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Plumes et Pinceaux – Discours de femmes sur l'art en Europe (1750-1850)Volume 1

extrait
Rendre à Cléopâtre… : art, genre et historiographie
Mechthild Fend, Melissa Hyde et Anne Lafont
(extrait, p. 11-15)


Les questions posées par les études de genre surgissent souvent d'un ébranlement des dispositifs de recherche qui, sans discontinuer, réitèrent les mêmes catégories esthétiques, les mêmes hiérarchies artistiques et les mêmes généalogies historiques. L'étrange impression d'une reconduction trop commode de vérités et de canons– dont on sait pourtant qu'ils doivent toujours être interrogés et relativisés, car ce sont les produits de processus remarquablement efficaces de démonstration – nous a conduites au désir, commun à l'ensemble des auteurs de cet ouvrage mais bien plus général encore, de tirer l'un des fils du récit de l'émergence de l'histoire de l'art en France et en Europe aux XVIIIe et XIXe siècles (1).


Pourquoi ce livre ?

L'occasion de ce projet collectif, comme souvent anecdotique, n'en est pas pour autant accessoire, puisqu'Anne Lafont a collaboré au Dictionnaire critique des historiens de l'art actifs en France de la Révolution à la Première Guerre mondiale dirigé par des acteurs pionniers de l'historiographie de l'art en France (2). Il va sans dire que l'ambition totalisante et représentative d'un dictionnaire – comité de rédaction, critères transparents de sélection des entrées et modélisation formelle des notices – est aussi le reflet de partis pris théoriques, méthodiques et idéologiques. Ainsi, ce travail de longue haleine, paru en grande partie au bout d'une dizaine d'années, en 2009, nous a amenées à scruter la part reconnue aux femmes dans l'historiographie de la discipline. L'ambition prosopographique du Dictionnaire – quatre cents historiens de l'art actifs en France au XIXe siècle – est à ce titre instructive, car, sur cette masse critique significative, seules deux femmes font l'objet d'une notice : Jane Magre-Dieulafoy, qui la partage d'ailleurs avec son mari Marcel Dieulafoy, tous deux versés dans l'étude de l'architecture perse ; et la Britannique Emilia Dilke, historienne et féministe qui travailla sur l'art français du XVIe au XIXe siècle (3).

Comment s'expliquer que, de 1789 à 1918, deux femmes seulement aient contribué de manière plus ou moins significative à l'histoire de l'art ? Pourquoi étaientelles toutes deux britanniques ? Pourquoi Élisabeth Vigée-Lebrun, peintre et auteure d'écrits sur l'art dignes du plus grand intérêt dans ses Souvenirs, ne côtoie-t-elle pas dans ce cadre du Dictionnaire Auguste Rodin, sculpteur ? Comment ignorer Germaine de Staël, femme de lettres versée dans l'art, son histoire et sa philosophie via, entre autres, les artistes italiens et les penseurs allemands, quand l'abbé Joseph Alexandre Martigny (1808-1880), écrivain décidément plus modeste, est promis à une vie éternelle dans le panthéon de l'histoire de l'art français ? Pourquoi la catégorie des « grands hommes » prévaut-elle en France ? Pourquoi même inaugurer ce chantier disciplinaire – l'histoire de l'histoire de l'art –, arrivé si tardivement dans la vie académique française, par un dictionnaire d'individus, aussi intéressants soient-ils ?
Ces questions en amènent surtout une autre : comment fonder scientifiquement une liste de 400 personnes dont 398 sont des hommes, sans, au vu du résultat, s'interroger sur le système de sélection qui l'a produite ? À aucun moment, il ne nous a semblé que cela pouvait refléter des stratégies homosociales historiques – si bien décrites par Abigail Solomon-Godeau pour les mondes de l'art de 1800 (4). Bien au contraire, cela reflète les habitudes disciplinaires généralisées de l'histoire de l'art elle-même qui, longtemps, a laissé les femmes, qu'elles soient écrivaines ou artistes, hors champ. Compte tenu de ce déséquilibre impressionnant, il nous a paru indispensable de mettre à l'épreuve les procédures de la discipline (5).

Par-delà ces remarques inaugurales volontairement écrites sur le mode rhétorique de l'interrogation ingénue – registre souvent prêté aux narratrices et protagonistes femmes dans la littérature « féminine » de cette époque (6) –, nous entendons mieux comprendre les raisons de ce récit mono-genré des origines de notre discipline, d'autant que les légataires, historiennes et historiens de l'art d'aujourd'hui, si on les regroupe selon leur sexe, livrent une image précisément inverse. Il suffit, pour s'en convaincre, de jeter un œil dans un amphithéâtre où se déroule un cours d'histoire de l'art de première année : les jeunes femmes y sont remarquablement majoritaires. Et pourtant, les femmes professeurs sont encore minoritaires en France et en Allemagne, tandis que les choses ont changé en Grande-Bretagne et aux États-Unis (7). Quoi qu'il en soit, de nombreux jeunes chercheurs souhaitent s'inscrire dans une filiation disciplinaire davantage raccordée à leurs pratiques actuelles, et ce désir d'histoire ne peut être ni sous-estimé, ni liquidé approximativement.

