les presses du réel

L'art comptant pour un

extrait
Chapitre I
(p. 7-8)
© Les presses du réel / Mamco / l'auteur


La querelle de l'art contemporain un jour s'est presque tue ; elle ne se réveille que par intermittence sous quelque plume retardataire (1). Elle s'est éteinte à la manière des petites crises domestiques dont l'apaisement rétablit un lien que la cascade des invectives semblait pourtant avoir brisé. L'art contemporain, sous le jour mesquin de sa querelle, a, au mieux, l'emploi de nourrir le débat public sur la valeur de ce que notre modernité invente.
À part les bénéfices provisoires de son rituel, il couvait sous ce débat l'illusion vaniteuse d'être incomparablement nouveau que notre époque caresse plus que jamais. À la limite de revendiquer l'amnésie de tout héritage qui n'aurait plus d'autre fonction que de refaire surface (littéralement, sur les façades kitsch des bâtiments postmodernes dont les piètres architectes ont confondu Phidias avec Mussolini). Notre querelle s'inscrit, certes, dans la lignée des fameuses disputes antérieures – nouveaux / anciens, classiques / romantiques, avant-gardisme / académisme –, sans néanmoins oser se hisser à leur hauteur : trop étriquée, franco-française comme on dit machinalement, elle révéla les enjeux d'un microcosme là où il eût fallu être capable de marquer un sursaut de civilisation. Reconnaissons-lui alors une deuxième vertu : d'avoir dépassé sa propre espérance dans l'exemplification de l'élitisme qu'elle reprochait à l'art contemporain.
Aujourd'hui, libéré de cette psychanalyse à l'envers, on sort du mauvais rêve et de ses scénarios readymade. C'est comme si on avait le droit, après quelque punition, de goûter à nouveau au péché. Parler de l'art contemporain sans devoir ni le dénigrer pour soigner on ne sait quelles blessures ni le défendre tant bien que mal pour compenser l'outrance du dénigrement. Tenter donc le rafraîchissement de la simple réflexion où l'amateur, dans le commerce ludique des mots qui rend l'intuition au langage, se libère des révérences du moment…
Loin de moi l'idée de me laisser gagner au vertige d'une quelconque jouvence, moins encore à celui du regain d'origine. C'est pure jobarderie que le schéma des couches superposées de culture qu'il suffirait d'effacer pour retrouver l'originel intact. Ces couches, à croire qu'elles soient telles, y compris celle que l'on suppose première, sont si imprégnées entre elles qu'à les gratter on n'obtiendrait qu'une indigeste chiffonnade. Du bricolage de l'artiste au klaxon des médiateurs, en passant par toute la procession des petits et des grands rôles du jeu médiatique, l'art contemporain n'est pas altéré, mais nourri dans son devoir-être, et la nudité qu'on regrette de l'immédiation pure n'est qu'un fantasme de songe-creux.
Quand même on soupçonne les servilités qui font tresse avec telle réalité, on peut toujours sympathiser avec elle. On s'apitoie bien sur la solitude du gardien de but au moment du penalty… L'art contemporain ferait-il exception ? Pencherait-il à ce point du côté sinistre qu'il serait interdit à l'esthète ? C'est justement de cette perspective que j'envisage un contrepoids : j'imagine non pas quelque amateur halluciné par son propre commentaire, mais un esthète honnête et lucide capable de faire la part, dans sa conduite, de la complaisance et de la sincérité. J'imagine une posture esthétique où le souci légitime de controverser, voire de simplement communiquer, n'assujettit pas les moments de vérité, intimes et intuitifs, de l'expérience. J'imagine qu'on peut encore rencontrer l'art dans le contemporain…


1. Ce premier fragment procède d'une communication, « L'art comptant pour un. De la rencontre esthétique », prononcée en décembre 2006 à Pointe-à-Pitre, dans le cadre d'un colloque du CEREAP (dirigé par Dominique Berthet). On en retrouvera, par la suite, d'autres pièces détachées (II, XII, XIX). Dans la catégorie des plumes retardataires, je n'inclus évidemment pas celles qui commentent et / ou analysent le phénomène de la querelle, que ce soit au niveau du discours critique-théorique – Marc Jimenez, La Querelle de l'art contemporain, Paris, Gallimard, 2005 –, ou au niveau des représentations du visiteur – Christian Ruby, Les Résistances à l'art contemporain, Bruxelles, Labor, 2002.
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