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Le sabotage

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Émile Pouget publie la première version du Sabotage dans son journal Le Père Peinard en septembre et en octobre 1897, en langue verte, dans un style fameusement argotique, dont il reprend le style « jurons et interjections » dans le Père Duchesne de Jacques Hébert (1793).

Le sabottage (Sic - NDLE)

J'ai déjà eu l'occase d'expliquer aux bons bougres ce qu'est le sabotage : c'est le tirage a cul conscient, c'est le ratage d'un boulot, c'est le coulage du patron… Tout ça pratiqué en douce, sans faire de magnes, ni d'épates.

Le sabottage est le petit cousin du boycottage. Et foutre, dans une kyrielle de cas où la grève est impossible il peut rendre de sacrés services aux prolos.
Quand un exploiteur sent que ses turbineurs ne sont pas en situation de se foutre en grève, il ne se prive pas de leur faire des avanies. Pris dans l'engrenage de l'exploitation, les pauvres bougres n'osent pas piper mot, crainte d'être saqués. Ils se rongent de colère et courbent la tête : ils subissent les mufleries patronales, la rage au ventre.
Mais ils les subissent ! Et, que ce soit avec ou sans rage, le patron s'en fout, pourvu qu'ils marchent à sa guise.

Pourquoi en est-il ainsi ?
Parce que les prolos ne trouvent pas un joint pour répondre au singe du tac au tac et, par leur action, neutraliser sa rosserie.
Le joint existe pourtant :
C'est le sabottage !
Y a belle lurette que les Anglais le pratiquent – et ils s'en trouvent bougrement bien.
À supposer, par exemple, un grand bagne dont le patron, tout par un coup, a une lubie accapareuse – soit qu'il ait une nouvelle maîtresse à entretenir, soit qu'il guigne l'achat d'un château… ou autre fantaisie qui nécessite de sa part une augmentation de bénéfices. Le salaud n'hésite pas : pour réaliser
le profit qu'il guigne il diminue ses prolos – sous prétexte que les affaires vont mal – c'est foutre pas les mauvaises raisons qui lui manquent !
Supposons que ce galeux ait tellement bien tiré ses plans que son serrage de vis coïncide avec une situation tellement emberlificotée que ses prolos
ne puissent tenter la grève.
Qu'arrivera-t-il ?
En France, les pauvres exploités groumeront salement, maudiront le vampire. Quelques-uns – les plus marioles – feront du chahut et plaqueront le bagne ; quant aux autres, ils subiront leur mauvais sort.
En Angleterre, ça se passera autrement, foutre ! Et ça, grâce au sabotage. En douce, les prolos de l'usine se glisseront le mot d'ordre dans le tuyau de l'oreille : « Hé, les copains, on sabotte…, faut aller, piano !

Et, sans plus de magnes, la production se trouvera ralentie. Tellement ralentie que si le patron n'est pas une moule renforcée, il ne persistera pas dans sa muflerie : il reviendra à l'ancien tarif – car il se sera rendu compte qu'à ce petit jeu, pour cinq sous qu'il filoute sur la journée de chaque prolo il perd quatre fois autant.
Voilà à quoi sert d'être marioles, d'avoir le nez creux et d'être farcis de jugeote et d'initiative.
Or, les Anglais ont ça ! C'est des gas pratiques.
Certes, ils sont moins spéculateurs et théoriciens que nous – c'est foutre vrai ! – Mais ça ne veut pas dire qu'ils aient moins de tempérament révolutionnaire : actuellement, ils nous paraissent d'esprit rassis, incapables de rebiffe…, faut pas s'y fier !
Les Anglais ont déjà fait bougrement de révolutions – et ils en feront encore !

