les presses du réel
extrait
Avant-propos
Du réel et de son interprétation
Christine Lamothe
Fondation Hans Hartung / Anna-Eva Bergman
(p. 7-11)


Anna-Eva Bergman fut une femme, une artiste à l'œuvre multiple, d'autant plus difficile à saisir qu'elle l'a en partie reniée ; des contradictions violentes qui furent aussi celles de son époque. Il faut prendre le tout, en bloc, et tâcher d'y faire son chemin, en sachant qu'on ne pourra jamais conclure.

Voici un recueil de textes dus à cinq auteurs dont les pratiques et les centres d'intérêt sont fort différents.
Bertrand Tillier s'attache surtout aux dessins et illustrations d'Anna-Eva Bergman qui furent l'essentiel de la production de sa jeunesse et qu'elle poursuivit jusqu'en 1952 – elle avait alors quarante-trois ans. Il voit par et dans ce travail, et en particulier dans ses nombreuses caricatures, la lente élaboration de sa personnalité dans un rapport au monde, critique et comique. De la caricature à l'abstraction se joue un parcours humain, qui va du chaos de l'enfance à celui de la guerre, des tourments biographiques à leur apaisement, sinon à leur résolution. Il présente aussi le long chemin que défricha Anna-Eva Bergman, des dessins à la peinture figurative, puis à la peinture abstraite, pour trouver enfin cette forme d'« abstraction singulière » que l'on nomme ainsi faute de mieux et qui fut l'œuvre de sa maturité. Une seule et même histoire, une seule et même œuvre, que l'on aurait tort de diviser comme elle s'évertua à le faire elle-même. Un chemin vers la souveraineté.
Franz Kaiser, lui, parle de l'expérience artistique d'Anna-Eva Bergman. Il évoque longuement les « Carnets » qu'elle a tenus de 1941 à 1951, parce qu'ils décrivent son cheminement très personnel dans la construction d'un monde pictural symbolique. On y voit son goût pour la théorie et la rationalisation, son penchant métaphysique, sa fascination pour le panthéisme romantique et idéaliste de l'Allemagne du début du XIXe siècle. Mais c'est en artiste qu'elle pense et qu'elle écrit, pas en mystique, et sa pensée est concrète. Pour elle, le cadre que donne la section d'or (et Franz Kaiser prend soin de nous expliquer cette formule, qui revient si souvent dans les écrits sur l'art), le rythme que donne la ligne, la lumière et l'obscurité que donnent la couleur et la forme qui en sont une conséquence, tout cela n'est ni plus ni moins réel que la nature comme « matérialisation de la divinité ». Nous l'accompagnons dans sa recherche de la vérité, dans l'invention et la construction d'un monde où elle se dépouille peu à peu des modèles et des commandements de l'abstraction pour atteindre le symbolisme si personnel de son œuvre.
Ces deux textes, comme ceux qui suivent, sont des interprétations : on n'a pas la naïveté de croire possible un regard objectif sur la réalité complexe d'une œuvre ou d'une artiste. Il est question ici de réception, et de ce qu'elle provoque dans un temps donné. Si Bertrand Tillier et Franz Kaiser s'attachent à l'itinéraire artistique d'Anna-Eva Bergman, Frank Claustrat et Fabienne Dumont, eux, le reprennent à la lumière de la théosophie et du féminisme, qui sont d'autres outils pour voir et pour comprendre.
Frank Claustrat regarde la peinture d'Anna-Eva Bergman à travers l'histoire de la peinture nordique moderne dans son rapport fondamental avec la lumière. Lumière naturelle, du jour, de la nuit et de l'aube dans les paysages du nord, mais aussi lumière spirituelle selon Emmanuel Swedenborg, théosophe suédois du XVIIIe siècle : « La Lumière du ciel éclaire et la vue et l'entendement des Anges et des Esprits. » Pour Frank Claustrat, l'aventure artistique d'Anna-Eva Bergman, sur fond de mysticisme, est une quête initiatique qui la conduit à une renaissance spirituelle. Lumière, nature, panthéisme, transcendance, spiritualité sont des constantes dans la tradition nordique du paysage romantique et ses avatars modernes où il inscrit Anna-Eva Bergman. Cette approche spiritualiste et cultivée est d'autant plus intéressante qu'elle situe l'artiste dans un contexte vaste et généralement mal connu.
Fabienne Dumont place son étude sous l'angle du genre. Sa réflexion s'attache d'abord aux dessins, illustrations et caricatures, pour s'aventurer ensuite dans le long chemin d'Anna-Eva Bergman aux prises avec l'invention de sa peinture. Sa contribution a le grand mérite d'éclairer certaines contradictions intimes de l'artiste, entre dépendance et recherche de l'autonomie, entre une certaine naïveté politique et une satire des hypocrisies sociales, tout au long d'une vie dominée par une recherche tenace, courageuse et solitaire de sa propre vérité.
Nous avons invité la dramaturge et romancière Marie-Noël Rio à conclure ce recueil. Il y a quelques années, fascinée par le personnage d'Anna-Eva, elle a mené, avec notre aide, un long travail d'enquête à partir des œuvres, des archives et de conversations avec les survivants, destiné à un projet de roman qui n'a pas vu le jour. Son étude, avec la liberté que donnent l'empathie et l'intuition lorsqu'elles s'adossent à une patiente reconstitution des faits, est davantage qu'une biographie : une tentative d'élucidation de ce qui, de l'œuvre et de la vie, est inextricablement noué.

On le voit : nul souci consensuel, ni normatif, dans le présent recueil. Au contraire. Des points de vue. Cinq regards, plus ou moins chargés de l'identité de celui qui regarde. Cinq éclairages sur Anna-Eva Bergman.


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