les presses du réel
extrait
La nature augmentée de la culture Tectoniques
Jean-Pierre Chupin
(p. 5-9)


À peine réintroduit dans le vocabulaire des architectes contemporains, le potentiel de la tectonique serait déjà, selon certains, en danger d'épuisement. La récente production de cette agence lyonnaise qui accorde la tectonique au pluriel pour en faire non pas un slogan, non pas une doctrine, mais une conception partageable, ouverte et fécondante, s'offre comme un démenti catégorique : il est des tectoniques qui se portent à merveille. Mieux, ces architectures très soignées, d'échelles programmatiques diverses, proposent des directions de la pensée constructive que la nouvelle conscience environnementale gagnerait à emprunter. Ici, il nous faut le souligner, l'esthétique ne le cède en rien à l'éthique, les choix constructifs ne se légitiment pas dans la seule durabilité et n'opposent pas la nature à la culture au nom de l'écologie et au détriment de la complexité des situations urbaines, sociales ou économiques, en un mot humaines. Je dirais même, et ce sera mon fil conducteur dans cette courte introduction, que la pensée constructive se devrait de toujours amplifier et soutenir la primauté culturelle de l'idée de nature.

Autour de Kenneth Frampton, avec des chercheurs de divers horizons disciplinaires, nous avions proposé, dès 2001, de faire de la tectonique – en français, car le débat anglo-saxon avait déjà pris de l'avance – non pas la clef, non pas un cri d'arrière-garde (reproche injuste trop souvent adressé à ce grand historien lui-même critique de la modernité), mais un projet, c'est-à-dire le pivot d'un débat ouvert et inévitable sur la pensée constructive. Inévitable, car il se situait symboliquement dans cette rencontre souhaitée, mais souvent improbable, entre les ingénieurs, les artistes et les architectes telle qu'elle fait en particulier l'originalité du mandat pédagogique des Grands ateliers de L'Isle-d'Abeau. Nous redoutions alors le conflit des corporatismes autant que les inquiétudes que peut susciter une approche considérée comme trop savante, s'adressant à des questions de construction qu'il serait confortable de limiter aux fiches de procédures et de techniques. Nous avions anticipé la cacophonie des points de vue experts, un peu moins le détournement médiatique. Il faudra peut-être s'y résoudre, la tectonique semble toujours échapper au domaine scientifique d'où elle émerge, pour s'abandonner au commun des interprétations les plus légères. Comme l'a déjà remarqué Cyrille Simonnet, la raison s'en trouve peutêtre dans les sonorités d'un mot qui vibre comme un double claquement de doigts, autant en anglais qu'en français, porteur de fait d'une intensité et d'un rythme musical. Fallait-il pour autant qu'il se confonde avec une danse plus ou moins improvisée, plus ou moins désarticulée que les enfants aiment à mimer en la moquant ? On pouvait espérer mieux, sans pour autant s'en inquiéter. Après tout, pas plus que les géographes et les géologues, les architectes n'ont de droits acquis sur la tectonique, mais il serait par contre un peu court d'en résumer le questionnement à une mode passagère. Ces quelques projets contribuent à montrer que tout n'a pas été dit sur la profondeur, à la fois sonore et corporelle, de la culture constructive des architectes, sur sa véritable nature – somme toute plus prosaïque que poétique – que l'on voit ici, très justement, augmentée par l'authenticité et l'affirmation des dispositions constructives.

Pour les architectes de l'agence Tectoniques, c'est effectivement de rythme et d'écriture musicale qu'il s'agit – dans leurs propres mots – quand vient le temps de décider des orientations formelles, structurelles et constructives d'une architecture. Cherchons à mieux saisir ces partitions orchestrant des assemblages de bois, de métal et de béton, qu'ils assumaient comme débranchée ou « unplugged » dans leur précédent recueil, et qu'ils placent aujourd'hui sous le label « explicit » (en familiers qu'ils se disent du téléchargement de fichiers musicaux, puisque par explicit il faudrait entendre ici : « franc et sans détour, langage cru à l'occasion »).

