les presses du réel

De l'imaginaire au muséeLes arts d'Afrique à Paris et à New York (1931 à nos jours)

extrait
Avant-propos à la réédition de 2020 (p. 4-5)


Lorsque ce livre parut pour la première fois en 2009, le musée du quai Branly venait d'ouvrir ses portes. L'heure était à la célébration, à la réhabilitation des arts « premiers », à la reconnaissance de la valeur esthétique d'oeuvres longtemps taxées de « primitives » ou de « sauvages ». L'institution incarnait l'hommage rendu à des peuples « fragilisés, menacés par l'inexorable avancée de la modernité », pour citer le Président Jacques Chirac. Après le Louvre, l'art des « autres » se voyait attribuer un écrin à deux pas la Tour Eiffel, dans une centralité symbolique associée au prestige qui leur était « enfin » accordé. Onze ans plus tard, le Président Emmanuel Macron invitait les objets à sortir du musée pour retourner dans leurs pays d'origine ; un geste « remède » censé modifier les regards, réparer les erreurs du passé, corriger les déséquilibres liés à l'histoire coloniale. Il s'agissait de restituer le patrimoine africain en Afrique pour qu'il ne soit pas seulement visible à Paris, mais également à Dakar, Lagos, Cotonou. Si le diagnostic était partagé par les deux hommes (quelque chose devait être réparé), les solutions envisagées se situaient aux antipodes les unes des autres. Simple manoeuvre politicienne ? Ou signe d'une fracture générationnelle et d'un tournant historique dans les rapports entre la France et ses anciennes colonies ? Quel que soit l'angle d'approche, quelles que soient les époques, le musée reste au coeur d'un débat dont les collections cristallisent les tensions.

Il y a onze ans, le présent ouvrage abordait déjà toutes ces questions. Il permet aujourd'hui de les envisager à nouveaux frais. Issu d'un travail de doctorat, il répond à la rigueur de l'exercice académique et j'avais à coeur, en le rédigeant, d'argumenter, de valoriser les fonds d'archives consultés, de prouver chacune des démonstrations avancées. Mais il fut également rédigé alors que je travaillais au sein du musée du quai Branly – Jacques Chirac, à l'époque où ce dernier était en construction. Alors que tout semblait possible, les choix adoptés provoquaient mon indignation d'autant que les recherches que je menais en archives entraient étrangement en résonance avec ce dont j'étais témoin au musée. Le projet architectural auquel je consacrais un chapitre se construisit sous mes yeux, j'y travaillais d'ailleurs quelques mois et je pus assister aux luttes, contradictions et tensions suscitées par le projet en interne. En revisitant l'histoire du musée des Colonies, en exhumant les fonds photographiques du musée de l'Homme, je me rendais compte des écarts, des différences mais également des similitudes et de la persistance d'un imaginaire stratifié, dont les racines puisaient dans l'histoire que j'étais en train d'écrire. Les raccourcis, et simplifications anachroniques auraient pu fournir une solution de facilité à laquelle je m'étais pourtant refusée, en faisant le « détour » comparatif par les Etats-Unis. La littérature postcoloniale qui n'avait pas encore trouvé droit de citer en France constitua aussi le socle théorique à partir duquel dénouer les fils d'un imaginaire dont je décelais les ramifications dans le temps présent. La réédition de ce livre m'offre l'occasion d'actualiser les références bibliographiques car, dans de nombreux domaines, les publications se sont multipliées. La nouveauté de l'ouvrage tient donc moins ici à son contenu qu'au contexte dans lequel il paraît, et qui lui confère un éclairage inédit.


Philippe Dagen – Préface (p. 5-9)


