les presses du réel

Théorie des quatre mouvements et des destinées générales

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Introduction, par Simone Debout.

Les manuscrits de Fourier forment une masse énorme. Détenus tout d'abord par Victor Considérant, puis par Bouglé, ils furent déposés en 1939 à la Bibliothèque de Documentation internationale. Après la guerre on les crut perdus, ou volontairement égarés. En fait ils furent retrouvés et catalogués aux Archives nationales où ils se trouvent actuellement (la B.D.I.C. ne garde que la partie imprimée de l'oeuvre de Fourier).

Ces documents : 98 cahiers, 331 pièces et liasses, environ 20 carnets et des lettres – simplement numérotés avec leurs titres – effrayaient les chercheurs. M. E. Poulat en entreprit le premier l'étude historique et l'inventaire raisonné. Son ouvrage paru aux Éditions de Minuit en 1957, avec une introduction de M. H. Desroche, constitue un très précieux instrument de travail : il établit une nomenclature descriptive (notamment des 98 cahiers), l'histoire succincte des différentes pièces et une première ventilation entre les textes publiés et ceux qui demeurent inédits. Les disciples, en effet, publièrent une grande partie des manuscrits, mais ils le firent sans méthode : ils réunirent (dans les numéros de la Phalange de 1845 à 1849, puis dans quatre volumes successifs) des textes extraits de cahiers divers – brisant ainsi le mouvement de la pensée – ou bien même ils expurgèrent volontairement ce qui leur parut irrecevable : les rêveries cosmogoniques de Fourier ou les scènes et descriptions du libre travail et des amours d'Harmonie. En particulier cinq cahiers nos 50-51-52-53-54 (cote actuelle IO A.S., n° 7, dossiers 1-2-3-4-5) demeurent inédits, excepté quelques passages oubliés par la Phalange, mais avec des modifications qui masquent le sens du texte. Or ces cahiers, que Fourier avait rédigés en vue de les intégrer au grand Traité de l'Unité universelle et qu'il n'osa pas publier, contiennent les points d'aboutissement de sa pensée. Ils complètent les indications hardies de la Théorie des quatre mouvements. Fourier avait prévu leur place dans le traité : « 4e partie, synthèse finale », dit-il, et leur titre : Le Nouveau Monde amoureux.

Je ne pouvais les transcrire in extenso pour la présente édition, car ils constituent à eux seuls un petit volume. D'autre part, ces écrits de premier jet, non corrigés comportent de nombreuses et lassantes redites, des notes non rédigées difficiles à comprendre. Leur édition intégrale, intéressante car elle permet d'atteindre les divers aspects de la pensée de Fourier et la genèse des notions, fera l'objet d'une publication à part. J'ai choisi ici les passages les plus significatifs, des morceaux assez longs pour permettre au lecteur de ressaisir au vif les idées en leur première expression et de mesurer l'incompréhension des plus fidèles disciples de Fourier, spécialement de Victor Considérant qui dirigea la publication des manuscrits : expurger les projets du Nouveau Monde amoureux, c'était vouloir réduire aux normes habituelles une démarche originale, censurer l'irrespect radical – Fourier dit : le doute et l'écart absolus –, la franche lucidité qui ose tout voir et tout dire et qui, par là même, purifie les intentions humaines, renoue avec les sources de l'être et refond au creuset d'une imagination analogue au feu nature essentiel, un monde vif et clair.

Voici, par exemple, ce que Considérant et ses aides supprimèrent dans un passage manuscrit des plus curieux (1) :
« C'était saphisme. [La dite dame] était saphienne et disposée à l'amour [pour cette belle esclave] [...] si quelqu'un eût donné l'idée du saphisme à Mme Strogonoff, ces deux personnes seraient devenues amantes [...] faute de songer au saphisme elle persécutait l'objet dont elle aurait dû jouir [...]. Chez Néron et de Sade c'était la composite et l'alternante qui étaient engorgées et chez Mme Strogonoff c'était une branche d'amour. »
Les disciples de Fourier donnèrent là un bel exemple de refoulement au niveau du langage.

