les presses du réel

Essais choisis

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D.A.F. de Sade ; une introduction (p. 13-16)

Toute espèce de chaîne est une folie. Tout le bonheur de l'homme est dans son imagination.

Cent cinquante ans après sa mort, le marquis de Sade continue toujours à ne rien représenter pour l'immense majorité des gens ou, tout au plus, un pornographe et un obsédé sexuel.
Le moyen le plus simple de se convaincre de ce qu'il en est serait bien entendu d'ouvrir l'un de ses romans et de le lire. On n'aurait pas besoin d'aller beaucoup plus loin. Mais, pratiquement, cette possibilité n'existe pas malgré les pressions tapageuses de certains écrivains modernes, car quand il s'est agi de décrire les expériences des pulsions et leur extériorisation, Sade s'est trouvé à un tel sommet de disgrâce et de solitude que son oeuvre n'a que rarement et en secret été publiée sans coupures.
En fait, il n'est guère possible de comparer le marquis de Sade à d'autres écrivains dont les oeuvres ont été le plus souvent involontairement auréolées par la gloire de l'interdit. Il n'est pas question là d'une excitation. Ni non plus d'une quelconque propagande en faveur d'une « vie sexuelle harmonieuse ». Pas même d'un « cri de détresse » ou d'une « confession ». La chose principale, ce dont il s'agit, c'est de la déclaration de la liberté de l'être humain dans ses pulsions sous toutes ses formes et dans toutes les circonstances.
Sade travaille toujours sur deux plans : l'un philosophique et didactique ; l'autre narratif, descriptif. Il a souvent été critiqué pour ralentir le cours de l'action en se lançant dans de longs discours théoriques, mais en réalité on se trouverait là en présence d'un calcul raffiné parce que sans ces changements, ses récits seraient inévitablement ennuyeux de par leur violence même, violence qui augmente épisode après épisode, ouvrage après ouvrage de son oeuvre monumentale La Philosophie dans le boudoir, Justine, Juliette, Les 120 journées de Sodome.
Il a été encore plus commun de rejeter la philosophie du marquis comme étant un ramassis irresponsable et une mixture réchauffée d'un certain nombre de doctrines hédonistes de l'époque. C'est seulement au cours de la dernière décennie que l'on a commencé à pénétrer l'univers des idées de Sade pour y trouver un système philosophique certes partiellement dépassé dans sa méthode mais aux objectifs fermement et inexorablement conséquents et aboutissant à une morale et une vision du monde qui, aujourd'hui encore, en dépit de Nietzsche et de Freud, apparaissent plutôt trop novatrices que dépassées. Bien sûr, d'autres se sont prononcés pour un mode de vie « naturelle », mais Sade n'est ni un rousseauiste ni un hédoniste. De plus, je ne connais personne – pas même Blake et Nietzsche ne font exception – qui ait été capable de formuler et de présenter ses idées avec une force visionnaire et poétique aussi bouleversante. Que l'on soit chrétien ou non, il appartient à la culture générale de l'homme de savoir ce que sont le Christ et le christianisme. Mais celui qui, plus que tout autre, peut prétendre représenter l'Antéchrist et l'antichristianisme est, et reste, une curiosité culturelle historique. Les deux doctrines trouvent leur expression extrême dans le martyre, pas aussi volontairement subi dans le cas du marquis de Sade, mais aussi définitivement nécessaire : une grande partie d'une vie d'adulte et toute une vieillesse en prison et en asile d'aliénés – sort que Sade avait récolté moins pour quelques infractions insignifiantes et une aliénation d'ailleurs inexistante que pour avoir été puni en raison de son antagonisme envers l'ancien régime et d'une méfiance politique sous le Premier Empire.
La mère en proscrira la lecture à sa fille. C'est ce qui figure sur la page de titre de La Philosophie dans le Boudoir. De la même manière que sa philosophie, son ouvrage, écrit du début à la fin comme un livre d'éducation, aboutit à une morale. Il n'existe pas de littérature tendancieuse aussi élaborée que les romans de Sade. Justine, le monstre de vertu, vole de catastrophe en catastrophe. Juliette, la cruelle érotomane, met le monde à ses pieds. Qu'ensuite ces histoires édifiantes se développent – Sade n'est pas amoral mais anti-moral – à en devenir des oeuvres d'art parmi les plus simples et les plus audacieuses que nous connaissions, cela indique mieux que toute autre chose la dimension de Sade.
Pour celui qui s'oriente vers le marquis de Sade dans l'espoir d'y trouver en quelque sorte des Liaisons Dangereuses un peu plus pimentées, le premier contact sera un choc et une révélation. Pas seulement à cause du recensement brutal des pulsions dans toutes leurs manifestations ; mais par un style particulièrement fort, concis et beau, à mille lieues des broutilles et chatouillements de la littérature pornographique. Parce qu'il mène une observation pénétrante de l'être humain, ce qui fait que, de nos jours, on ait pu écrire une thèse de doctorat de psychopathologie sur les personnages de l'un de ses ouvrages. Enfin et surtout parce qu'il a une fantaisie visionnaire, souvent marquée d'humour noir, sans modèles ni inhibitions, telle que, par exemple, la transformation de la description du voyage au château de Minski, de la personnalité de Minski, de la virilité et du dîner anthropophage avec des « meubles vivants » en un morceau épique imaginaire qui, aujourd'hui encore, n'a aucun équivalent.
en proscrire la lecture… Existerait-il des gens qui, comme Sade, estiment que sa littérature doit être diffusée ? Cela ne serait-il pas, pour le moins, dangereux ?
Pas plus dangereux que le christianisme, c'est le moins que l'on puisse dire. Cela ne devrait-il pas conduire à moins de crimes hystériques, d'appétit sexuel névrosé, justement du fait que ceux qui en auraient besoin seraient obligés de prendre conscience de leurs pulsions et de les expérimenter dans leur vie et leur art au lieu de – ce qui est essentiellement plus dangereux – les condenser jusqu'à ce qu'elles explosent ou se transforment en déviances. Du fait qu'ils ont même été jusqu'à bannir Sade et à le ranger dans la littérature interdite, les argumentateurs de la morale ont admis leur foi en la folie pure de l'espèce humaine et de son éternelle puberté. Il faut cependant souligner que Sade n'a jamais eu quelque ambition d'améliorer le monde. Je ne parle qu'à des gens capables de m'entendre, dit-il ; ceux-là me liront sans danger. En tant que littérature interdite, ce qui veut dire pornographie, l'oeuvre de Sade n'a aucune mission à remplir. C'est seulement quand elle est lue avec le sentiment d'être autorisée, voire nécessaire, qu'elle est une révélation, une expérience libératrice.
L'oeuvre du marquis de Sade est une utopie mais pas de celles qui invitent à fuir la réalité, une utopie qui mène à une réalité nouvelle. Une réalité que Sade avait atteinte en se frayant un chemin jusqu'à son point central et qu'ensuite, avec la sublime appétence de l'emprisonné, il avait su recréer, intensifier et agrandir en l'un des rêves les plus excitants des temps modernes, un rêve de liberté et de complète maturité.