Peu de temps après avoir été inventé, le musée était déjà un objet de critiques. Il n'a pas fallu longtemps pour que quelques-uns s'aperçoivent qu'il y a dans cette création bien des traits surprenants, des mérites et des anomalies – une idéologie enfouie dont les certitudes ne vont pas de soi. Adorno cite Proust et Valéry parmi eux. Il aurait pu remonter plus haut dans le XIXe siècle, jusqu'à Flaubert au moins. Il aurait pu s'intéresser à d'autres musées qu'à ceux dits de beaux arts : aux musées d'archéologie et d'ethnographie.
Hier soir (le 5 juillet 2008, sur France 2), allez savoir pourquoi, le journal télévisé finissait sur une question sérieuse, quoique peu nouvelle : pourquoi les frises du Parthénon étaient-elles encore au British Museum alors qu'un musée somptueux a été construit à Athènes, avec une salle pour les accueillir ? A la fin du reportage, un visiteur faisait remarquer que, de toute façon, ces frises avaient été sculptées afin d'être vues en plein jour et qu'aucun éclairage muséal ne saurait restituer les variations de la lumière athénienne. Peut-être sous-entendait-il par là qu'il lui était indifférent qu'elles soient dans un musée à Londres ou à Athènes puisque, de toute façon, elles devraient être ailleurs, et présentées ainsi que l'exigeaient l'architecture et les usages pour lesquels ces marbres ont été destinés au temps de leur exécution. Auparavant, on avait entendu une archéologue grecque et une conservatrice du British Museum. La première plaidait la cause du retour au bercail et ajoutait que sa position était celle de tous ses compatriotes, suggérant par là quelle part le patriotisme grec jouait dans la querelle. La conservatrice argumentait au nom du patrimoine mondial, prouvant ainsi une fois de plus que la mondialisation est désormais la notion derrière laquelle les pays puissants dissimulent leur pouvoir. Les positions étaient assez clairement définies : le nationalisme d'un pays de peu d'influence internationale réclamant la restitution de sculptures anciennes au nom du droit du sol et la fin de non-recevoir qu'oppose à sa revendication une puissance occidentale de premier rang, refus déguisé en célébration de la valeur universelle des &oeliguvres. Cette valeur a du reste été décrétée universelle par cette puissance ellemême, au nom de sa culture et de son histoire, sans guère de considération pour d'autres cultures et d'autres histoires. Les visiteurs chinois du British Museum perçoivent- ils la supposée valeur universelle des frises du Parthénon ou sacrifient-ils seulement à un rite touristique ? Un dernier élément était présenté : les Britanniques auraient refusé le transfert pendant des décennies en arguant de l'absence à Athènes de musée digne de ce nom et des normes occidentales : ce qui revenait à signifier que, la Grèce étant un pays insuffisamment développé, elle n'avait pas les moyens de préserver les marbres du Parthénon alors que la Grande Bretagne, patrie de la révolution industrielle, a bien évidemment les compétences et les ressources nécessaires. Un nouveau musée ayant été édifié au pied de l'Acropole, cet argument tombe – mais il reste celui du patrimoine mondial…

