les presses du réel

Nouveaux Commanditaires en Bourgogne

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Avertissement
(p.4-5)


La raison de cet ouvrage est d'apporter le témoignage de quelqu'un qui, travaillant sur le terrain des conditions actuelles d'existence de l'art, essaie d'associer à un goût personnel pour la « réalisation », une volonté de transformation sociale, elle-même fondée sur une meilleure connaissance de ce que sont aujourd'hui les œuvres d'art.

J'ai une formation universitaire d'histoire de l'art. Ma relation avec les œuvres se fonde sur la nécessité de leur présence en capacité de vous constituer, donc de vous changer. Leur perception est un moment unique dont l'impact contribue à créer une « économie du sensible » vue comme véritable économie sociale.

S'il est cependant un domaine où je m'oblige à réfléchir en continu, c'est celui de la « dépense » puisque mon rôle est essentiellement de dépenser de l'argent au nom d'une mission culturelle d'intérêt public, mission que nous avons négociée (j'insiste sur le nous) à la fois avec des organismes privés et des partenaires publics. En effet, je travaille au sein d'une équipe qui développe collectivement un certain nombre d'activités à partir d'un centre d'art à Dijon, Le Consortium, à la fois projection intellectuelle et construction économique particulière.


Apparu à la fin des années 70, le projet du Consortium voulait offrir une situation ouverte au travail des artistes qui étaient nos contemporains, cela d'autant plus que le monde « autour de nous », une ville de province plutôt conservatrice, avait décidé de faire comme s'ils n'existaient pas.
Rappelons que dans la décennie qui suivit mai 68 nombre de gens ont cherché à prolonger dans leur propre domaine d'intérêt ou de vie, cette attitude de « remise en cause » : du champ médical ou psychanalytique, aux pratiques de la justice ou aux questions d'identité sexuelle. La propagation d'idées appliquées à des secteurs particuliers devait modifier le fonctionnement global du système social. Rien d'étonnant dans ces conditions que la première exposition que nous avons organisée se soit tenue à l'étage d'une librairie dite « alternative » où toutes ces pratiques avaient droit de cité.

Ces mêmes années virent également l'émergence publique d'une culture « différente » développée jusqu'alors en marge des principaux médias de communication. Une culture dont l'art contemporain au sens large, incluant le cinéma expérimental ou la musique répétitive par exemple, n'était pas encore un constituant déterminant, mais où la radicalité post-psychédélique et l'apparition du punk-rock allaient lui ouvrir la voie d'une possible « prise de participation ».

Au tournant 80/90 apparut un nouveau décalage. Le développement du marché de l'art, l'essor du consumérisme culturel propre aux métropoles occidentales et bientôt, l'omniprésence de l'économie de la Mode ou le pillage superficiel des inventions de l'art contemporain par d'autres secteurs de la création, laissèrent bien peu de place à des destins plus complexes que ceux de « nouveaux entrepreneurs », fonctionnaires/institutionnels ou « directeurs artistiques ».

Pourtant, tout en ne renonçant pas au pouvoir d'attraction singulier de l'œuvre, nous avons persisté, dans nos conversations avec les artistes à nous intéresser à l'implication active du spectateur. Ainsi de la notion de « prise en charge » chez Claude Rutault ou celle de « mise en commun dans l'exposition » chez Rirkrit Tiravanija, sans oublier le rôle qu'a pu jouer Rémy Zaugg quant à la définition de la présence de l'artiste dans la société, beaucoup plus fondée pour lui sur une théorie générale de la perception que sur l'utilisation circonstanciée de l'art comme outil critique.


Géré par une association à but non lucratif (loi 1901), Le Consortium relève du droit privé, appartient au troisième secteur, et reste un organisme indépendant : aucun représentant des financeurs publics, ni des soutiens privés, ne siège avec voix délibérative au conseil d'administration de l'association.

Ce dispositif comprend outre le centre d'art contemporain précité, différents départements organisés au sein de l'association (une collection d'œuvres contemporaines destinée à être donnée à la communauté, un secteur lié au spectacle vivant, mais aussi un bureau de création graphique ou bien encore un autre en charge de la production d'événements hors les murs), ainsi que deux sociétés dont le capital social est détenu majoritairement ou significativement par l'association : une société d'édition (Les presses du réel) et une société de production cinématographique (Anna Sanders Films).