Pour comprendre ce qu'ils cherchent à revendiquer, oublions, si cela apaise quelques céphalées, le débat théorique et historique sur la tectonique pour ne retenir que l'architectonique. Car ce fut bien la deuxième partie étymologique de ce grand vocable, la tekton, clairement dévolue à l'art du charpentier, qui intéressa d'abord nos architectes quand vint le temps de se choisir un nom et un programme de travail. Ils ne cachent pas qu'au sortir de leurs études, chaotiques et indigentes comme il s'en trouve, il leur fallait tout reprendre, revenir aux sources d'un apprentissage de la construction architecturale, c'est-à-dire du découpage, du dimensionnement, de la sélection des éléments premiers, de leur assemblage in situ. Ce dernier aspect est crucial, puisque le chantier se présente pour cette équipe, comme l'objectif et la mise à l'épreuve du travail de conception.

Volontiers ludiques, ils ne voient cependant pas la construction comme un jeu de détails, mais plutôt comme un « meccano », et c'est de cette métaphore générale qu'il nous faut tenir compte pour comprendre leur façon d'opérer. Le fait que la grande majorité des projets soit réalisée en faisant appel aux possibilités du bois ne doit pas nous leurrer. Il ne s'agit pas d'une architecture de charpentiers, plutôt de musiciens adeptes de la mécanique. Cultivant le paradoxe, ils souhaitent, ou rêvent que l'édifice soit aussi facile à monter qu'à démonter. Ceci explique certainement le très fort degré de lisibilité des couches constructives, sachant, comme dit le sémioticien au chef de gare, qu'une couche de signification peut aussi en cacher une autre.

Puisque l'opposition nature / culture constitue notre hypothèse de lecture, commençons par le projet qui me semble le plus apte à mettre en déroute l'interprétation naturaliste de cette architecture du bois massif : l'espace nordique pour le biathlon à Bessans en Savoie. Difficile de faire plus élémentaire comme programme : des locaux d'accueil pour les athlètes. Difficile de faire plus impressionnant comme arrière-plan : une montagne fière et massive, un bloc de granit qui bloque l'horizon. Mais, on s'en doute, et les dimensions de la structure nous le rappellent si besoin était, beaucoup de neige en perspective ! Du coup, l'architecture est un toit épais. Un pan oblique lourd et pourtant posé sur ce qui semble de bien frêles poteaux. La poutraison est pléthorique, le tout semble si solidement et si proprement agencé, que l'on en oublierait la nécessité des entrais. Il faut contourner l'édifice pour les découvrir dans un rythme impeccable : les disciplinés du biathlon doivent apprécier cette façade. Le dédoublement des solives permet de pincer les éléments verticaux de part et d'autre. Le recouvrement du toit est fait de pierres plates, de pierres transformées en minces feuilles, car tout est affaire de lits et de délits dans ce projet. Côté montagne le mur est râblé et opaque, côté piste, vers le creux de la vallée, la paroi devient façade ouverte au sens urbain du terme. Les ouvertures vitrées sont de fait en rupture avec ce que la coupe transversale annonçait au sportif depuis le lointain : ceci n'est pas un chalet perdu dans la nature, ceci est une longue bande de terrain soulevée et décollée, comme si la piste se prolongeait d'un bout à l'autre. Le tramway pourrait s'y arrêter que cela serait à peine surprenant tant l'architecture est urbaine au fond. Aux deux extrémités, trois étais sortis de l'enclos du mur donnent le rythme intérieur, trois petits points de suspension, car l'espace se prolonge. Ceci n'est qu'une halte après tout.

(...)


Jean-Pierre Chupin est architecte et professeur titulaire à l'Université de Montréal. Il est chercheur au Laboratoire d'étude de l'architecture potentielle (www.leap.umontreal.ca) et a codirigé l'ouvrage collectif Le projet Tectonique (Infolio, Genève, 2005) avec Cyrille Simonnet et Kenneth Frampton.
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