La répression exercée sur le texte de Fourier mesure les « résistances » auxquelles il se heurta. L'analyse tronquée perd son mordant. On ne saisit plus toute sa portée. Or elle devançait, au vrai, les découvertes de la psychanalyse tout en affirmant une confiance superbe en « la nature intentionnelle ». Fourier dit en effet explicitement que nos actes montent d'un fond dynamique obscur, et que l'apparence manifeste cache leur sens véritable : il faut comprendre un mouvement inconscient de soi et qui dépend des chances offertes. Mais la force des préjugés exerce une censure secrète plus puissante et plus néfaste que les contraintes extérieures. Le désir réprime et non reconnu ne trouve pas même « d'essor idéal », de réalisations fantasmatiques. Il vire en fureurs et la princesse russe « persécute l'objet dont elle aurait dû jouir ». L'élan est donc antérieur aux relations qui se nouent. Il y a comme un moment d'hésitation entre la tendresse et la haine, et certes la branche « d'amour » engorgée, que Fourier décèle, inclut une composante agressive, mais qui répond à la découverte de l'autre comme tel : elle brise le cercle où l'individu s'enclôt et ouvre une voie au pouvoir d'amour comme à la cruauté. Elle a plus d'avenir que l'amour narcissique, qui aime l'autre en soi et non pas dans sa différence et son étrangeté. Elle ne cherche pas la sécurité, mais elle affronte l'aventure. La force destructive, dans la mesure où elle pose l'autre devant soi, contient sa propre négation ; elle est susceptible de se dépasser en une vraie reconnaissance d'autrui et de composer une puissance de générosité. Mais si la poussée passionnelle est ainsi relativement indéterminée quant à ses voies et à son but, elle dépend des appels et des réponses du monde et d'une situation totale. Le « sadisme » apparaît comme un avatar du désir. Le mal est un malentendu, l'ignorance de ce vers quoi on tend.

Fourier qui ne veut pas « changer les passions » mais leurs voies d'essor, ne vise pas au seul transfert de l'énergie passionnelle des buts nuisibles à d'autres utiles, mais une orientation différente du mouvement, une véritable métamorphose de la passion. Les crimes dans cette perspective sont intégrés à l'expérience humaine et cependant accidentels : ils dépendent d'une erreur d'aiguillage. L'unitéisme, dit Fourier, « est le but et la souche de toutes les autres passions », mais entre l'origine, le pur élan et sa juste fin, il peut se muer en son contraire.

Cependant la réflexion sur le seul « essor subversif » s'est constituée en un système moral : ce fut l'oeuvre de Sade, écrit Fourier, qui semble voir que, au niveau de hardiesse où se situe sa recherche, le plus grand obstacle ne devrait pas être la morale traditionnelle mais bien les découvertes d'un esprit également libre.

La vraie question est de savoir si l'amour tout-puissant d'Harmonie peut l'emporter sur la haine, sa rivale audacieuse et que Fourier refusa de compter parmi les « passions primitives ».

L'un rêve de meurtres sans fin et l'autre accorde la vie. Mais cette opposition importe moins peut-être que la percée commune vers de nouvelles régions de l'être. En ces fonds obscurs Sade s'avance, orgueilleux et seul, et il ne découvre que l'instinct de mort. Fourier voit, au contraire, les désirs s'entraider, monter de la vie profonde des groupes. La morale n'a rien fait, dit-il, puisqu'elle ne réprime que les faibles et n'a pas de prise sur les Tibère ou les Néron. Dès lors le tyran qui s'insurge contre les règles ne trouve devant lui que des fantômes d'hommes, il les réduit à des corps et ses jouissances répétées, monotones, se font toujours plus furieuses d'être sans cesse décevantes : « Chez Néron et de Sade, c'étaient la composite et l'alternante qui étaient engorgées », dit Fourier. Le crime naît de la précipitation du désir qui cherche satisfaction sans égard aux désirs d'autrui. Mais dans ce mouvement frénétique le tyran se prend à son propre piège. Il s'appauvrit de ce dont il a privé les autres, puis il succombe, à la moindre faiblesse, écrasé par un complice devenu plus fort.

À ce cercle infernal de crimes et de mort Fourier oppose la création commune, l'échange indéfini d'appels et de réponses : la réalité singulière et la vie communicative des hommes évoluent de concert, car aucun individu ne représente l'âme intégrale mais une nuance particulière des possibles humains. Les êtres valent donc les uns pour les autres par leurs différences et toutes les variétés du caractère, jusqu'aux manies infinitésimales les plus bizarres, se font essentielles. La réalité humaine est transindividuelle et il n'est pas de réussite particulière qui n'agrandisse le champ des possibles d'autrui.