Il comprend également un département intitulé Art & Société qui conduit, à l'initiative de la Fondation de France, un programme de commandes d'œuvres (suivant la procédure dite des « Nouveaux commanditaires »), reposant sur une demande sociale. Ce, à travers les réponses (formelles, symboliques et pratiques) que peuvent offrir aujourd'hui certains créateurs à des questionnements et des inquiétudes portés par des associations, des individus motivés ou des collectivités locales de très petite taille.
Enfin, nous sommes engagés, avec d'autres, dans un combat destiné à préserver l'indépendance et redonner du sens aux fondations d'artistes en France, souvent nées de gestes extrêmement généreux – je pense à Hans Hartung et Anna-Eva Bergman, ou encore à Victor Vasarely, sans oublier Giacometti – et qui ont parfois perdu de vue l'essentiel de leur mission, à savoir une action artistique et culturelle ouverte au-delà même de la seule préservation de l'œuvre de leurs fondateurs.


Dépenser l'argent public et privé pour participer activement, et avec les moyens offerts par l'art, à ce que nous pourrions appeler une reconstitution permanente du domaine public. J'ai bien dit domaine public (cf. John Dewey, auteur de l'ouvrage Le public et ses problèmes, 1927), là où la notion de propriété s'efface pour favoriser l'invention (au sens d'Arago déclarant solennellement offrir celle de la photographie à l'humanité) et non pas espace public. Car j'ai bien pris la mesure, aussi bien comme citoyen que comme médiateur, de l'importance croissante de la mise sous tutelle de l'espace public, qu'elle soit administrative – faite de règlementations et de jurisprudences – ou morales.

Réédifier, mais en partant de l'expérience des œuvres, en s'appuyant sur la sphère de perception de propositions artistiques qui ont pris des configurations et des statuts tout à fait différents de ceux qu'elles ont pu avoir, dans les siècles précédents, voire dans les soixante premières années du XXe siècle. Encore conviendrait-il plutôt de parler de format que de médium : nous connaissions le médium « sculpture » ou le médium « peinture », et nous avons vu le cinéma imposer la prédominance de son format comme représentation du réel, puis à son tour être supplanté par l'omniprésence du format télévisuel, en attendant que les applications numériques ne remplacent la télévision comme instrument de rapport au monde.

Car on l'aura compris, le format invention nécessite de repenser l'économie de l'art autour de la production, et nous allons le voir, au-delà même du strict objectif de la production, de penser la nécessité de l'art (et sa valeur d'usage) en termes d'investissement collectif et individuel. Mais faut-il alors plutôt parler de nouvelle économie de l'art ou bien d'une économie des nouvelles œuvres d'art ?

Si on admet que le format de référence adapté à ces nouvelles œuvres d'art est celui de l'invention, alors parler d'une nouvelle économie de l'art ne ferait, à mon sens, qu'entériner l'importance incontournable de l'artiste comme auteur (seul inventeur et détenteur de droits protégés). La nouvelle économie de l'art se fonderait donc d'abord sur la reproduction et sur l'industrie contemporaine des droits d'exploitation liés à cette idée de reproduction. Ce qui, a posteriori, continue à faire de l'auteur une figure sociale isolée.

Préférer l'évocation d'une économie des nouvelles œuvres d'art, c'est retenir que l'artiste fonde son autonomie moins sur le développement de la reproduction (et son contrôle), que sur la nouvelle donne de la production (et son partage) liée à la nature nouvelle des œuvres elles-mêmes, comme des activités de médiation qu'elles génèrent. Il s'agit cette fois de la reconnaissance a priori du fait selon lequel seul l'individu inventeur et conscient de son unicité (cf. Max Stirner, auteur de L'Unique et sa propriété, 1843) peut bâtir des rapports équilibrés avec ses semblables, comme fondement de la position de l'artiste, non plus socialement isolé, mais initiateur d'une pratique de collaboration partagée.

Pourquoi du coup ne pas parler de nouvelle économie des nouvelles œuvres d'art… et mettre en avant l'artiste inventeur-coopérateur (cf. Gabriel Tarde, auteur de l'ouvrage Psychologie économique, 1903). En conséquence de quoi, la nouvelle économie des nouvelles œuvres d'art ne se fonderait plus sur la reproduction, le patrimoine, voire plus seulement sur la production, mais sur ce qui advient ensuite, disons faute de mieux la postproduction. Et c'est à cet instant, que prend tout son sens l'emploi du terme d'investissement et par voie de conséquence encore une fois, l'idée même du retour d'investissement.