Utsikt n° 17, 1950. Traduction J. R.



Quand le bruit devint musique… (p. 17-21)

1. « Qu'est-ce que la musique ?
L'art qui a pour but d'exprimer en une belle forme, à l'aide des éléments les plus adaptés, les émotions de l'être humain.

2. De quoi sont faits ces éléments ?
À tout prendre, uniquement de sept tons. »

Ainsi débute La Catéchèse de la Musique, petite brochure tirée en plusieurs éditions et diffusée au début du siècle. En réalité, la seconde réponse est restée vraie jusqu'il y a quelques années. Certes, la gamme habituelle des tons entiers et demi-tons a été transformée en une gamme uniforme de demi-tons par des compositeurs atonaux ; certes Carillo et Haba ont divisé les tons entiers en des seizièmes de tons, mais il s'est toujours agi d'une division régulière des intervalles traditionnels. Un ton est en effet un son à fréquence régulière, alors qu'un bruit « ordinaire » a des fréquences irrégulières.
C'est pourquoi on se trouve sans exagération en présence d'une révolution dans le domaine de la musique quand le français Pierre Schaeffer, père de la musique concrète, écrit : la musique concrète qui ne reconnaît pas les limites qu'imposent les instruments de musique traditionnels, considère que tout bruit, naturel ou artificiel, par son insertion dans un contexte, peut acquérir un caractère musical ». (À la recherche d'une musique concrète, Éditions du Seuil, 1952).

