les presses du réel

Mémoire et voix des morts dans le théâtre de Jon Fosse

extrait
Claude Régy – Préface
(p. 9-11)


Jon Fosse parle très simplement. En vers libres. Généralement courts.
Il écrit des silences aussi. De longueurs différentes.
Le tout se présente comme un objet non identifiémais bon – en douceur ou violemment – à faire dérailler le théâtre.
Tout semble imperceptible. Mais subrepticement, loin de sa surface, tremble le sol.
Les limites perdent leur visibilité.
Accompagner Jon Fosse c'est dépasser le savoir vers un acquis supplémentaire.
Là commence une autre connaissance.
Pour Jon Fosse – c'est dit dans la pièce « Le Nom » – les hommes vivants n'existeraient qu'accompagnés de ceux qui sont morts et de ceux – bien plus nombreux encore – qui ne sont jamais nés.
Avec eux sont là les vivants qui rendent ce peuplement provisoire.
On est allégé mais alourdi aussi. S'est inventée une nouvelle substance à respirer.
Un temps désinvolte se crée à la mesure de cet univers frauduleux.
Ce qui est arrivé avant, arrive aussi après. Sans doute c'est en trainmaintenant d'arriver tout au long du voyage, si lentement que c'est invisible. C'est pourtant perceptible d'une perceptibilité
qui n'a pas encore de nom.
Fosse écrit à nouveau pour le théâtre. Dans sa dernière pièce il dit s'être débarrassé du théâtre. Et aussi du ressort maintenant pour lui désamorcé de la jalousie.
Ce serait comme un conte qu'on se raconte à soi-même, poème, dit Fosse, que le poète écrit pour lui.
Pour lui, donc pour chacun de nous. On en subit magiquement l'attirance parce que l'eau attire.
Fosse invente la douceur du tragique, l'ineffable violence inactive. Une communication universelle avec les éléments.
Cette part de soi, unique, qu'on ne trouve qu'en se perdant. Il semble que l'eau, notre premier bain, nous absorbe à nouveau. Un continu sans début ni fin. Un engloutissement.
Parfois le vent nous arrache à l'eau.
Plus que sur l'invisible, c'est une pièce sur l'idée de ne pas avoir peur de se confronter à l'indéfinissable, aux choses qu'on ne peut pas concevoir et pour lesquelles il n'y a pas d'explication ni même de vocabulaire. Le point de départ est assez simple : deux hommes sont sur un bateau. L'un des deux a l'air de connaître la navigation et l'autre pas du tout. On se rend compte, par petites touches presque invisibles et répétitives, que celui qui est connaisseur en navigation a probablement fait une tentative de suicide. Peut-être même est-il déjà mort noyé. Il dit qu'il ne peut pas être avec les autres, qu'il n'aime pas le bruit et que les mots n'ont pas de sens pour lui. Mais il ne veut pas être seul non plus, car être seul avec soi-même est évidemment insupportable. De plus, cela se traduit chez lui, quand il est seul en mer, par une envie irrésistible de se jeter à l'eau. Sans doute l'a-t-il déjà fait. Les deux hommes naviguent de crique en crique, ils jettent l'ancre, mangent et boivent un peu, et puis ils s'avancent en haute mer. Celui qui ne sait pas naviguer commence à s'inquiéter, d'autant plus qu'il y a du brouillard et que le vent se lève. Mais l'autre fonce de plus en plus droit vers le large, puis il quitte la barre et, soit à la suite d'un faux pas, soit par un saut volontaire, il tombe à l'eau. Mais à partir de là il continue à parler et dit qu'il flotte. Auparavant il avait dit que parfois il était une pierre qui tombait au fond et restait là immobile. À d'autresmoments, il dit « je suis le vent » (c'est le titre de la pièce). Alors qu'il est dans l'eau et continue à dériver, plus oumoins enseveli par les vagues ou à leur surface, il semble
se diluer dans l'élément liquide, et en même temps il est pris dans le vent jusqu'à s'identifier à lui.
On a l'impression que les deux personnages n'en sont qu'un. Et de toute façon tout est imaginaire. Celui qui reste sur le bateau réussit à coincer la barre et à regagner le phare, c'est-à dire à revenir au point de départ ; c'est le contraire de l'aventure de l'inconnu. L'homme ouvert sur l'inconnu, lui, rejoint les éléments par la dilution de son corps, comme si celui-ci pouvait connaître une mutation qui permettrait qu'il n'y ait pas de frontière entre la pierre, le vent, l'eau et l'homme. L'eau – grande étendue liquide – depuis toujours est mort et vie.
« Et même si ça se passe réellement, c'est aussi inventé. Ça existe dans un autre endroit.
Ça se passe en quelque sorte à travers les mots. »
Fosse fait parler ainsi un des deux hommes dans le bateau. Lui peut-être.
Mais c'est seulement suggéré qu'ils soient deux. Le bateau aussi doit être imaginé.
On pense au Draugen dont justement parle Vincent Rafis. « Draugen prend les traits d'un noyé annonciateur de la mort, avatar fantomatique de tous les disparus en mer. »
Pour l'instant l'homme est là dans l'eau. Il dérive, persiste à parler – à écrire peut-être – plus ou moins englouti mais parfois à la crête des vagues.
On vit la vie d'un au-delà de la vie, que n'endeuillerait pas le mot mort.

Jon Fosse écoute, dans sa « chambre secrète ». Il écoute « les fleuves sous terre » dont parle son grand prédécesseur Tarjei Vesaas. Il écoute la circulation des eaux ensevelies mais toujours
remuantes, comme il écouterait, la nuit, le battement de son sang.
« On écoute ce qu'on ne comprend pas, c'est ce qu'on a toujours fait. »
« On peut être entraîné à dire :
c'est pour les fleuves sous la terre qu'on existe. »
Toutes ces citations, écrites par Vesaas, sont dans les dernières lignes de son dernier livre « La barque le soir ».
Ensuite, il meurt.

Vincent Rafis est à la fois praticien et théoricien du théâtre. Sa réflexion sur Jon Fosse est la plus complète, la mieux documentée, la plus aiguë de toutes les analyses que j'ai pu lire.

Poussée loin, la pertinence est un plaisir des sens.

La plus belle intelligence est d'avoir, en regard de son étude, laissé vivre la parole de l'auteur lui-même, alors que cet auteur déclare qu‘il comprend de moins en moins « à travers cette forme de compréhension qui a recours aux concepts et à la théorie », tandis qu'il comprend de plus en plus « à travers cette autre forme de compréhension qui a recours à la fiction et à la poésie ».
Vincent Rafis ouvre à toutes les formes de compréhensions. Il écrit à propos de Jon Fosse : « le texte comme la mise en scène se métamorphosent eux-mêmes en espaces irréels, où la fiction
déborde la réflexion – où la fiction déborde notre réflexion ».
On ne saurait mieux exprimer l'humilité de la pensée devant l'œuvre.


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