Dans le champ d'application de la création culturelle, il faudrait ainsi reconnaître que l'extraversion artistique passe par la coopération, au sens d'une mise en commun basée sur l'existence reconnue d'un possible partage d'intelligence. Plus un auteur unique, mais un partage de la responsabilité de l'œuvre, plus un échange social réglementé par le droit de propriété intellectuelle, mais un échange libéré (au-delà donc de la simple énonciation du principe de libre-échange), dont les implications humaines et économiques, en aval, seraient la conséquence d'un investissement intervenu en amont.



La procédure « Nouveaux commanditaires »
(p.7)


Les principes

La méthode repose sur le travail en commun de trois acteurs : un ou des commanditaires, un médiateur et un artiste.

Leur action conjointe a pour résultat la production d'une œuvre d'art.

Le commanditaire, avec l'aide du médiateur et sous la forme d'un cahier des charges, exprime une demande. Le médiateur choisit l'artiste susceptible de lui apporter une réponse. La proposition de l'artiste s'inscrit dans cette négociation.

Quiconque, seul ou en association, peut être commanditaire. Son engagement lui confère une autorité. Une fois l'accord trouvé, il endosse la responsabilité de ce qui a été négocié.

Au cours de ce dialogue entre commanditaire et artiste, l'artiste a d'abord un devoir de compréhension avant de pouvoir assumer pleinement son droit de réalisation.

Le médiateur, détenteur d'une expérience des œuvres et des contextes, rend possible le déroulement du processus pendant ces différentes phases.

L'indépendance et la pertinence de l'intervention du médiateur nécessitent qu'il joue un rôle actif et identifié dans le monde de l'art contemporain.

Avec l'aide indispensable d'un organisme privé indépendant, le médiateur doit pouvoir être autonome économiquement et donc, intellectuellement libre.

Financées par des fonds privés et publics destinés à l'intérêt général, les œuvres appartiennent au domaine public tel que le définit la collectivité mais leur usage est laissé à l'appréciation du commanditaire et de l'artiste.

 

Les différences et les avantages

La mise en œuvre de la procédure a permis de vérifier l'existence, dans la société, d'une réelle demande de création contemporaine, d'une capacité à assumer socialement l'expression de cette demande, la dépense financière qu'elle engage et la reconnaissance des formes artistiques actuelles. Ceux qui ont expérimenté cette méthode sont convaincus qu'elle constitue une alternative pertinente aux moyens de production existants. L'alternative ne réside pas dans le remplacement des modes de production utilisés mais dans leur diversification.

Les différences
La proposition d'un travail en commun et l'offre faite à tous de participer à la production d'œuvres d'art sont des moyens aujourd'hui originaux de créer un contexte pour l'œuvre.

Alors que l'inscription de l'art contemporain dans l'espace public est trop souvent déterminée par des enjeux extérieurs à l'art, ce nouveau dispositif permet à des médiateurs, en confrontation permanente avec les artistes et leurs modes d'action, de resserrer les liens entre les réalités de la société et celles de l'art.

Dans une situation où les limites de la politique représentative sont de plus en plus manifestes, la procédure répond à l'exigence se faisant jour selon laquelle chacun peut agir en son nom propre et au nom d'une situation, qu'elle soit abstraite ou concrète.


Les avantages
Chaque commande naît d'un contexte particulier et précis qui permet une reconfiguration permanente des moyens de production. La spécificité des commandes conduit à la mobilisation de personnes et de sources de financement jusqu'alors inaccessibles à l'art.

La commande apporte au médiateur des satisfactions très différentes de celles auxquelles l'exposition ou la production traditionnelle l'ont habitué. Le dialogue avec l'artiste s'approfondit en s'ouvrant à la complexité des enjeux et des situations qu'amplifie encore la multiplication des intervenants. Pour tous, la commande apporte une précieuse sortie des habitudes et la possibilité de participer à la transformation de son environnement.

C'est l'occasion pour tous ceux qui le souhaitent, commanditaires, médiateurs et artistes, de constituer une libre association de personnes et d'inventer une forme de production associée permettant, sans obligation de consensus, la coexistence des conceptions particu-lières et la capacité à agir ensemble.


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