000, Belo Horizonte (Brésil).


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