Introduction : Quelques mots émanés de paroles
(p. 5-7)
L'histoire de l'art est souvent un exercice maussade et
fastidieux, rédigé par l'institution, pour l'institution, sur
l'institution, dans le but de maintenir un
statu quo d'idées,
de disciplines et d'hégémonie culturelle.
Mais il peut en être autrement. Et l'histoire, tout comme la
critique d'art, pourrait, devrait – disons plutôt – s'attacher
à réinventer les récits, les histoires parallèles, à travers
l'histoire des formes, à travers les histoires des communautés
d'individus qui travaillent, pensent, et se contredisent.
L'histoire de l'art est une « mise en scène » d'objets et
d'idées qui trouvent et inventent des passages vers et à
travers l'histoire.
Les
Premières critiques de Marie de Brugerolle ouvrent au
lecteur les portes d'une histoire de l'art aussi rigoureuse que
peu conventionnelle. Entre les chapitres, entre les lignes se
dessinent une indépendance des choix et une indépendance
d'esprit. Travaillant à partir de sa propre institution et
de l'institution de soi comme unique mandat à suivre, la
méthodologie de Marie de Brugerolle est à la fois rationnelle
et conversationnelle. De
Guy de Cointet à
Mike Kelley,
de
John Baldessari à Douglas Gordon, de
Michelangelo Pistoletto à Vasco Araujo, de
Bas Jan Ader à Julien Bismuth
et Jean-Pascal Flavien, d'Allan Kaprow à
Paul McCarthy
et de
Fluxus à
Catherine Sullivan,
Premières critiques pose
des communautés de filiations, des généalogies de voix qui
dessinent une histoire aux temporalités variables, articulée
autour d'œuvres qui touchent à des temporalités variables.
Avec sa connaissance profonde de l'histoire des formes et
des idées, Marie de Brugerolle part des voix des artistes eux-mêmes.
Elle les rencontre, fait leur connaissance et fonde
son écriture sur leurs histoires. L'histoire qu'elle ébauche est
faite de multiples épaisseurs de voix individuelles et d'une
véritable familiarité avec les praticiens dont elle essaie de
déchiffrer les œuvres. Les auteurs vont aux sources.
Premières
critiques est une histoire humaine, presque familiale, dont les
choix se fondent sur une constellation précise d'artistes qui
érodent systématiquement et tentent méthodologiquement
de dépasser l'objectivité en plaçant le corps, la scène, les
performances, le théâtre dans un champ élargi au centre de
leur œuvre.
Ce livre est en lui-même une sorte de théâtre – un théâtre
de la digression artistique, si ce n'est de la transgression,
dans laquelle les œuvres forment le décor et le protagoniste
d'une histoire alternative que les musées, les collections,
permanentes ou non, ne peuvent contenir. Car il s'agit d'une
histoire bien vivante, et donc quasi impossible à figer dans
des catégories connues.
En alternant essais et entretiens, le livre montre combien
l'auteure s'est attachée et s'attache à tisser des relations
étroites, durables et profondes avec les artistes qui
l'intéressent et les sujets auxquels elle aspire à s'attaquer.
La vertu de ces liens se manifeste dans la qualité des
informations que les artistes partagent avec elle, et dans
le caractère nuancé de sa pensée.
Premières critiques ouvre non seulement une voie entre
les disciplines, entre les générations et vers une meilleure
compréhension de l'art d'aujourd'hui, au-delà de son
paradoxe, mais il souligne également combien ce que l'on
pourrait considérer comme l'art de notre temps pourrait,
anachroniquement ou non, encore appartenir au passé.
Comme le nom de l'une de ses nombreuses expositions,
de Brugerolle préfère
ne pas jouer avec des choses mortes
et embrasser l'histoire de l'art au-delà des classifications
temporelles, au-delà d'une compréhension étroite, limitée
et académique de la modernité. En suivant le cours de
ses pensées, le lecteur accepte de naviguer de la Gorgone
à l'antique Vénus Anadyomène, de Giotto à Bruce Nauman,
un voyage où l'art est toujours intemporellement
contemporain – de son temps, du temps du spectateur.
Comme les « personnages à réactiver » de
Pierre Joseph,
Marie de Brugerolle active une histoire qui, sans elle,
aurait pu rester
lettre morte. Elle ne joue pas avec des choses
mortes ; elle amplifie sans fétichisme les voix, les mots qui
auraient pu rester muets – car Spinoza n'est jamais vraiment
allé à Las Vegas.
Philippe Vergne, juillet 2010