On pense au réveil d'une nature inexplorée et non encore chantée à l'époque de la Renaissance et, ou mieux encore, aux premiers artistes abstraits découvrant que chaque forme saisie par l'oeil humain, à partir du moment où elle est insérée dans un contexte, possède une valeur propre et procède de l'art.
Cette recherche de libération et d'égal droit de cité, qui est probablement le seul dénominateur commun sûr des différents genres artistiques contemporains et du développement de la société actuelle, est une liberté contraignante ; de même que le peintre ne deviendra pas artiste parce qu'il peint de manière non figurative, de même le musicien concret ne le sera pas parce qu'il met sur un plan d'égalité bruits et sons. Nombreux sont ceux qui s'interrogent pour savoir où faire passer la frontière entre musique atonale et bruit (non-son) sans valeur en tant qu'art. Cette question, sans réponse pour l'instant, en trouvera peutêtre une dans dix ou cinquante ans ; les lois de l'oeuvre d'art se préciseront à partir des oeuvres créées et ne sauraient être décrétées d'avance.
La musique concrète est née au cours du printemps 1948 à Paris. Pierre Schaeffer, musicien, écrivain et ingénieur du son employé à la radio française, ressentit une nostalgie indéfinissable pour, selon ses propres termes, « un mode d'expression plus intense » et projeta de réaliser à partir des archives sonores de la radio un montage symphonique de sons.
Mais se lassant des sons tout préparés, il commence à collectionner toutes sortes d'objets qu'il pourra utiliser comme des instruments à percussion. Dans un moment de clairvoyance, il conçoit qu'il lui faut réunir éléments de tons et éléments de sons, qu'il devrait, d'une manière ou d'une autre, établir une relation musicale entre ces éléments et pas seulement les assembler en des montages d'illustrations sonores ou se limiter à des exercices de rythme avec des instruments à percussion. Il est fasciné par l'idée d'un instrument fantastique, peutêtre une sorte d'équivalent musical des machines mathématiques électriques : un piano pour tous les sons.
La pensée de cet instrument de rêve le fait revenir aux appareils d'enregistrement de la radio française et il en arrive ainsi à l'étape décisive suivante : avec ces moyens, il peut lui-même former les matériaux sonores. Il peut varier les hauteurs, l'intensité, la longueur, tout comme le timbre et l'attaque puis mélanger les différentes parties dans l'appareil à mixage. Et surtout, il lui est possible de dissocier ou de réunir, à l'aide des appareils à bandes, des éléments de tons et de sons aussi longs ou aussi courts que l'on voudra.
À partir de là, on peut se mettre à créer de la musique concrète. De petites pièces laborieusement « collées », mélangées, tempérées, commencent à voir le jour. Le jeune compositeur Pierre Henry, élève de Messiaen, sera, avec Schaeffer, le premier à expérimenter les nouvelles possibilités. Et plus important encore, nombre d'experts techniques s'intéressent à la nouvelle musique, améliorent les appareils existants et en construisent de nouveaux pour sa production.