À essayer de distinguer des questions claires dans ce débat, plusieurs se dégagent. Existe-t-il aujourd'hui une relation directe entre la situation politique et économique des états et leur situation culturelle ? En quoi leur transfert dans des lieux lointains a-t-il affecté les objets ainsi déplacés ? Comment sont-ils considérés de nos jours ? Qu'en est-il de la revendication d'un « retour au pays natal » ? Il apparaît à l'évidence que l'art que l'on nomme, selon les cas et les interlocuteurs, « nègre », « africain », « primitif » ou « premier » – liste non exhaustive – relève plus brutalement encore que les marbres du Parthénon de ces interrogations. L'histoire de sa venue en Occident, les conditions et les conséquences de son adoption de plus en plus générale par les publics des pays du Nord, sa destinée artistique, la récente amplification de son marché, les conditions de son exposition dans les musées sont autant de points dont l'analyse est délicate. Elle doit souvent affronter des paradoxes. Pour n'en citer qu'un, qui peut paraître particulièrement embarrassant : chacun sait combien l'attitude d'artistes et d'écrivains tels qu'Apollinaire, Breton, Braque, Derain, Einstein, Epstein, Fénéon, Heckel, Kirchner, Leiris Matisse et Picasso a été décisive dans l'émergence de ces &oeliguvres. Mais leur attention a précipité ces dernières dans la catégorie « &oeliguvres d'art » sans que l'on s'interroge sur la pertinence de ces termes et de cette qualification. Autrement dit : ces artistes ont révélé statues et masques, mais en les regardant le plus souvent comme des sculptures. Etaient-elles des sculptures ? N'étaient-elles que des sculptures ? Picasso a dit plusieurs fois qu'il était sur ce point en désaccord avec Braque et Matisse – mais il est le seul à avoir perçu le problème si vite. La reconnaissance, en elle-même si légitime, a ainsi déterminé la requalification des objets selon les habitudes et les usages occidentaux. Cette contradiction se trouve intacte et irrésolue dans nombre de musées aujourd'hui : oscillation entre la présentation à dominante ethnographique, au risque de la mise en scène pittoresque et la présentation esthétisante, qui efface toute considération contextuelle et applique la règle du « patrimoine mondial ».
Autre contradiction, plus complexe encore. Le passage des objets d'Afrique en Europe et aux États-Unis est indissociable de la colonisation, à laquelle la plupart des pays européens ont participé, et de l'exploitation des territoires ainsi conquis. Cette exploitation a été accomplie dans des conditions d'inégalité et d'oppression flagrantes tout au long du XIXe siècle et au moins dans la première moitié du XXe. Si le système de la traite a disparu, le pillage sous couvert de conversion, les opérations de « maintien de l'ordre », l'oppression sous toutes ses formes et d'autres violences encore ont été de règle pendant des décennies. Il y a fort à parier que bien des &oeliguvres africaines exposées dans les musées de nos jours sont issues de spoliations, plus ou moins déguisées, plus ou moins avouées. On sait qu'au cours de la mission Dakar – Djibouti, Marcel Griaule lui-même ne fut pas toujours très scrupuleux sur ce point. En ce sens, ces &oeliguvres portent la marque de ce que l'Occident industrialisé et prospère a fait subir au reste du monde afin d'être de plus en plus prospère et de plus en plus moderne. Modernité et colonisation ne sont pas séparables. Or ces objets, issus de ce processus éminemment « moderne », ont été généralement tenus pour les signes d'une vie archaïque et pour des &oeliguvres venues d'un temps antérieur que les artistes, à commencer par Gauguin, regardaient avec désir et regret. Modernité et antimodernité se trouvent là curieusement associées. Breton et Tzara, ennemis résolus du colonialisme et de la société industrielle capitaliste moderne, n'en ont pas moins réuni, grâce à la colonisation, d'admirables collections d'objets pris aux « indigènes ». On en déduit que la modernité a apporté à ses adversaires de quoi nourrir et symboliser leur opposition à elle.
En ce sens, la construction de musées tel que celui du Quai Branly relève, dans un méli mélo de bonnes et de mauvaises raisons, de l'acte d'expiation, de l'éloge funèbre de cultures qui ont été assassinées par les aïeux de ceux qui édifient de tels monuments, d'une admiration et d'un émerveillement sincères et teintés de supériorité blanche, d'une esthétisation très critiquable, d'un pittoresque à prétextes ethnologiques qui n'est pas moins inopportun et, principalement, massivement, de l'industrie culturelle. Le succès de fréquentation du Quai Branly va de pair avec la mode « ethnique » qui décore les appartements d'aimables sculptures fabriquées en série, hybridations de styles fang, baoulé, punu, dan, etc. Il va de soi que le renchérissement des objets authentiques dans les ventes publiques relève du même processus, dont il est en somme la forme spéculative et aristocratique. Autant de motifs pour observer avec réticence l'engouement actuel, cette nouvelle mode « nègre » qui ne changera rien en Afrique, pas plus que celle des années 20 n'y avait changé quoi que ce soit. Car, pour ce qui est des Africains d'aujourd'hui, leur émigration est interdite et ils finissent dans les camps de Lampedusa ou du sud de l'Espagne, pour ceux du moins qui ne sont pas morts noyés. Mais, de cela, notre monde n'a cure : il fait un triomphe aux sublimes sculptures venues jadis du Mali ou du Gabon et rejette les Maliens et les Gabonais que la misère contraint à l'émigration. Cette même misère rend peu vraisemblable la création de musées dans bien des pays de l'Afrique subsaharienne.

Penser cela, se montrer assez vigilant, voir les contradictions – à défaut de prétendre les résoudre : la tâche est aussi nécessaire que difficile. Pour analyser complètement le regard que n'importe lequel d'entre nous est susceptible de porter aujourd'hui sur un objet apporté jadis d'Afrique – il en irait de même s'il venait de Nouvelle Guinée ou de l'île de Pâques-, il faut disposer de savoirs nombreux et parvenir à les organiser dialectiquement. L'ouvrage de Maureen Murphy a ces qualités éminentes et se fonde sur des savoirs, qu'elle a mis à jour et ordonnés afin d'en faire une histoire et d'en tirer des notions et des repères. Il est l'un des premiers à entreprendre une histoire critique des relations entre l'Occident et l' « art nègre » et à énoncer des faits à partir desquels il devient possible d'articuler une réflexion enfin assurée de ses informations et des comparaisons qu'elle construit. C'est aussi le premier de son auteur. Le saluer, dire son importance est donc pour moi autant un plaisir réel dans lequel l'amitié a sa part que ce que je ne saurais qualifier autrement que de devoir intellectuel. Il faut que de tels travaux soient entrepris, il faut que de tels livres soient publiés et lus afin que nous soyons un peu moins aveugles.


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