Pour en revenir au sabottage, les Anglais l'ont pigé chez les Écossais – car les Écossais sont cossards – et ils leur ont même emprunté son nom de baptême : le Go canny.
Dernièrement l'Union internationale des chargeurs de navires a lancé un manifeste prônant
le sabottage, afin que les dockers se fichent à la pratiquer, car jusqu'ici, c'est surtout dans les mines et les tissages que les prolos anglais ont sabotté.
Voici le manifeste en question :
« Qu'est-ce que Go canny ?
« C'est un mot court et commode pour désigner une nouvelle tactique, employée par les ouvriers au lieu de la grève.
« Si deux Écossais marchent ensemble et que l'un court trop vite, l'autre dit : ‘Go canny', ce qui veut dire : ‘Marche doucement, à ton aise.'
« Si quelqu'un veut acheter un chapeau qui vaut cinq francs, il doit payer cinq francs. Mais s'il ne veut en payer que quatre, eh bien ! il en aura un de qualité inférieure. Le chapeau est une ‘marchandise'.
« Si quelqu'un veut acheter six chemises de deux francs chacune, il doit payer douze francs. S'il n'en paie que dix, il n'aura que cinq chemises. La chemise est encore ‘une marchandise en vente
sur le marché'.
« Si une ménagère veut acheter une pièce de bœuf qui vaut trois francs, il faut qu'elle les paye. Et si elle n'offre que deux francs, alors on lui donne de la mauvaise viande. Le bœuf est encore ‘une marchandise en vente sur le marché'.
« Eh bien, les patrons déclarent que le travail et l'adresse sont des ‘marchandises en vente sur le marché,' – tout comme les chapeaux, les chemises et le bœuf.
« – Parfait, répondons-nous, nous vous prenons au mot.
« Si ce sont des ‘marchandises', nous les vendons tout comme le chapelier vend ses chapeaux et le boucher sa viande. Pour de mauvais prix, ils donnent de la mauvaise marchandise. Nous en ferons autant.

« Les patrons n'ont pas le droit de compter sur notre charité. S'ils refusent même de discuter nos demandes, eh bien ! nous pouvons mettre aux voix le Go canny – la tactique de ‘travaillons à la douce', en attendant qu'on nous écoute. »
Donc, voilà le sabotage bien défini : à mauvaise paye, mauvais travail !

Ce qui serait chouette c'est que ce fourbi entre dans nos mœurs, afin que les patrons se fourrent bien dans le siphon que, désormais, cette tuile est constamment prête à leur tomber sur la hure.
La crainte de perdre de la galette et de s'acheminer vers la faillite adoucirait vivement les mœurs des capitalos.
Se sentant vulnérables, à la caisse – qui leur sert de cœur ! – ils y regarderaient à deux fois avant d'accoucher de quelques-unes de leurs coutumières charogneries.
Certes, y a des bons bougres qui, sous prétexte qu'on doit guigner la disparition radicale du capitalisme, trouveront trop mesquin de se borner à tenir les singes en respect et les empêcher de sortir leurs griffes.
Ceux-là perdent de vue la double face de la question sociale : le présent et l'avenir.
Or, le présent prépare l'avenir ! Si jamais le proverbe « Comme on fait son plumard on se couche ! » a été de circonstance, c'est bien ici : moins nous nous laisserons mater par les patrons, plus élevés seront nos salaires, plus libres nous deviendrons ;
Et par conséquent, plus aptes nous serons à préparer l'éclosion de la société galbeuse où y aura plus ni gouvernement, ni capitalos ;
Et plus aptes aussi, quand on en sera là, à évoluer dans le nouveau milieu.
Si, au contraire, au lieu de commencer dès maintenant l'apprentissage de la liberté, nous nous désintéressons des questions du moment, vivant trop dans le rêve, nous perdrons pied et, nous isolant de la masse, nous resterons étrangers à ses passions.
Y a donc pas à tortiller : pour réaliser l'équilibre de la vie, de façon à porter l'activité humaine au plus haut degré, il ne faut négliger ni le présent, ni l'avenir.
Quand l'un des deux l'emporte sur l'autre, la rupture d'équilibre qui en résulte ne donne rien de chouette : ou bien, quand on est tout au présent, on s'encroûte dans des couillonnades et des mesquineries ; ou bien, si c'est dans le bleu qu'on s'envole, on arrive à se cristalliser dans l'idéal.
C'est aux fistons qu'ont du cœur au ventre à ne pas perdre de vue plus le présent que l'avenir : de la sorte, ils activeront la germination des idées galbeuses et de l'esprit de rebiffe.

19 septembre 1897
(p.15-20)


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