les presses du réel

Panorama 14Elasticités

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Benjamin Weil
Réalité Elastique, ou synésthésies du réel
(extraits)


En cette fin de printemps 2012, la 14e édition de Panorama s'ouvre presque vingt ans après les débuts d'Internet, et une douzaine environ depuis l'avènement de la téléphonie mobile grand public. Ces deux révolutions technologiques ont profondément modifié notre perception du monde et, par conséquent, le travail des artistes qui vivent dans cet environnement. En ce sens, l'exposition qui présente les travaux de l'année reflète assez fidèlement ce nouvel état de culture.
Connectés en permanence, nous vivons dans un espace/temps sans cesse reconfiguré – sorte d'uchronie dans laquelle cette perception évolue au fil des flux de plus en plus rapides d'information émis de toutes parts, et dont les auteurs, connus ou non, sont aussi bien les professionnels ou experts que le voisin d'à côté, ou encore le hacker terré quelque part devant son écran. De plus, la combinaison de la téléphonie-informatique mobile et des outils de distribution offerts par le réseau (sites de partage de vidéo ou de photo, réseaux sociaux, etc.) a généré une actualité en temps réel qui relativise d'autant le contenu diffusé par les moyens traditionnels de l'information. On envoie et on reçoit depuis n'importe où, des textes, des photos ou des vidéos ; on se tient au courant sans distinction aucune des moindres faits et gestes de nos proches, de nos collaborateurs, ou encore de personnalités de toutes sortes. Cette culture télévisuelle décentralisée affecte de la même manière le spectacle de l'événement.

(...)

L'exposition Panorama 14 propose une perspective assez précise sur la situation actuelle de notre environnement culturel. Si chacun des artistes présente les fruits d'une recherche qui lui est propre, on retrouve des éléments linguistiques et des préoccupations assez proches. Placées côte à côte, dans un plan d'exposition ouvert, les installations, contemplatives ou interactives, évoquent le studio de cinéma, se jouent des effets d'échelle comme s'il s'agissait de tourner une scène, ou encore créent des conditions spectaculaires pour entrer dans l'image en mouvement, mêlant ainsi la référence au cinéma à celle de l'exposition de tableaux. Ces environnements immersifs, dispositifs interactifs, ou tout simplement lieux de réflexion proposent des formes de narration complexes, au même titre que le monde auquel elles se relient, celui d'une réalité sans cesse augmentée, recomposée, fragmentée… élastique.
Dans le même temps – celui de l'exposition – la salle de projection présente une sélection de films « à la demande », qui traitent pour beaucoup de cette dynamique nouvelle où la réalité n'est que fiction, et la fiction, probablement plus réelle que cette même réalité dont elle est supposée s'inspirer. Partout, on retrouve, outre la théâtralité, des fragments de systèmes de narration connus, tels que le cinéma ou le jeu vidéo, mais aussi les univers 3D dans lesquels chacun des intervenants est représenté par un avatar. Mises bout à bout, ces références délimitent un territoire qui semble faire écho à un quotidien de plus en plus scénographié, et codifié.

C'est peut-être aussi comme un pendant à ce besoin de ressenti, que l'œuvre d'art devient consciemment synesthésique. Puisque, au-delà d'un avatar qui permet d'exprimer un autre Soi dans une monde parallèle, les perspectives de la manipulation génétique et de la chirurgie esthétique devenues opérations banales, permettront à chacun de se réinventer au cours de son existence, et se faire ainsi l'acteur de vies dont la complexité narrative n'aura rien à envier à la science-fiction. Ainsi, on vivra de plus en plus dans une réinvention constante du Moi, entre « réel » et « virtuel », mais aussi entre ce qu'il est encore convenu d'appeler aujourd'hui la « réalité » et la « fiction ».
On trouve ainsi dans certains projets artistiques une certaine théâtralisation de l'Histoire, qui parfois devient interactive, comme pour indiquer que chacun peut la comprendre et/ou l'avoir vécue différemment. Dans d'autres, la narration se démultiplie parfois dans une conjonction d'éléments, présentés dans un espace qu'il faut parcourir, mais dans lequel chaque perspective donne un aperçu différent. Parfois, l'espace de la peinture devient tridimensionnel, tandis que le corps de l'artiste, absent, revient à travers des images générées par l'informatique, réduit en quelque sorte à des paquets de données. Mais aussi l'expérience de l'art se situe précisément dans l'idée d'une déambulation, le mouvement du spectateur/ visiteur/usager dans l'espace de l'exposition établissant ainsi un rapport physique aux œuvres, comme si cela les rendait peut-être plus vraies que la réalité qu'elles sont dans une certaine mesure censées représenter.

Dans un prolongement naturel, cette exposition de groupe est délibérément conçue comme un parcours, mais non linéaire, puisqu'il s'agit aussi de refléter un monde où le remix constant des données permet d'arriver à de nouvelles conclusions. Le principe du dialogue entre les œuvres constitue en effet l'essentiel de l'intervention du commissariat qui propose ainsi un cadre de lecture ouvert et permet [ainsi] de révéler ce qui unit peut-être le mieux toutes les propositions artistiques exposées : de cette élasticité du réel, qu'allons-nous faire ? Comment l'intègre-t-on dans notre quotidien, et quel niveau de conscience en a-t-on ? Et comment la complexité d'un réel aussi stratifié est-elle gérable émotionnellement, autant qu'intellectuellement ? Le titre générique de ces expositions de fin d'année – Panorama – en est d'autant plus pertinent, fonctionnant quasiment comme une biennale, proposant une perspective « à chaud » sur la création d'aujourd'hui.


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