En 1951, la Radiodiffusion française met à leur disposition, avec une générosité admirable, un studio particulier et la même année sera créé, sous son appellation officielle, le Groupe de Musique Concrète.
Le nom traduit bien le caractère du groupe : il est composé de techniciens tranquilles, laborieux et savants. On n'y trouve pas trace des manières fanfaronnes de changeurs du monde progressistes qui caractérisent notamment le groupe avant-gardiste littéraire, au demeurant important en tant que tendance, des lettristes. Cela est certainement lié à l'importance fondamentale qu'occupe la technique dans la musique concrète.
Ce qui est singulier dans l'apport du Groupe de Musique Concrète n'est pas tant sa découverte de l'univers des possibilités qui s'ouvre à nous, une pensée que bien d'autres avaient nourrie avant lui, mais la détermination qu'il a mis à chercher à la réaliser. Sans les acquis dans le domaine de l'électroacoustique de ces dernières décennies, la musique concrète n'aurait pu voir le jour puisqu'elle n'est créée qu'une fois collectée et le matériau brut « concret » produit, puis l'utilisation de celui-ci planifiée et, pour finir, assemblé par voie technique, ce matériau. Ceci à l'inverse de la musique habituelle que Schaeffer appelle « abstraite » et qui est d'abord conçue et planifiée de manière justement « abstraite » dans la tête, puis notée symboliquement à l'aide des notes et finalement matériellement par l'exécution par les musiciens.
Peut-être est-ce là une perspective d'avenir effrayante : la relation compositeur-instrumentaliste et éventuellement chef d'orchestre de la musique habituelle se trouve de la sorte remplacée par la relation « collecteur de matériaux » et « compositeur-technicien ». Une pièce de musique concrète ne pourra jamais être interprétée : en ce sens, aussi, elle est concrète et finie comme une maison ou une photo. Dans les cas où le compositeur n'est pas technicien lui-même, les ingénieurs du son ne sont pas seulement chargés de l'enregistrement mais, à partir de la partition d'idées que le premier a réalisée, ils doivent également élaborer un « découpage spatial »1 détaillé où toutes les valeurs, hauteurs de ton, longueurs, forces, timbres et attaques sont indiqués en chiffres et diagrammes, en plus des valeurs de temps, en une gamme correspondante à leurs étendues sur la bande magnétique – une forme de partition à laquelle de simples mortels ne comprennent pas grande-chose.
C'est avec raison, par conséquent, que Schaeffer souligne que la musique concrète est à la musique habituelle ce que le film est au théâtre. La comparaison mérite réflexion. La musique concrète sera-telle aussi commercialement dépendante que le film en raison du coût et de l'étendue de son appareillage ? L'avenir sera-t-il dominé par une musique de variétés concrète ? Le musicien-technicien concret peut réaliser n'importe quels effets voluptueux ou remplis de suspense. Jusqu'à présent la musique concrète n'existerait pas sans la générosité éclairée de la radio française. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle les enregistrements de musique concrète ne peuvent être achetés par des particuliers bien qu'étant transmis aux programmes radio des pays voisins. C'est entre autres le cas pour le Danemark, alors que la Radio Suédoise attend son heure.

Une description des compositions concrètes les plus importantes prendrait trop de place et est d'ailleurs, dans le meilleur des cas, pratiquement impossible. Une tendance dangereuse est révélée par l'une des oeuvres majeures, la Symphonie pour un homme seul de Schaeffer et Henry : la tentation d'aligner des effets sonores de caractère partiellement illustratif (rythme de danse, paroles, cris, halètements etc.), une sorte d'expressionnisme musical, accompagnement parfait pour le théâtre ou cinéma mais de valeur limitée en tant que musique pure. Plus libre apparaît notamment Musique sans titre d'Henry qui travaille avec les effets de timbres et de crescendo de la musique gamelan indonésienne ; manquent par contre, la plupart du temps, des suites fermées de tons et de sons pouvant être appréhendées comme des lignes mélodiques. D'une façon générale, on se limite plutôt volontiers à végéter en des décalages raffinés de timbres ou encore en des exercices de rythmes de type quasi africain. La relation à Varèse est très nette. Mais les créateurs soulignent eux-mêmes que l'on se trouve encore à une période d'expérimentation.

Peut-être faut-il interpréter comme un début de sortie de cette période le fait que deux importants représentants, entre eux très différents, de cette extrême gauche de la musique française, Messiaen et Pierre Boulez, se soient récemment illustrés par des compositions concrètes. Étude sur un ton de Boulez, par la rigueur de sa concentration et la riche complexité de ses nuances, ouvre des perspectives de possibilités vertigineuses. Les années 1950 pourraient s'avérer aussi importantes pour la musique moderne que le furent pour l'art moderne les années 1910.

Expressen, 28/08/1952. Traduction G. d. R.


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