Par ailleurs – et sous cet angle, nous rejoignons les interrogations des responsables scientifiques du Dictionnaire –, avant que l'histoire de l'art ne soit définie en tant que discipline ou profession, avant qu'un discours d'histoire de l'art n'émerge en tant que forme à part entière, singulière, de savoir et d'écriture, que voulait dire « être historien de l'art » ? Le champ chronologique que nous couvrons correspond à celui où la discipline n'était pas encore autonome : elle s'institutionnalisa au cours du XIXe siècle dans les structures éducatives d'État que sont encore les écoles d'art, les universités et les musées, comme l'a bien montré Lynne Therrien (8). Avant cela, les contours de cette catégorie, l'histoire de l'art, étaient incertains et, par conséquent, elle pouvait sans conteste inclure quiconque ayant émis une pensée ou un écrit sur l'art, de quelque façon que ce soit (9).
Sur la page d'accueil de la publication en ligne, les éditeurs du Dictionnaire déclarent : « Par historien de l'art, on entend une personne qui, par ses écrits ou son enseignement, a voulu écrire sur l'art avec une visée historique, sans nécessairement que cela ait constitué son activité principale (10) », et dans un article de 2002, ils disent ne pas chercher « à plaquer les définitions actuelles sur les activités des acteurs retenus, la figure de l'historien de l'art professionnel étant relativement récente. On retient donc aussi des écrivains dont l'activité principale serait aujourd'hui qualifiée de critique d'art, d'esthétique ou d'archéologie, mais qui firent néanmoins, marginalement ou pas, œuvre historique (11) ». Ainsi, les critères d'acceptation d'un historien de l'art dans le Dictionnaire recouvrent en grande partie ceux opératoires dans notre ouvrage consacré aux discours de femmes sur l'art entre 1750 et 1850.


1 Ce livre résulte principalement du colloque Historiennes et Critiques d'art à l'époque de Juliette Récamier organisé sous les auspices de l'INHA et du musée des Beaux-Arts de Lyon en juin 2009, parallèlement à une exposition sur Juliette Récamier. Une grande partie des essais publiés ici proviennent des communications présentées à l'occasion de cette rencontre, les textes ayant été ensuite largement repris par leurs auteurs et l'ensemble ayant été complété par d'autres contributions sollicitées par les directrices de l'ouvrage.
2 SÉNÉCHAL et BARBILLON 2009 (NdÉ: Philippe Sénéchal, Claire Barbillon et François-René Martin étaient chercheurs à l'Institut national d'histoire de l'art au moment de l'élaboration de ce programme, et Roland Recht, professeur au Collège de France, initiateur et émule de ces travaux réflexifs au cours de la première décennie du XXIe siècle. Anne Lafont a pleinement contribué à cette entreprise depuis son arrivée à l'INHA en tant que conseillère scientifique de l'axe Histoire de l'histoire de l'art, chargée entre autres de la coordination scientifique du Dictionnaire de 2007 à 2012).
3 CHEVALIER 2009 ; MANSFIELD 1996 ; MANSFIELD 2009.
4 SOLOMON-GODEAU 1997a.
5 Griselda Pollock (POLLOCK 1999) et Vivian Cameron (CAMERON 1984-1985, p. 8-11), entre autres, ont déjà tenté de répondre à cette question récurrente dans notre discipline et ailleurs. Nous renvoyons à leurs suggestions : Cameron, pour cette période historique spécifique, et Pollock, pour un point de vue théorique plus large.
6 Dans son analyse de la figure de l'ingénue qui porte son regard sur le Salon, Anne Lafont (LAFONT [à paraître]) a rapproché ce texte des questions de race tout autant que de genre. La figure de l'homme prenant un masque de femme pour écrire, la « femme ventriloque », selon l'appellation de Susan Siegfried dans l'essai publié ici, est également, comme l'attestent la Promenade au Salon de la Créole et bien d'autres textes prérévolutionnaires, un phénomène propre à l'Ancien Régime qui mérite qu'on y soit plus attentif.
7 Un article de Vincent Berger paru dans le quotidien Libération (BERGER 2011) révélait d'ailleurs que ce phénomène est propre à l'ensemble du monde académique français.
8 THERRIEN 1998.
9 Elizabeth Mansfield (MANSFIELD 2002) avance que l'on pourrait associer la constitution de la discipline et, de là, du métier d'historien de l'art, à la nomination de Vivant Denon comme directeur du musée Napoléon en 1803. De son côté, Donald Preziosi a fait remarquer que les historiens de la discipline sont rarement d'accord sur la façon de la définir (PREZIOSI 2009, p. 7).
10 SÉNÉCHAL et BARBILLON 2009.
11 SÉNÉCHAL et BARBILLON 2002, p. 4.


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