les presses du réel

Cocktail Designers' music furniture

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Du visible au spectaculaire
Jeanne Quéheillard
(extrait, p. 7-11)


« C'est le studio musical électronique – instruments, processeurs, équipement d'enregistrement et d'édition – qui a défini un nouveau paradigme sonore en confondant nos définitions standard de l'instrument, de la composition et de l'enregistrement » indique Mike Berk dans un article publié en 2000. Et de rajouter, « pour le meilleur ou pour le pire, la musique du futur est déjà entrée dans les chaumières (1). » C'est dans cette logique et pour le meilleur que les Cocktail Designers apportent des réponses singulières pour des objets de diffusion sonore et musicale. Leur pratique du design relève d'une pratique de laboratoire et/ou artisanale dont la validation ne se fait pas uniquement dans un contexte industriel de production. Face à une approche généralisante où la massification reste le maître mot, leurs objets, issus de confrontations pluridisciplinaires, démontrent la possibilité de répondre à des situations de recherche où « le chacun », tant du côté du producteur que du récepteur, est privilégié. Sensibles à la réalité contemporaine de la musique électronique, confrontés à un monde sonore où chacun peut puiser, fabriquer, produire et diffuser, les Cocktail Designers s'appuient sur les nouvelles pratiques suscitées.
Dans ce territoire peu occupé par les designers, excepté dans une relation au graphisme et aux images écran, les interfaces créées par les Cocktail Designers pour la musique électronique prennent un caractère d'exemplarité. Inscrits à l'intersection de champs différents comme l'art, l'architecture, le théâtre et la musique, et parce qu'ils répondent d'une manière spécifique à une commande dans une collaboration pluridisciplinaire assumée, ces objets sont caméléons en tant qu'ils se glissent avec justesse dans le monde auquel ils sont destinés et auquel ils semblent toujours avoir appartenu. En conséquence, alors qu'ils relèvent d'une approche de design, avec des designers, leur statut est interprété de manière variable, soumis parfois à des confusions sémantiques quant à leur nature et à leur définition. Comme dispositifs de diffusion sonore, ils sont souvent assimilés à des installations ou à des sculptures. Par contre, en les abordant à partir de leur utilité, la trivialité de leur fonction met en évidence leurs qualités intrinsèques d'objets diffuseurs de sons, comme on parle de diffuseurs d'odeur ou de lumière.
Par essence, le sonore n'est pas visible. Ceci est renforcé par une électronique qui favorise la miniaturisation et ses corollaires, invisibilité et concentration de la matière. Les instruments peuvent se réduire à une puce et quelques interfaces. Les Cocktail Designers travaillent à la mise en spectacle de cet invisible. Ils n'agissent pas à la manière d'un magicien qui crée des tours de passepasse ou des systèmes ingénieux pour maintenir l'illusion d'un invisible. Ils sont plutôt proches des designers d'un « Power of Ten » (2), munis d'un microscope ou d'un télescope, selon la chose à observer, son rapprochement ou son éloignement. Ils s'ingénient à monter en surface les différents phénomènes qui participent du sonore et de sa diffusion. À travers des objets transmetteurs, ils fabriquent la spectacularisation de ce qui n'est plus ou qui se dissimule. En effet, il s'agit de réunir des spectateurs/auditeurs qui participent à une expérience commune d'écoute de musique électronique alors que tout ce qui convoque habituellement au concert – le live et ses inattendus, la figure de la star ou du héros, le virtuose, la transpiration, le rythme d'un corps, une accélération, les bruits parasites – se concentre autour d'un musicien devant son laptop, des écrans, des claviers et des manipulations de code. On pourrait croire à une présence cérébrale où les corps seraient laissés pour compte, les corps des musiciens comme ceux des instruments. Ces dispositifs modélisent de nouvelles possibilités de réunion et de partage. Face à ces situations technologiques nouvelles, les Cocktail Designers produisent des artefacts pour rendre ce monde sonore, transmissible et appropriable, « riche en expériences » (3). Ils participent de cette histoire du design traversée par la nécessité de comprendre notre environnement et de créer des artifices qui le rendent accessible et utilisable.

(...)


1. Mike Berk « Chapitre XI : Technologie. Fétiches analogiques et futurs numériques » in Modulations, une histoire de la musique électronique. Distributed Art Publishers, Inc. & Caipirinha Productions, 2000. Éd. Allia, Paris, 2004 pour la version française.
2. Ray et Charles Eames, Powers of Ten: A Film Dealing with the Relative Size of Things in the Universe and the Effect of Adding Another Zero (1968-1977).
3. Cette expression emprunte à celle de Walter Benjamin « pauvre en expérience communicable » dans son essai « Expérience et pauvreté », 1933.


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