les presses du réel

600 démarches d'artistes

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Préface
Alexandre Quoi
(p. 5-6)


La présente publication marque l'aboutissement d'un singulier projet conduit avec une rare opiniâtreté. Éprouvant le besoin – fort légitime pour un jeune artiste – de définir sa propre pratique, Maxime Chanson s'est attelé à un ambitieux travail d'étude portant sur l'activité de près de six cents de ses pairs. Leur sélection a été opérée selon un ensemble de critères précis, exposés en détail dans les pages suivantes, avant qu'un traitement méthodique ne soit appliqué à chacun d'entre eux afin de leur attribuer des expressions génériques permettant d'identifier leur démarche respective.
Le maître-mot démarche suggère efficacement la manière d'agir et de progresser qui anime, autant qu'elle structure, le processus créatif ; un phénomène complexe que Maxime Chanson désigne comme l'alliance nécessaire, l'action conjuguée entre un « Moteur » et un « Moyen ».
Fruits d'une lente et minutieuse gestation, les différents graphiques, qui organisent et synthétisent ici une quantité conséquente de données, se montrent riches d'enseignements. Dans leur globalité, ils dressent une sorte de cartographie du paysage artistique contemporain. La méthode mise en place constitue en effet un véritable outil de décryptage des multiples tendances et orientations qui coexistent au sein de la création actuelle. Elle autorise à mettre en évidence la récurrence des préoccupations et à dégager un certain nombre d'idées-forces et de procédures qui nourrissent à la fois la production artistique proprement dite et les enjeux esthétiques qui y sont liés.
Les résultats de cette enquête approfondie viennent ainsi corroborer le constat, maintes fois dressé, du caractère hétéroclite et du visage protéiforme de l'art contemporain, tout en offrant des repères foncièrement utiles pour appréhender une telle nébuleuse. À l'évidence, si la création ne saurait plus être aujourd'hui balisée et étiquetée par quelque mouvement, courant et autre « isme » que ce soit, celle-ci demeure néanmoins articulée autour de grands thèmes et de questionnements fédérateurs, que s'emploie à analyser Maxime Chanson.
À un niveau plus rapproché, cet ouvrage esquisse un portrait en creux de l'artiste lui-même. De nature réflexive, il donne accès, par un effet miroir, aux motivations et aux obsessions de son auteur. Et l'une des clés de compréhension de son attitude ne se dévoile-t-elle pas d'ailleurs dans le dernier diagramme reproduit qui adopte des formules de psychologie cognitive ? Gardant à l'esprit la motivation première de cette recherche, l'on serait tenté de soumettre le projet de Maxime Chanson à sa propre grille de lecture. On optera volontiers pour le « Moteur » suivant : « Comprendre la société et ses codes pour montrer par la dérision leur caractère conditionnant », auquel pourrait s'associer comme « Moyen » un « Ensemble contextuel établissant un rapport ludique au visiteur ». Sur la base de cette définition générique, le système de classement positionne l'artiste en bon voisinage, aux côtés notamment de Claude Closky et de Julien Prévieux, adeptes eux aussi de l'exercice programmatique et du traitement d'information sous forme de diagrammes.
D'autres filiations plus historiques pourraient être évoquées pour compléter ce jeu de comparaison. Songeons par exemple aux dizaines de chartes topographiques sur l'art réalisées par George Maciunas entre 1953 et 1973, travail titanesque produit parallèlement à ses célèbres séries de graphiques consacrés à l'histoire de Fluxus. Toutefois, le dessein de ces 600 démarches d'artistes ne recouvre assurément pas la même utopie totalisante. Nombreuses sont également les similitudes avec certains grands principes de l'art conceptuel : son investigation de la nature de l'art, son objectif de dématérialisation de l'œuvre au profit du langage, son « esthétique d'administration »  où abondent données chiffrées, listes et systèmes en tous genres (Dan Graham, Hanne Darboven…). Dans un recueil posthume de nouvelles, Penser/Classer, Georges Perec, quant à lui, s'interrogeait ainsi : « Comment pourrait-on classer les verbes qui suivent : cataloguer, classer, classifier, découper, énumérer, grouper, hiérarchiser, lister, numéroter, ordonnancer, ordonner, ranger, regrouper, répartir ? ». Maxime Chanson renoue bel et bien avec ce mélange savoureux de sérieux et d'absurde.
Il partage avec l'auteur oulipien une réflexion commune sur l'ordre et la catégorisation qui, loin de céder à une simple fascination pour l'esprit de classification, vient plutôt souligner la dimension vaine et illusoire de toute tentative visant à dégager des lois universelles régissant les phénomènes. Le « vertige taxinomique »  dont parle Perec correspond précisément au sentiment que pourront procurer au lecteur les pages saturées de nomenclatures qui sont rassemblées ici.
Le trouble de ce dernier se doublera vraisemblablement d'un doute quant à la nature de cet ouvrage. Quel statut accorder à pareille entreprise ? Comment considérer l'objet livresque qui l'accompagne ? Si l'approche de Maxime Chanson se joue des ambiguïtés, oscillant entre le ludique et l'analytique, la subjectivité et l'objectivité, c'est l'identité même du produit de son travail qui demeure ambivalente et échappe aux catégories.
À première vue, ces séries de tableaux et de listes ne sont pas sans rappeler les palmarès qui paraissent régulièrement dans la presse spécialisée pour établir des indicateurs de notoriété et de valeur dont le marché de l'art est friand. À moins que la rigueur méthodique qui caractérise ce livre, sa stricte neutralité et sa froideur impersonnelle, son aspect hermétique et son plan d'organisation général, ne l'apparente plus directement à un mémoire universitaire ou à un rapport scientifique.
De fait, ces 600 démarches d'artistes seront en mesure de satisfaire des intérêts différenciés selon leurs destinataires. D'aucuns s'y reporteront peut-être comme à un exercice appliqué de science cognitive ou à une étude de sociologie de l'art, quand d'autres y trouveront un guide synthétique de la scène artistique contemporaine ou bien encore un manuel didactique à l'usage de jeunes plasticiens. Pour Maxime Chanson, toutes ces fonctions convergent en un objet hybride grâce auquel il est parvenu à transformer un doute initial en un mode de création – mieux, en une forme artistique. Cet objet, appelons-le livre d'artiste. Resterait dès lors à imaginer la diffusion et la circulation que pourra connaître un tel projet éditorial. Où, par exemple, sera-t-il rangé dans les rayonnages de librairies et de bibliothèques ? Douglas Crimp a raconté comment, alors qu'il effectuait un jour des recherches à la New York Public Library, il trouva un exemplaire du fameux livre d'Ed Ruscha Twentysix Gasoline Stations (1963) – tenu historiquement pour le geste inaugural du livre d'artiste –, catalogué dans le rayon « Transport » au milieu de livres sur les automobiles et les autoroutes. Le critique nota à juste titre que « le fait qu'aucune catégorie du système actuel de classification ne puisse accueillir Twentysix Gasoline Stations manifeste le radicalisme montré par cette œuvre à l'encontre des modes de pensées établis ».
Ed Ruscha, lui-même conscient du destin incertain de ses livres, rédigea en 1972 un texte dans lequel un personnage fictif, baptisé Monsieur Je-Sais-Tout (The Information Man), lui fournissait un inventaire, aussi exhaustif qu'humoristique, du sort réservé à ses ouvrages en circulation. Certes improbable, une rencontre avec un individu doué d'une semblable omniscience parachèverait idéalement la démarche de Maxime Chanson. Invitons donc ses futurs lecteurs à coopérer en lui communiquant toute remarque et information relative à leur emploi de ce livre.
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