Les passions engrenées s'équilibrent. Elles créent un phénomène de voûte où se brisent le désir forcené et la tyrannie. Les ambigus et les exceptions relient le tout social, dit Fourier. Elles sont « triviales » peut-être, mais nécessaires « comme le fumier pour le paysan ». « Sans exception on tombe dans le despotisme en politique et la monotonie en plaisir (2). » Il n'y a donc pas de plus grande justice envers autrui que d'aller au bout de soi-même et d'accomplir son désir le plus singulier. Les individus sont ainsi décentrés : ils ne sauraient être définis comme des absolus séparés mais comme les moments d'un ensemble vivant, qui se fait toujours plus riche et complexe à mesure que chacun progresse vers soi.

Dans ses cahiers manuscrits Fourier s'appuie sur le développement des deux passions primordiales : la nourriture et la sexualité. Mais l'amour, pivot de société, est la projection la plus directe de l'unitéisme dans le quotidien, l'expression la plus entière de ce double mouvement du désir qui jette l'individu hors de soi et vise une réunion, toujours partielle et remise en question.

Les manies « lubriques » représentent le moment extrême de l'individualité. Elles ne relèvent d'aucun jugement extérieur car « chacun a raison en amour » dit Fourier. Elles figurent l'omnigamie inverse tandis que « l'omnigamie directe », « l'orgie, ce besoin le plus répandu », réalise dans le présent le mythe d'une heureuse confusion archaïque, anoblie par les « sympathies de l'âme », que préparent les prêtres, les confesseurs et les confesseuses.

Les développements du Nouveau Monde amoureux trouvent donc appui auprès du « sacerdoce » et l'amour le plus charnel fonde une religion, analogue aux anciens cultes pansexuels.

Cependant il ne s'agit pas de favoriser la simple nature, mais la plus « composée », d'intégrer et d'utiliser toutes les conquêtes du travail et le raffinement des arts.

Ainsi, tout en tenant le pas gagné, au temps de l'industrie et de l'abondance, Fourier renoue avec la jeunesse du monde et nous offre le haut goût d'une pensée cosmopolite. Son oeuvre déborde les cadres de l'Occident ; elle retrouve étrangement la culture orientale à son apogée : le temple du Soleil, en Inde, est une belle image du Nouveau Monde amoureux. Là, en pleine lumière, se développe la grande fête orgiaque de la terre que Fourier rêva. Les belles sculptures de pierre figurent les débauches extravagantes d'Harmonie, qui remettent en question toutes les hiérarchies. Le corps, représenté sans plus aucun préjugé d'indécence ou d'ignominie, est magnifié comme lieu d'insertion au monde et d'union à autrui. Les groupes érotiques se nouent en une danse extatique. Les visages de tendresse annoncent le prolongement du plaisir sensuel en un pur amour, et l'on passe sans heurt de l'érotisme le plus violent et le plus cru aux images divines, au couple royal « d'amants pivotaux », aux danseurs célestes. L'ascension s'achève avec l'image du Dieu androgyne dont le corps, mi-femme, mi-homme figure l'union créatrice. La joie de l'amour, ici comme en Harmonie, s'apparie à la création, à l'art et à la poésie.

Les cahiers inédits attestent que, si les rapports des hommes dans le travail doivent être transformés, si l'association domestique agricole est la condition nécessaire du nouvel ordre, il ne se fonde pas moins sur les profondeurs de la vie affective des groupes.

Fourier rafraîchit les considérations économiques primordiales d'intentions amoureuses, vertes et déliées, et du même coup les incline vers une prodigalité qui vise, au-delà de l'économie du profit, le seul plaisir de jouir des choses que l'on crée, de les dépenser et de se dépenser. Il imagine un apogée social d'autant plus précieux qu'il demeure en péril.

Fourier note à plusieurs reprises le plan général des cinq cahiers. Selon ses indications, j'ai rétabli l'ordre du texte du Nouveau monde amoureux : cahiers 51-54-53-52-50. Quelques chapitres passent d'un cahier à l'autre, mais l'arrangement général, qui correspond aux 10e 11e et 12e sections, ne change pas.


1. Cf. IO A S, n° 7-1, p. 529 de la présente édition, et dans la Phalange 1849, p. 456.
2. Feuillet manuscrit isolé de Fourier.
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